33. Marcus
Assis devant l'intendance, sous le passage couvert, Marcus regardait la pluie grise noyer les jardins en triant les pommes de l'automne précédent. Autour de lui, l'air crépitait légèrement d'un sortilège de protection qu'on avait érigé tout le long de la façade, histoire que les prêtres puissent prendre l'air en dépit du jour maudit. L'extérieur en lui-même était interdit, en revanche, et seuls les oiseaux profitaient de la verdure détrempée et des fleurs humides.
Les oiseaux et les limaces, aurait dit Garance avec mauvaise humeur.
Drapé dans sa veste noire, Marcus tentait de remettre un peu d'ordre dans ses pensées orageuses. Les derniers jours n'avaient pas apporté de grands changements, ni de grandes révélations.
Les Mivéans étaient toujours terrés dans leurs chambres, en grappes de deux ou trois âmes tourmentées, mais Devlin était rentré chez lui, et sans doute les autres ne tarderaient-ils pas à le suivre. Ceux qui avaient encore la foi, en tout cas.
Il avait aussi fallu accepter les soldats à l'intérieur, leur trouver un endroit où se poser, où dormir, de quoi les nourrir, de menues tâches dont l'intendant s'était acquitté avec sa diligence coutumière, sans grommeler. Il savait que d'autres appréciaient nettement moins cette incursion des militaires dans leurs locaux, mais Céleste avait calmé le jeu de son mieux, avec sa sagesse à la profondeur infinie.
Marcus était convaincu que les choses se seraient déroulées autrement si Hector, leur Flamboyant, avait été présent. Ancien militaire reconverti dans la religion sur le tard, il avait une prestance, une stature, que même le général Maelwyn était obligé de respecter. D'autant qu'Hector était plus âgé et avait commandé des troupes dans les guerres juvélo-griphéliennes des années 50, alors que Maelwyn était encore une jeune recrue. Il était impossible au général de le taxer d'illuminé déconnecté du réel, ce dont il ne s'était jamais privé envers son prédécesseur. Mais Albérich avait ri de ces insultes, avec sa bonne humeur coutumière, lui qui n'était que lumière et jamais orage. Albérich qui l'avait payé de sa vie.
Marcus aurait préféré être ailleurs, loin, dans une autre vie, avec une autre histoire, où le Mal n'aurait pas détruit toutes ces certitudes, en le frappant en plein coeur. Accueillir les Mivéans blessés n'était pas un problème. Les accueillir parce qu'on avait profané leur Temple et massacré leurs enfants était tout autre chose. Réminiscences, écho.
Albérich n'avait pas été enlevé dans le Temple, il l'avait été dans la rue, au retour d'une soirée passée dans une taverne locale. Il était rentré à pied, avec une prêtresse de Gallud, vieille amie de jeunesse, de passage à Juvélys. Ils avaient sans doute un peu bu. Marcus les imaginait sans peine, devisant à mi-voix, tranquilles, engoncés dans leurs manteaux d'hiver. Il faisait noir et paisible. Juvélys endormie, le tyran mort, la paix revenue, la reconstruction en marche.
Les Obscurs avaient tué la Galludienne et enlevé le Valgrian. Il était mort presqu'un mois plus tard, loin dans la Forêt Morte, aux mains de ses bourreaux. Marcus n'avait assisté à rien, mais c'était tout comme : il en avait tant et tant cauchemardé, extrapolant sur les bribes que les autorités acceptaient de leur livrer du bout des lèvres, que quand on leur avait raconté le fin mot de l'histoire — les hurlements, l'incendie, la tour rasée, les cadavres carbonisés —, il avait été persuadé qu'on lui mentait, car il avait vu tout autre chose dans ses songes tourmentés.
Il aurait dû se moquer du retour des Obscurs, car ils lui avaient pris la chose qui comptait le plus pour lui, et ils ne pourraient rien lui ravir de pire. Mais son coeur n'était pas complètement desséché, pas complètement mort : il appréciait Garance et Céleste, Florent et Gaïa, Hector, Hugo, Rachel, bien d'autres encore, les innombrables novices, les fidèles qu'il connaissait, puis au-delà, Juvélys tout entière. Albérich aurait voulu qu'il lutte en dépit de ce sentiment de vide, et c'est ce qu'il faisait, chaque jour, depuis plus de deux ans.
Des pommes ratatinées. Certaines pour la compote, d'autres pour les chevaux, les dernières à croquer, plus rares. La nouvelle génération s'étalait en grappes de fleurs blanches et roses, à quelques pas seulement, infranchissables en ce jour maudit.
Parfois Marcus imaginait sortir et s'offrir au Dieu Retors. Pendant l'hiver, le Jour Ténébreux, il avait failli le faire, ouvrir la porte, marcher dans la neige à travers les jardins, jusqu'à la statue de Valgrian, et attendre la venue de l'Insaisissable. Mais curieusement, on s'était succédé à sa porte, pour lui demander mille et une choses, l'occuper sans discontinuer, pour l'ancrer dans la vie. Il était resté à l'intérieur et la nuit venue, trop épuisé, il s'était écroulé dans son lit.
Mais aujourd'hui, une part de lui pensait que même s'il allait danser sous l'averse, absolument rien ne se produirait. Valgrian était resté sourd et muet au calvaire de son grand prêtre, quand les Obscurs l'avaient torturé dans leur tour lointaine, avant de le brûler vif. Alors pourquoi le Dieu Retors se serait-il soucié d'eux ?
Ils étaient seuls, absolument seuls.
Déposant une nouvelle pomme dans le panier des fruits intacts, il leva un moment la main et esquissa quelques arabesques dans l'air froid en murmurant une incantation à mi-voix. Une sphère de lumière naquit entre ses doigts, grossit au creux de sa paume, puis s'envola vers le plafond, où elle resta en suspension, scintillante et inerte.
Toujours le même pouvoir, en dépit des doutes. Est-ce que ça voulait dire quelque chose ? Est-ce que Valgrian était magnanime, comprenait sa défiance ? Ou bien n'y avait-il personne pour les observer et juger de leur dignité ?
Albérich aurait dit que les dieux avaient autre chose à faire que de se soucier des vies individuelles, qu'ils devaient veiller à l'équilibre de Solbéa toute entière, que c'était justement à eux, les prêtres, de faire en sorte que leurs préceptes soient appliqués ici bas. Ils étaient la main de ces entités formidables, la main, le coeur et l'âme. Ils pouvaient puiser dans le flux incarné, il ne fallait rien demander de plus.
Marcus ne pouvait s'empêcher de se demander si son mentor avait pensé la même chose, lorsque les Obscurs l'avaient laissé brûler dans leurs flammes, sans que Valgrian ne bouge pour mettre fin à son calvaire et lui sauver la vie. Lui-même, en tout cas, n'avait jamais réussi à pardonner. Le Dieu de la Lumière avait abandonné son plus fidèle serviteur à la violence de ses bourreaux. On pouvait retourner la chose de toutes les manières possibles et imaginables, c'était ce qu'il s'était produit.
Mais quelque chose émergeait de la terreur des derniers jours. Albérich était mort. Les Obscurs étaient de retour. Ils avaient frappé les Mivéans, pour une raison incompréhensible, et massacré leurs enfants. Marcus ne pouvait pas croire qu'ils en resteraient là, ça n'avait aucun sens. Leur doctrine dévoyée appelait la ruine, en rétribution d'offenses imaginaires ou personnelles, à la mesure de leurs esprits malades. Il faudrait lutter, lumière contre ténèbres.
Il ne s'en sentait pas la force. Il serait leur champion. L'un et l'autre, était-ce possible ? L'effroi le frôlait, comme un fantôme à la lisière de sa perception, mais la fureur faisait gonfler son coeur.
Mais où étaient-ils, ces fichus Obscurs ? Dans quelle ruelle, quelle masure ? Sous quelle identité, quel prétexte ? Marcus ne pensait pas qu'ils aient pu s'afficher benoîtement parmi les Griphéliens, même si la rafle généralisée avait pris tout le monde par surprise. Les quelques prêtres actifs dans leurs quartiers s'étaient fait témoins de l'impensable, mais leur outrage n'avait servi à rien.
Juvélys bruissait des rumeurs. Marcus ne savait pas ce que le général Maelwyn avait cherché à faire en s'attaquant de front à toute une communauté. Le conseil avait parlé de simple vérification, l'affaire de quelques jours, mais la mention du Cageot avait circulé sur bien des lèvres. Certains des Griphéliens de Juvélys ne retourneraient jamais dans leurs maisons, victimes d'une « simple vérification » fatale.
Une rafle qui faisait écho à des purges bien trop récentes dans la mémoire de chacun. Bien sûr, Koneg avait été griphélien. C'était le spectre dont se servait Maelwyn pour justifier son jusqu'au-boutisme.
Koneg, les Obscurs... Ils n'étaient pourtant liés en rien. Et en massacrant les suppôts de Tymyr jusqu'au dernier, le général s'était assuré qu'on ne sache jamais rien de leur origine, de leurs ambitions et du risque que leurs semblables reviennent attaquer la capitale.
Juvélys.
Albérich avait aimé Juvélys avec toute son âme, bien qu'il ait passé près de la moitié de sa vie à Omneiri, où il avait été formé, comme bien des prêtres en Tyrgria. Mais il était fils de marchand, une septième bouche à nourrir dont on s'était débarrassé bien vite, avait grandi entre les entrepôts et sur les quais, et comme bien des Juvéliens, il vouait un attachement viscéral à sa cité, un sentiment qu'on ne pouvait pas mettre en mots, qui habitait l'âme et le coeur.
Marcus en revint à ses pommes. Ils allaient manger de la compote pendant des semaines, il faudrait trouver d'autres idées. Il éprouvait une peau ridée du pouce, saisit la tige entre ses doigts et la fit pensivement tourner jusqu'à ce qu'elle se détache.
L'averse s'intensifia mais il était à l'abri. Demain commençait Eimes, le mois du lièvre, voué à Eiri, la déesse de la paix. Marcus était prêt à parier que c'était un choix volontaire de la part des Obscurs, et qu'ils ne seraient en rien tranquilles.
Son regard courut sur le passage couvert. Rachel était appuyée contre un des piliers, bras croisés, et contemplait la pluie d'un air absent. Plus loin, deux soldats de Maelwyn bavardaient, très appliqués dans leur mission de protection, comme prévu. Il y avait du mouvement autour de la forge et des écuries, sans doute des écuyers appliqués à nourrir les chevaux.
Une autre pomme. Quitter cette intendance qui l'avait tant protégé. Il avait attendu un signe de Valgrian, mais il lui venait de Tymyr, c'était étrange. Marcus sentait la peur refluer. Il serait prêt, quoi qu'il advienne. Il le fallait, en mémoire de ceux qui n'étaient plus là pour le faire. Pour les honorer, pour les venger, peu importait. Il serait prêt.
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