37. Kaunia

Évidemment, ils ne les avaient pas relâchés en masse. Trois mille personnes dans les rues des quartiers nord, une déferlante d'angoisse et de colère, ça aurait été risqué, même avec un encadrement serré. Alors dès l'aube, ils avaient libéré vingt personnes, sommées de se disperser, puis vingt un peu plus tard, puis vingt encore, et sans doute cela durerait-il toute la journée et une bonne partie de la nuit, si pas le jour suivant encore...

En descendant vers le Parc Circulaire, Kaunia n'essaya pas de calculer. Elle préféra lever le visage vers le ciel et se gorger d'air pur, après trois jours et trois nuits de captivité immonde dans les caves du Fort. Il pleuvait, mais quelle importance ? Le ciel pleurait avec les Griphéliens injustement punis.

Des rumeurs avaient couru parmi les prisonniers. Une déportation massive vers Jasarin, un retour à la ville maudite. Des mensonges, assurément. Pourquoi les Juvéliens infligeraient-ils pareil supplice à des citoyens loyaux, fidèles ? Ceux qui avaient soutenu Koneg avaient été arrêtés depuis longtemps.

La jeune femme franchit les grilles du parc, débouchant dans la partie la plus arborée, où érables, chênes et hêtres déployaient leurs jeunes ramures. Aussitôt, la pluie s'éteignit et Kaunia leva les yeux vers le plafond vert, jaune et pourpre, pour y quêter un peu de sérénité.

Il n'y avait pas d'arbres, à Griphel. Seulement du sable, du métal, de la pierre, et le corps meurtri des esclaves.

Elle frissonna. Les soldats juvéliens étaient venus la chercher alors qu'elle discutait de la réfection d'une porte avec un client des quartiers bourgeois. Heureusement, elle avait un manteau, des bottes... Nombreux étaient ses compagnons de misère qui avaient débarqué au fort dans leurs vêtements de nuit.

Elle posa une main sur le tronc de son arbre préféré, un hêtre immense au feuillage presque noir, et en caressa un instant le grain léger. Parfois, elle rêvait de venir à la nuit, de l'abattre, et de travailler son bois pour en faire un objet magnifique. Une porte. C'était sa spécialité. Mais ce n'était rien d'autre qu'une pulsion : quand elle était dans son ombre, elle révérait sa magnificence et avait honte de ses mauvaises pensées.

Ce tiraillement, elle l'attribuait à sa nature. Mi-elfe, mi-néjo, les peuples ennemis. Sa mère était une esclave, pire, du bétail. Son père était un jeune fou qui s'était égaré à procréer avec une créature inférieure. Sans doute un viol, sûrement pas de l'amour. Kaunia n'en savait rien car elle ne les avait pas connus. Elle avait été abandonnée très jeune, hors de la communauté, et elle ne devait son salut qu'à l'intérêt d'un mage griphélien pour les hybrides.

Elle posa le front contre l'écorce. Sa part elfe voulait l'étreindre, sa part néjo la réduire en cendres.

Des pas, des murmures, d'autres Griphéliens effarés empruntaient la route du parc pour rejoindre leurs pénates, les quartiers dits de l'Âprecoeur et de SableEnfoui. Elle abandonna son arbre pour rejoindre ses concitoyens.

« Kaunia, s'exclama une femme déjà âgée. J'ai eu peur pour toi... »

La menuisière s'approcha et lui tendit le bras. La vieille lui sourit, cheveux blancs en désordre. Elle dégageait une odeur abominable et sans parvenir à s'en empêcher, Kaunia ferma les narines. Mais Ava n'avait jamais été déstabilisée par son apparence et elle ne s'offusqua guère de ce mouvement de dégout.

Kaunia ressentit une bouffée de colère à l'idée qu'une ancienne comme Ava ait pu être bouclée dans un cachot obscur, à son âge, dans ces conditions. C'était scandaleux.

« Tu crois qu'ils ont déporté des gens, alors ? demanda l'hybride.

— J'en suis sûre. Je les ai entendus crier, supplier, au travers de la porte. »

La jeune femme haussa les sourcils. La vérité éclaterait tôt ou tard.

« Dans ce cas, j'y ai réchappé. » dit-elle.

Ava acquiesça, les yeux humides. Devant elles, un trio avançait, bras dessus bras dessous, dans un semblant d'étreinte frissonnante. Derrière, deux hommes grommelaient à voix basse, Kaunia percevait leur fureur dans leurs inflexions, même sans les comprendre.

Il y avait aussi une jeune femme désemparée, dans une robe froissée, mains serrées contre la poitrine. Ses longs cheveux châtains, sales, lui tombaient en cascade désordonnée sur les épaules. Son regard ne reflétait qu'épouvante et Kaunia se demanda si elle avait pu être molestée. Elle avait un physique à éveiller la concupiscence, c'était certain.

« Ça va ? lança Kaunia. Vous allez bien ? »

L'inconnue s'immobilisa dans un sursaut de biche, ses joues pâles s'empourprant aussitôt.

« Je... Je ne sais pas », balbutia-t-elle.

Kaunia manqua rire en entendant la force de son accent griphélien, rude et cassant, comme l'écho d'un autrefois lointain.

« Je ne sais pas où je suis. »

Ava avait froncé les sourcils, mais son pas menu les gardait à distance. La jeune femme s'était arrêtée et contemplait le parc avec une expression égarée. Peut-être avait-elle été traumatisée au point d'en perdre ses repères. Kaunia tapota la main d'Ava, puis la lâcha et alla à la rencontre de l'étrangère.

« Où est-ce que vous habitez ? »

La jeune femme secoua la tête et passa des paumes blanches sur son visage. Pour garder pareil teint, elle devait être de la haute. Le soleil de Griphel n'épargnait pas les petites gens.

« Je... Je n'habite pas ici... Je venais de débarquer... J'ai été... arrêtée en descendant du bateau... »

D'où l'accent à couper au couteau.

Bienvenue à Juvélys, le choc avait dû être rude.

« Vous êtes venue seule ?

— Avec mon... avec mon serviteur... »

Kaunia fronça les sourcils.

« C'est un esclave ? Vous savez que ces choses sont interdites, ici ?

— Ce n'est plus un esclave, se défendit la jeune femme avec une grimace.

— Ne l'oubliez jamais. Les Juvéliens ne transigent pas avec ça.

— De toute façon, nous avons été séparés... »

Elle jeta un coup d'oeil autour d'elle, comme si elle allait le retrouver miraculeusement parmi les grands arbres.

« Je ne sais pas... pas où aller... »

Kaunia pinça à nouveau les narines, puis esquissa un sourire apaisant, lèvres serrées. Elle savait que ses crocs mettaient les gens mal à l'aise, mais cette petite demoiselle paumée ne semblait guère impressionnée.

« Je vais vous guider vers notre quartier... Je suppose que vous n'avez pas d'argent ? »

La jeune femme secoua ses boucles emmêlées et regarda en arrière.

« Ils ne me l'ont pas rendu.

— Nous irons nous plaindre, mais pas aujourd'hui. Aujourd'hui, nous avons tout intérêt à mettre un maximum de distance entre ce foutu fort et nos fesses. Vous êtes d'accord ? »

L'étrangère buvait ses paroles et acquiesça, les yeux humides, écarquillés.

« Au fait, je me nomme Kaunia. Je suis... »

Une hybride, faillit-elle dire, mais c'était évident, et à quoi bon, puisque l'autre semblait ne pas s'en soucier ?

« Menuisière. Spécialisée dans les portes. »

C'était ridicule, comme introduction, à bien y réfléchir.

« Iris, répondit la jeune femme. Je ne suis pas grand chose. »

Elle haussa les épaules, timide. Kaunia lui prit le bras, Iris accepta avec une ombre de sourire.

« Tu es réfugiée griphélienne à Juvélys, dit Kaunia. C'est au contraire beaucoup de choses. C'est la preuve d'un grand courage, d'une volonté de changer ta vie. Tu es la bienvenue ici, Iris. Que personne ne te laisse jamais penser le contraire, et surtout pas ces imbéciles de Juvéliens. »

Elles reprirent alors leur route sur le sentier de sable humide, parmi leurs compatriotes épars. D'autres les précédaient, d'autres encore les suivraient un peu plus tard. Ils croisèrent bientôt d'autres personnes, des locaux, vaquant à leurs petites affaires quotidiennes. Certains s'étonnèrent de leur mise, d'autres leur jetèrent à peine un regard, aucun ne les interpela. Des Juvéliens. Des semblables. Concitoyens. Voisins. Clients. Amis. Amants, pourquoi pas ?

Kaunia était arrivée à Juvélys trente-huit ans plus tôt, un peu avant la guerre qui avait opposé les deux cités. Quels que soient les efforts qu'elle avait consentis, il semblait qu'elle serait toujours griphélienne. Tant pis. Elle ne se laisserait pas impressionner.

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