30. Agathe
TW : Scènes de violence.
Béal était le Dieu de la Vie.
Le principe de la naissance, de la croissance, d'une énergie inouïe qui faisait vibrer le monde.
Son Temple accueillait les malades, les blessés, de l'âme ou du corps, mais aussi les femmes sur le point d'enfanter. Pas toutes, bien sûr, mais celles qui avaient besoin d'aide, d'un réconfort physique ou spirituel.
Béal était aussi le Dieu des Enfants, du nourrisson à l'adolescent revêche.
C'est pourquoi, pendant les Jours Gris, Béal se faisait l'hôte accueillant des bébés voués à l'abandon.
La tradition était implacable : pousser son premier cri en un jour funeste marquait tout individu d'un sceau d'infamie. Le Dieu Retors était latent et devait être combattu à tout prix. Les enfants des Jours Gris étaient confiés à un Carrefour où ils attendaient d'être adoptés — recrutés, en réalité — par un Temple, où l'empreinte d'un Dieu plus puissant pouvait effacer la trace du Fourbe.
Agathe, en tant que Porteuse de Vie, était garante de cette protection divine. Autrefois, elle le savait, de nombreux bébés nés un Jour Gris étaient simplement tués dès leur naissance. On racontait encore des histoires horribles sur des femmes forcées d'accoucher la veille par des méthodes barbares ou des bébés qui mourraient dans la matrice car on avait cherché à les empêcher de sortir. Pour réguler ces abominations, les Béalites étaient nombreux sur le terrain, en campagne ou en ville, et usaient de leur pharmacopée pour répondre aux désirs des futurs parents. Certains acceptaient le sort, quel qu'il soit. D'autres étaient fiers et heureux du destin promis à leur progéniture, assurée d'un métier, d'un toit et d'un idéal élevé.
A Juvélys, une aile de la maternité leur était réservée quelques jours avant chaque date funeste, et on avait également installé un petit sas où on pouvait venir déposer, en catimini, un poupon maudit, avant de disparaître.
Agathe elle-même était née le Jour Brûlant, au coeur de l'été. A quarante-huit ans, elle menait le Temple de Béal de la capitale d'une main douce et ferme, compatissante comme au premier jour, prête à dispenser sa force ou son empathie, selon les besoins. C'était une charge épuisante car vivre était magnifique mais, par essence, douloureux, et les requérants se pressaient jour et nuit à leurs portes.
Mais jusqu'ici, elle s'en était sortie avec les honneurs, et l'aide de son équipe de prêtres, dévoués, soudés, déterminés.
Jusqu'ici.
Debout dans le dortoir des futures mères, elle se sentait incapable de bouger, pétrifiée par une force terrible, une lame innommable, la mort au lieu de la vie.
Le sol était maculé de sang. Les lits étaient maculés de sang. Les corps en étaient couverts, le leur, précieux, vital, désormais inerte et puant. Douze femmes sur le point de mettre au monde un enfant. Douze avortons, poignardés dans leur cocon. Trois jeunes mères et leurs trois merveilles. Quinze adultes, trois nouveaux nés, douze presque nés. Trente morts.
Dans son Temple, sous sa responsabilité.
Une prêtresse gisait sur le sol, elle aussi. Elle avait été de garde pendant la nuit. Marianne. Agathe devinait sa silhouette, serviable et empressée, la main sur un front ici, une coupe d'eau à la bouche de celle-là, les doigts graciles frôlant une intimité sur le point de s'ouvrir, des mots réconfortants. Elle avait été étranglée et abandonnée là, sur les pavés souillés. Avait-elle assisté à la mort terrible de ses patientes, impuissante à les aider ? Sans doute.
La nuit règne en tout lieu, clamait l'inscription indécente, tracée, écarlate, sur le mur.
Trente morts, plus la prêtresse.
Mais où étaient les deux novices ?
Autour d'Agathe, on s'activait. Les inutiles soldats de Maelwyn, qui n'avaient rien vu, rien empêché. D'autres prêtres en robe rouge, décontenancés, fébriles, qu'elle aurait dû guider. C'était Jérôme qui avait pris les choses en main, elle entendait sa voix posée, comme le murmure d'une rivière amicale, qui donnait des directives. Il finit par s'arrêter devant elle et la saisit par les épaules.
« Agathe.
— Pardonne-moi », souffla-t-elle.
Il la dévisagea avec ce regard mélancolique et bienveillant qui en faisait l'un des prêtres les plus appréciés des visiteurs.
« Nous devons sortir. Nous sommes en train de piétiner des preuves qui pourraient être critiques pour la garde. Ils sont de toute façon tous morts. »
Elle frissonna entre ses paumes mais il la soutint fermement.
« Les novices...
— Ils ne sont pas là. »
Elle opina lentement du chef et il l'entraîna vers la sortie. Sans pouvoir s'en empêcher, elle jeta un dernier regard en arrière avant de franchir les portes, s'imprégnant d'une horreur qui, elle le savait, la hanterait longtemps.
Il y avait du mouvement dans le couloir, des prêtres de plus en plus nombreux, certains encore en chemise de nuit, des murmures fébriles, des larmes, des cris. Plusieurs vinrent à la rencontre de la Porteuse de Vie dès qu'ils l'aperçurent, mais Jérôme fit barrage.
Agathe eut un sursaut. Peut-être d'orgueil. Peut-être de survie. De rage. De désespoir.
« Rassemblez tout le monde dans la nef, dit-elle d'une voix forte. Je veux savoir où se trouve chacun d'entre nous et que nous puissions veiller les uns sur les autres. Les intrus sont peut-être toujours à l'intérieur.
— Nous avons envoyé chercher la garde, ajouta Jérôme.
— Nous vous protégerons », trancha alors un soldat, autoritaire, dans son uniforme bleu roi.
Le petit groupe de toges rouges se retourna dans sa direction.
« Comme vous avez protégé nos pensionnaires ? lâcha une des prêtresses, venimeuse.
— Ce n'est pas le moment, intervint Agathe en rassemblant toute son autorité. Bougeons. »
Tout en accompagnant ses prêtres vers la nef, cette pièce sombre et circulaire qui leur servait de centre de tri et parfois de lieu de prière, la Porteuse de Vie songea au sang, sombre et coagulé sur le sol. Plusieurs heures s'étaient écoulées depuis le massacre. Sans doute les parturientes avaient-elles été attaquées peu après minuit. Personne n'avait rien entendu, c'était la relève matinale qui avait découvert les corps. Les hommes de Maelwyn, qui surveillaient les différentes issues, n'avaient vu personne entrer.
Bien sûr, l'accès au Temple de Béal était labyrinthique. Installé au coeur même d'un bloc d'habitations, il s'ouvrait sur quatre rues différentes, grimpait dans les étages et descendait en sous-sol. Soit les soldats en faction dans le couloir s'étaient endormis, soit les intrus étaient venus d'ailleurs. Du haut ou du bas. Tout était possible, Agathe savait que leur sanctuaire était impossible à sceller. Mais qui aurait jamais pensé qu'ils en auraient eu besoin ?
Le brouhaha l'accueillit dans la salle principale, un essaim rouge et blanc, et elle s'y glissa pour y trouver chaleur et force. D'autour d'elle se rassemblèrent les aînés, Jérôme bien sûr, Guillaume et Antonia, Brunehilde et Amandine. Elle leur donna des directives pour cadrer le groupe, gérer les émotions, les novices, les soldats de Maelwyn, veiller à ce que leurs autres malades soient surveillés. Avec diligence, chacun obéit. Elle-même demeura en arrière, passant de prêtre en prêtre pour vérifier que personne ne perdait pied. Elle frôla leur terreur, leur outrage, mais elle avait retrouvé sa maîtrise.
Ou était-ce le choc ?
Peu importait, tant qu'elle gardait le cap.
Antonia revint la première.
« Ils sont tous là sauf les deux qui assistaient Marianne, murmura-t-elle d'une voix vibrante. Alice et Félicien. »
Agathe acquiesça. Elle connaissait mal les novices, n'aurait pu remettre un visage sur ces deux-là. La charge de travail ne lui permettait pas de se consacrer à tous mais elle avait toute foi en ses subordonnés. Les deux femmes s'entreregardèrent. Elles savaient que les Obscurs avaient également enlevé des novices lorsqu'ils avaient attaqué les Mivéans.
En songeant aux adeptes du destin, et malgré elle, Agathe se sentit soulagée. Les agresseurs avaient tué des visiteurs mais seulement une prêtresse. Elle savait que toutes les vies se valent, mais là, dans l'instant, elle ne parvenait pas à le percevoir de cette manière. Les siens, pour la plupart, avaient échappé au pire. Elle en eut honte, mais c'était comme ça.
Les soldats de Maelwyn finirent par s'écarter pour laisser entrer les hommes de la garde, dirigé par le commandant Flèche Sombre en personne. Agathe se porta à la rencontre de l'elfe, dont le regard glacé dénotait l'indifférence hautaine d'un être qui a déjà vu pire et ne doute pas qu'il verra pire encore. Il l'accueillit d'un signe de tête avant de l'inviter à les guider jusqu'au drame. Dans son sillage, deux hommes et une femme, seulement. C'était un Jour Gris. Les Obscurs avaient choisi minutieusement le moment opportun pour frapper.
Juvélys, au dehors, dormait encore.
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