35. Jérôme

Le Béalite savait que pour le salut de son organisme, il aurait dû rester dans son fauteuil, à veiller Félicien, pendant les trois prochains jours. Le Don de Vie l'avait vidé, littéralement, et il voyait un peu trouble. Il ne regrettait pas, cependant, d'avoir offert cette seconde chance au gamin. Personne ne mérite d'être fauché par le mal au sein même de son foyer. Pour Marianne, il était trop tard. Alors Félicien... C'était la chose logique à faire.

« Vous allez tenir le coup ? » souffla la voix de son compagnon.

Il tourna la tête vers Charlie, le faux adolescent qui l'accompagnait vers la maternité grise. Vêtu d'une robe de novice, il n'avait l'air de rien, cheveux blonds rebiquant sur la nuque, regard bleu gris plein de soucis. S'il avait été vraiment des leurs, il aurait sans doute été proche de prononcer ses voeux et d'ouvrir sa conscience au flux de Béal, mais c'était un subterfuge pour pouvoir pénétrer dans un endroit interdit.

« Ça va aller. »

Il s'était ouvert de son sacrifice, comment aurait-il pu le cacher, avec son teint blafard, ses yeux caves et le tremblement de ses mains ? Charlie n'avait rien dit, s'était contenté d'un hochement de tête chargé d'empathie. Il savait, bien sûr, ce à quoi il avait consenti. Pour un Béalite, ce sortilège ultime était particulièrement coûteux, car il l'amputait d'un large éventail d'interventions utiles. Mais Jérôme était convaincu qu'il pouvait aider les autres sans magie, et presque mieux qu'en recourant à ses pouvoirs.

C'était désormais la fin d'après-midi, et les prêtres s'étaient dispersés dans les méandres enfouis du Temple, vaquant aux occupations rares des Jours Gris, quand le nombre de malades et d'éclopés qui se pressaient à leurs portes diminuait soudain pendant plusieurs heures. Bien sûr, quelques malheureux ne pouvaient faire l'économie d'un déplacement malgré le risque et certains prêtres restaient en faction à l'entrée. Il fallait aussi gérer toutes les personnes arrivées dans leurs murs les jours précédents, mais un bon nombre d'entre eux pouvaient, pour une fois, se détendre, lire, bavarder, procéder à du rangement ou de nettoyage, jouer à la Frivole ou aux Hermines, prier sans être dérangé, ou simplement dormir.

C'était la situation idéale, car l'irruption des ténèbres dans le Temple avait probablement modifié bien des plans. Mais Jérôme s'était reposé depuis son coup d'éclat, veillant sur Félicien tandis qu'il remontait la piste de la mort à la vie, et il ne savait rien de ce qu'avaient entrepris ses pairs.

Charlie trouvait étrange que les Obscurs aient quitté les lieux sans s'assurer que le novice était mort. Jérôme lui avait relaté le récit des derniers événements, avant de l'accompagner vers la salle maudite. Flèche Sombre avait interdit à quiconque de parler de ce qui s'était produit, mais il y avait des limites que le Béalite était prêt à franchir sans sourciller. Charlie et le commandant étaient du même bord, de toute façon, même s'ils travaillaient pour des branches distinctes du gouvernement.

Deux gardes veillaient devant la maternité mais ils n'empêchèrent pas les visiteurs d'entrer. A l'intérieur, ils étaient six, dont le capitaine Falco Maglor et Dame Gardesylve, vêtue de ses atours hildans. Jérôme ne put s'empêcher de se raidir. Il savait qu'il y avait une prêtresse de la Mort dans l'équipe de la garde, mais de là à ce qu'elle arpente librement leurs couloirs, c'était presqu'un sacrilège. Béal le Fécond et Hilda l'Implacable étaient indissociables, mais certainement pas amis. Le premier luttait avec férocité contre la seconde, qui ne s'en souciait guère, car au final, elle avait toujours le dernier mot.

Jérôme s'arracha à son trouble. Dame Gardesylve était accroupie auprès du cadavre de Mathilde et il dut détourner les yeux lorsque sa main blanche se posa sur le corps. Le capitaine Maglor vint à leur rencontre, empressé.

« Nous n'avons pas fini, comme vous le voyez. » annonça-t-il avec un sourire calme.

Il était très jeune mais très professionnel, Jérôme appréciait son attitude.

« Vous êtes sûr que vous avez bien fait de vous lever ? »

Jérôme s'efforça de sourire. L'odeur qui régnait dans la pièce le déstabilisait beaucoup plus que lors de ses premières incursions dans l'horreur, signe que son organisme n'était pas vaillant. Il avait pourtant connu les purges de Koneg, il avait vu tellement pire. Mais jamais au coeur de son propre Temple. Même si les sbires du tyran y avaient fait des rafles, les lieux étaient restés un refuge, et le labyrinthe des couloirs avait servi, bien souvent, à abriter des dissidents.

« Nous avons besoin de matériel, nous ne serons pas longs. »

Falco acquiesça sans protester et les laissa entrer. Les gardes avaient retiré tous les draps suspendus qui permettaient de délimiter les chambrettes de fortune, révélant l'agencement calculé des couches. La plupart d'entre elles avaient déjà été débarrassées de leurs cadavres, qui reposaient le long d'un mur, ficelés dans des linceuls de toile cirée. Un garde, accroupi auprès de l'alignement, glissait des morceaux de parchemin sous la cordelette qui leur liait les jambes, sans doute des données d'identification. Jérôme en eut l'estomac retourné.

« On va faire vite. » souffla Charlie, à côté de lui.

L'agent se déplaça alors dans la pièce sans se soucier du public présent, qui était trop affairé pour prêter attention à un novice de Béal en maraude. Il s'approcha des uns, des autres, récupérant du menu matériel abandonné dans les tiroirs et sur les tablettes, puis finit par entrer dans la salle d'eau. Jérôme retint son souffle, mais personne ne l'en empêcha ni n'essaya de l'en extraire. Il ressortit, longea les murs, passa devant l'inscription sanglante qui défigurait toute une paroi, retraversa la pièce puis s'immobilisa dans un sursaut et contourna la prêtresse hildanne, qui lui jeta un regard courroucé. Petite comédie, mais n'importe quel novice béalite aurait été terrorisé par la proximité d'une servante de la Mort.

La porte de la salle s'ouvrit soudain avec fracas et deux soldats de Maelwyn, accompagnés de quatre autres personnes, vêtues de manière indéterminée, firent leur apparition. Surpris, le capitane Maglor se porta à leur rencontre, mais les quatre étrangers se dispersèrent dans la pièce sans attendre son autorisation. Deux femmes, un homme, et sous son capuchon, ce qui ressemblait furieusement à un néjonian. Jérôme en demeura paralysé.

Une main se posa dans le creux de son coude, et Charlie se glissa à ses côtés.

« Sortons. »

Ce qu'ils firent aussitôt. Ils cheminèrent à pas fébriles, côte à côte, dans l'aile pratiquement silencieuse, et s'engagèrent dans un des multiples escaliers qui rejoignaient l'étage supérieur. Ils ne desserrèrent les lèvres qu'à bon port. Jérôme se laissa tomber dans son fauteuil, tandis que l'agent sortait du parchemin et une mine de plomb et s'installait à la table voisine.

« Vous avez eu le temps ? demanda le prêtre, en fermant les yeux.

— J'ai vu ce que je voulais voir. »

Il ne mentionna pas les intrus.

« Je pense qu'ils sont arrivés par l'extérieur. Ce couloir, la nuit, est-il surveillé ?

— Non... Les issues du Temple le sont.

— Est-ce qu'il y a des prêtres de garde dans toutes les salles de soin ?

— Au moins un novice, mais pas forcément de prêtres.

— Je pense que les agresseurs se sont dissimulés parmi vos malades pour entrer. A mon avis, si vous vérifiez vos listes, vous verrez qu'il manque deux patients, sans doute dans une des salles proches. Peut-être pas la même tous les deux.

— Deux ?

— Ils étaient deux, oui, je pense. Il n'y a que deux traces de pas distinctes dans le sang. Et ils sont ressortis par les égouts de la salle d'eau. Je crois qu'ils avaient l'intention d'emmener les deux novices, mais Félicien a dû se débattre, d'où son agression... mais ils étaient déjà en train de partir à ce moment-là. »

Jérôme poussa un profond soupir.

« Qu'est-ce que vous pensez qu'ils cherchent à faire des novices ?

— Sans doute leur laver le cerveau puis de les recruter. Les groupuscules d'Obscurs se structurent généralement au départ autour d'un très petit noyau, de deux ou trois personnes... qu'ils renforcent petit à petit... par un choix minutieux d'esprits sensibles à leurs envies de destruction.

— Alors leur but, c'est le chaos ?

— C'est généralement la vengeance. Mais une vengeance absolue, sans réel objet. »

Jérôme secoua la tête.

« Comment se fait-il que vous en sachiez autant ?

— Ce n'est pas la première fois que nous rencontrons des Obscurs à Juvélys.

— Albérich Megrall. Le Flamboyant foudroyé.

— Nous n'avons pas pu le sauver, mais nous apprenons de nos erreurs. Du moins, je l'espère. »

L'adolescent factice s'était rapproché. Il posa une main compatissante sur l'épaule du prêtre.

« Reposez-vous. Je vais essayer de voir si leur piste est encore fraîche.

— Dois-je vous rappeler quand Félicien s'éveille ?

— Non. Je serai informé par d'autres voies et il vaut mieux limiter nos contacts. »

Le Béalite acquiesça. A la minute présente, il se sentait parfaitement capable de justifier les mesures qu'il avait prises, même si certains auraient pu l'accuser de jouer un double-jeu. Mais il n'avait pas l'impression que renseigner les services secrets était une trahison envers son ordre. Charlie faisait partie de son monde depuis plus de dix ans, avant Koneg, avant les purges. Et même si l'elfe — c'était fatalement un elfe, et non un adolescent qui ne vieillissait pas — n'avait pas pu prévenir le coup d'état, il était resté un atout fidèle tout au long des années noires, colporteur d'informations et de fournitures bienvenues quand les Béalites essayaient de soutenir une population traumatisée par un joug inédit.

Charlie avait rouvert la fenêtre et lorgnait la pluie qui frappait les rues, les sourcils froncés. Personne n'aurait dû être dehors en ce jour funeste, pas même les braves.

« Attendez... » souffla Jérôme.

L'agent lui fit face, surpris.

A mi-voix, le prêtre psalmodia les mots d'ouverture du flux incarné, et la puissance de Béal l'emplit, vigoureuse et pulsatile. Changée, cependant, distante. Le Don de Vie l'avait coupé de la pureté de la source, et les larmes pointèrent au coin de ses paupières, comme il prenait la mesure de son sacrifice. Mais il se reprit, choisit quelques brins d'énergie, et les tissa du bout des lèvres, avant de les diriger vers sa cible. Une lumière rose environna Charlie et se fondit en lui par éclats successifs, au rythme des battements de son coeur, puis s'estompa.

« Merci. » dit le visiteur.

Jérôme esquissa un sourire fatigué.

« De rien. »

Ce n'était qu'une maigre protection, mais c'était mieux que rien, quand le Dieu Retors rôdait. L'agent ajouta quelque chose, mais le Béalite n'entendit rien car, épuisé, il glissa dans les replis d'un sommeil nécessaire, et mérité.

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