32. Iris

Quand elle s'éveilla, Iris sursauta de terreur, puis se rasséréna tout de suite au contact d'une couverture délicate, comme les souvenirs de la veille lui revenaient. Le bateau immonde, l'obscurité et la colère, puis l'elfe aux cheveux flamme, le port et enfin, les rues de Juvélys... Jamais elle n'avait goûté meilleure soupe de poisson que celle qu'on lui avait servie, avec diligence et un sourire, dans ce troquet près de la mer. Elle avait été terrorisée et charmée en même temps, bouleversement d'émotions extrêmes après tous ces jours d'incertitude. Iris s'était toujours considérée comme une femme forte, c'était une nécessité à Griphel, mais jamais elle n'avait été traitée de la sorte — violence, froid, faim, mépris — et elle reconsidérait ce qu'elle savait sur elle-même. Sérieusement.

Mais à la minute présente, dans son cocon de douceur, elle se sentait en sécurité, tranquille un instant. Elle souleva les draps, posa ses pieds nus au sol, sur les lattes vernies d'un plancher ordinaire, puis se glissa vers la porte, entrouverte, qui donnait sur la pièce voisine.

Le dénommé Martin était assis à la petite table rectangulaire, le regard dans le vide, une main serrée sur le manche d'une cuillère. Sans bouger, depuis le repaire sombre de sa chambre, Iris prit le temps de l'observer plus en détail, profitant d'une étroite ouverture et de son inattention. La veille, dans l'urgence, elle lui aurait donné une bonne trentaine d'années, mais à la réflexion, il était sans doute plus jeune que ça. Il avait le teint pâle sous des cheveux trop noirs pour être honnêtes. De taille moyenne, très mince, il dégageait une nervosité latente, comme un chevreuil aux abois. Iris avait déjà contemplé cette attitude, des centaines de fois. Elle sut, sans aucun doute possible, qu'il avait été esclave, et longtemps. Même s'il était désormais libre, en fuite probablement, il conservait l'inquiétude d'un homme qui n'est pas certain qu'il ne va pas brusquement devoir affronter une violence imprévue, l'arbitraire d'un destin sans justice. Elle chercha d'autres marques, une peau usée aux poignets, à la gorge, et les décela. Elles étaient légères, cependant, signe qu'il avait été bien traité, ou bien soigné. Mais un oeil averti ne pouvait les ignorer. Elle se promit, en poussant la porte, de ne jamais rien mentionner sans qu'il le fasse le premier.

Lorsqu'elle entra, Martin sortit de sa torpeur et lui décocha un sourire généreux, qui la décontenança aussitôt. Elle savait qu'il n'était pas hostile, mais elle ne s'était pas attendue à ce qu'il soit chaleureux.

« Bien le bonjour, Dame de Vainevie. »

Il lui désigna une chaise, qu'elle prit en rougissant. Il y avait de l'ironie, dans son ton, mais pas de méchanceté.

« Iris, dit-elle.

— Iris. Je suis...

— Martin, je me souviens. »

Il parut touché.

« J'ai rencontré votre elfe.

— Il est désolé.

— Je sais, il me l'a dit.

— Combien de fois ? »

Iris ne put s'empêcher de rire.

« Cinq ou six fois ?

— Il peut bien ! » s'exclama Martin.

Il désigna la théière du menton.

« Du thé ? »

Iris grimaça.

« Il n'y a rien d'autre ?

— Je crains que sur le plan des breuvages, nous soyons un peu limités...

— Vous aimez ça, vous ?

— Pas plus que vous. Mais c'est ce qu'ils boivent. Nous devons nous y faire, si nous voulons nous intégrer. »

Il leur servit une tasse à chacun, qu'ils humèrent avec des moues symétriques, avant de boire du bout des lèvres.

« On dirait une eau de bain particulièrement sale... Du genre... avec trois ou quatre jours de marche en terrain boueux. »

Cette déclaration fit rire le jeune homme.

« Vous avez le goût de la comparaison bien choisie. » remarqua-t-il.

Elle sourit.

« Vous ne trouvez pas ?

— Je bois rarement l'eau de mon bain. »

Cette fois, elle rit plus joyeusement.

« Ah merci, Martin. J'avais besoin de ça. Vraiment.

— A votre service. »

Il paraissait sincère, elle se sentit rougir, puis se morigéna d'être touchée, si aisément, par le sourire d'un inconnu. Mais c'était le reflet d'une solitude qui ne cherchait qu'à se combler, après des années de disette dans les enfers. Quelqu'un de bon, simplement. N'importe qui.

« Pouvons-nous nous tutoyer ? osa-t-elle.

— J'en serais honoré.

— Ne sois pas honoré, je n'ai rien d'honorable. Tu connais les Vainevie. »

C'était tellement étrange de tutoyer cet inconnu. Elle guetta sa réaction mais il acquiesça d'un air indifférent.

« De réputation. Comme bien d'autres. »

La jeune femme ressentit presque une pointe de déception. Il lui cachait ce qu'il pensait vraiment, bien sûr. Elle brûlait de lui demander qui il était, où il avait vécu, ce qu'il avait fait, à Griphel, et comment il s'en était enfui. Mais c'était trop intime, car elle supposait que ce serait un étalage de souffrances imméritées. Ils étaient des milliers, comme lui, asservis, privés de tout, maillons indispensables de la puissance de l'Empire, réduits à rien.

Des esclaves. Des cloportes.

A présent, les soldats rhyvans et juvéliens capturés au front déferlaient sur les marchés, des jeunes hommes et femmes de son âge, ébahis de découvrir que ce qu'on leur avait raconté était vrai, bien vrai, pire encore, que ce qu'ils avaient imaginé.

Peut-être Martin était-il rhyvan. Ou juvélien. Ou simplement un malheureux né dans les chaînes, ou capturé dans les villages côtiers que les marchands de chair écumaient sans arrière pensée.

Elle frissonna malgré elle.

« Ne te charge pas d'un passé révolu. » dit Martin.

Elle opina, lèvres serrées. Il parlait bien, pour un ancien esclave. Sans doute avait-il vécu chez un maître lettré. Elle se demanda si son dos était marbré de cicatrices, comme ceux de son père, courbés, craintifs et serviles. Son père était un notable, un mage puissant, le détenteur d'une des bibliothèques les plus formidables de Griphel... et pourtant un monstre de la pire espèce.

Martin s'était levé, il contourna la table jusqu'à la petite armoire qui jouxtait un bassin de marbre et le fourneau. Il en sortit du pain, du fromage, et les apporta à Iris.

« Tu sais cuisiner ? demanda-t-il sur le ton de la conversation.

— Je crains que... pas vraiment.

— Moi non plus. On se débrouillera, je suppose. Peut-être que Kerun reviendra avant ça... »

La mention de ce nom lui arracha aussitôt une grimace et Iris se demanda ce qu'il y avait entre les deux hommes. Elle se coupa une tranche de pain, ce qui eut l'effet immédiat de faire couiner son estomac.

« Tu le connais depuis longtemps, Kerun ? » demanda-t-elle finalement.

Martin resta debout devant la fenêtre, lorgnant la pluie fine qui arrosait l'arbre qui poussait juste au dehors.

« En fait, je ne le connais pas du tout, avoua-t-il. Mais lui me connait.

— Il me connait aussi, murmura Iris. C'est assez... déstabilisant.

— C'est son métier. Et puis... Iris de Vainevie... Tu n'es pas n'importe qui. »

Elle relâcha sa respiration. Le fromage était bon, un peu moelleux, piqué d'herbes. Le pain restait agréable en dépit d'un certain âge. A Griphel, une esclave lui aurait apporté un plateau chargé de victuailles diverses, dans lesquelles elle aurait pioché distraitement avant de l'abandonner sur son lit défait. Mais c'était un mois plus tôt, déjà, et depuis, elle n'avait pas toujours mangé à sa faim, ou pas correctement. A l'instant, après toutes ces sixaines de fuite désordonnée, c'était un festin.

« Il y a près d'une vingtaine de familles nobles qui occupent des places importantes à la cour, dit-elle finalement. Chacune avec des fils, des frères, des oncles et cousins... Les femmes, déjà, nous ne comptons pas pour grand-chose... Alors...

— Je crois que tu sous-estimes les services secrets juvéliens. Ils doivent disposer d'arbres généalogiques complets, jusqu'au bâtard de la troisième nièce par alliance. »

La jeune femme grimaça.

« Sans doute, tu as raison. »

Elle avait craint que les Juvéliens ne cherchent à l'utiliser comme monnaie d'échange, mais il ne s'était au final rien passé de tel. Personne ne semblait même y avoir songé. C'était peut-être un peu naïf de leur part – Martin avait raison, elle n'était pas n'importe qui – mais elle n'allait sûrement pas s'en plaindre. Elle avait le désir de se débarrasser de cette ancienne peau, intégralement, et de ne jamais y revenir.

« Il t'a expliqué ce qu'il attendait de toi, alors, Kerun ? » demanda subitement Martin.

Les fesses sur l'appui de fenêtre, il avait croisé les bras.

« Oui.

— Il m'a dit que tu avais accepté. »

Elle se contenta de hocher la tête.

« Pas toi ?

— Pas encore, non.

— Oh. »

Elle tenta de masquer sa surprise et sa déception, sans parvenir à s'expliquer pourquoi elle était tant affectée par sa tiédeur. Peut-être avait-elle pensé la réponse évidente et ses hésitations lui renvoyaient au visage l'idée qu'elle avait été trop prompte à s'engager, effet d'une reconnaissance infinie envers celui qui l'avait libérée de son cachot flottant.

« Si tu veux changer d'avis, il ne te contraindra pas. » dit Martin, comme s'il avait deviné ce qu'elle ressentait.

Elle haussa les épaules.

« Je peux faire ma part.

— C'est potentiellement dangereux. »

Cette fois, elle s'autorisa un sourire.

« Chaque jour, à Griphel, l'était. Chaque heure. J'y ai vécu vingt-deux ans. Je n'ai pas peur de ça. Dissimuler, prétendre... C'est toute ma vie. »

Martin carra les épaules, une lueur de malice dans le regard.

« Justement. Tu aurais pu vouloir te défaire de tout ça.

— Je suis griphélienne. J'ai à coeur de m'intégrer ici. Ce n'est qu'une mission, pour faire mes preuves. »

Un éclair de surprise colonisa le visage de son interlocuteur.

« Une mission ? »

Iris haussa les sourcils.

« Il ne t'en a rien dit ? »

Martin grimaça, manifestement courroucé.

« Peut-être parce que tu n'as pas accepté, compléta la jeune femme.

— Tu es tenue au secret ?

— Il n'a rien dit te concernant.

— Alors dis-moi. »

Iris hésita. Elle chercha à se remémorer son échange avec l'elfe, lorsqu'il lui avait raconté les grandes lignes de la situation, au fil de leur promenade dans les rues endormies. A ce moment, Martin n'était pas des leurs, Iris n'avait pas su qu'il les suivait, et pas davantage que Kerun avait l'intention de le recruter. Mais il faisait partie de leur équipe, sans quoi il ne serait pas là.

« Il veut que je débusque des Obscurs.

— Rien que ça », répondit Martin avec une pointe d'acidité.

Iris sourit.

« J'ai vu pire, tellement souvent.

— Ce n'est pas la question. Comment espère-t-il que tu vas faire une chose pareille ?

— Il estime possible... probable... qu'ils cherchent à approcher des Griphéliens après ce qui s'est passé.

— C'est un parti pris audacieux.

— Je suppose qu'il poursuit plusieurs lièvres. Ce serait la chose à faire.

— Il t'a dit pourquoi il soupçonne une chose pareille ?

— Non. Nous devons en reparler... Hier, je n'étais pas très réceptive. »

Il ne posa pas de questions, ce qui la rasséréna. Curieusement, alors qu'elle venait de le rencontrer, qu'elle ne savait rien de lui, il lui inspirait confiance. C'était un sentiment dangereux, dont elle aurait dû se défier, mais elle ne parvenait pas à lutter contre. Ils étaient issus de mondes totalement différents ; elle avait profité de ses semblables, chaque jour depuis sa naissance et jusqu'à sa fuite. Mais il était de Griphel, ce n'était pas rien. Elle avait à coeur de rattraper toutes ces années où elle avait accepté l'horreur en silence.

Martin revint s'asseoir face à elle. Son expression trahissait une profonde réflexion, mais il semblait en avoir terminé avec les questions. Il avait repris sa cuillère, qu'il fit tourner entre ses paumes, puis entre ses doigts. Iris termina de manger.

« Kerun a laissé deux livres sur Juvélys dans ma chambre, plus une dizaine de journaux... J'ai pensé... peut-être y jeter un oeil. » se risqua finalement Iris.

Martin désigna le petit buffet d'angle.

« Il y a un plan aussi. Assez détaillé. »

Une épaisseur de parchemin était effectivement posée en son centre. Le jeune homme chercha le regard de la magicienne, qui se sentit rougir mais le soutint.

« Je ne sais pas lire, annonça-t-il, un peu défiant. Il va falloir que tu m'aides. »

Lèvres pincées, masquant parfaitement sa surprise et sa vilaine pitié, elle acquiesça.

« Bien sûr. »

Elle était sûre que des talents, il en avait mille autres, mais elle se garda bien de l'interroger. 

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