29. Kerun

Kerun avait hésité à abandonner ses deux rescapés à leur lit inespéré, mais une fois que leurs respirations étaient devenues régulières, il s'était décidé à sortir. Il avait l'intention d'être de retour avant l'aube, et espérait que Martin ne prendrait pas l'initiative de filer avant qu'ils aient pu parler. La jeune Iris était bien trop choquée par les derniers événements pour tenter quoi que ce soit. Et il avait piqué leur dernière tasse de thé de quelques plantes apaisantes, un petit geste de trahison pragmatique. Malheureusement, Martin avait refusé avec une grimace. Avait-il deviné ? Difficile à dire. Son expression reflétait un mélange de hargne et d'épuisement. Mieux valait remiser tout échange au lendemain.

L'elfe avait mis la nuit à profit pour vérifier ses dernières informations : Brendan Devlin avait réintégré le Temple de Mivei, Maelwyn n'avait trouvé aucun Obscur parmi ses Griphéliens et son contact à la garde l'avait informé d'un développement intéressant autour d'une novice disparue, Blanche. Avec une pointe de masochisme, il était descendu au port pour regarder le Cageot appareiller, emportant près de trois cent malheureux, un scandale que le Jour Humide apaiserait, exactement comme l'avait escompté Maelwyn.

Le Jour Humide.

Kerun n'était pas franchement heureux à l'idée d'être au dehors en cette date funeste. La menace que représentait le Dieu Retors n'était pas à prendre à la légère, il guettait les âmes pour mieux les pervertir, furieux de n'avoir ni nom, ni temple. Mais l'urgence était telle que l'elfe était contraint à prendre des risques. Prier Valgrian pour qu'il le protège, comme il le faisait depuis près d'un siècle. Ce n'était au final pas la première fois qu'il devait s'exposer et ce ne serait sûrement pas la dernière.

Et comme la plupart des Juvéliens resteraient terrés dans leur tanière jusqu'à la minuit prochaine, Kerun devait mettre ce temps à profit pour avancer. Il avait une entrée au plus près de Flèche Sombre et la possibilité de renvoyer des informations à la garde, laquelle saurait en faire bon usage sans qu'il doive lui-même révéler qu'il enfreignait les ordres directs du général.

Mais ce serait pour le lendemain. Il devait reprendre des forces et parler avec ses Griphéliens. Il regagna la petite maison de la rue des Loutriers, où il les avait installés et s'y posa, sur une chaise, pour terminer la nuit.

Quand Martin se glissa à table, la mine encore chiffonnée, Kerun lui poussa une tasse vide et lui désigna la théière d'un geste. A nouveau, le jeune humain refusa. Sorti de transe depuis moins d'une heure, l'elfe s'était brièvement senti revigoré, mais la tension des derniers jours avait ensuite repris possession de son organisme, lui grippant la musculature et lui tordant les entrailles. Il en serait ainsi jusqu'à ce que la crise soit résolue, il ne se leurrait pas. Il observa un instant le Griphélien pendant qu'il s'étirait. Ses cheveux noirs commençaient à s'éclaircir à la racine, retrouvant leur blondeur d'origine. L'elfe savait qu'il y avait une histoire derrière cet individu étrange, une histoire probablement douloureuse et sordide. Il ne chercherait pas à la lui extirper. Pas plus qu'il ne lui demanderait pourquoi il l'avait suivi alors que Valtameri lui avait rendu sa liberté. C'était une aubaine dont il fallait tirer le meilleur parti.

Ils avaient pris des coups, tous les deux, mais Martin davantage. Kerun avait trouvé la chose regrettable sans parvenir à être surpris. Les Griphéliens étaient peu populaires à Juvélys, même si la plupart des membres de leur communauté avaient abandonné leurs coutumes barbares pour goûter à la douceur de vivre de la capitale tyrgrianne. C'était pour elle qu'ils étaient venus, après tout. Physiquement, ils étaient pratiquement indissociables de leurs hôtes. Parfois, ils avaient le visage plus marqué, surtout les anciens esclaves, et le vent du désert burinait les traits de ceux qui avaient vécu hors des murs. Mais Iris était de noble extraction et Martin avait toujours pris soin de lui-même, une obligation dans son champ d'activité. La première avait encore un accent marqué, le second était un véritable caméléon. Il avait la brutalité de ses origines, cependant. Un côté risque-tout, un goût pour la violence, de la perversion rivée au corps. Kerun ne pensait pas qu'il en soit responsable, mais c'était un fait.

A présent, tandis qu'Iris dormait encore, assommée par ce qui lui était arrivé, ils étaient face à face. Martin l'observait, lui aussi, au travers de la fumée dégagée par la théière. Ce n'était pas vraiment un bel homme, on devinait les privations qui l'avaient empêché de se développer complètement. Il avait le port d'un animal sauvage, défiant, retors, blessé. Alors pourquoi l'avait-il suivi ?

« Je suis désolé de ce qui s'est produit. » lâcha Kerun, finalement.

Un sourire ironique naquit sur les lèvres de son interlocuteur. L'agent réprima un soupir. C'était le genre de mine qui avait dû lui valoir quelques coups de poing dans les prisons du fort. Provocant, incapable de museler sa hargne, invitant la rétribution.

« Tu es venu me chercher à bord du Cageot. » 

Ce n'était pas une question.

« Est-ce que Valtameri va avoir des ennuis ?

— Pas par moi. »

Il se souciait du Primitif. C'était imprévu.

« Pourquoi ? »

Il ne parlait plus du capitaine, à présent.

« Tu as été pris par ma faute. »

Cette fois, Martin sourit et secoua la tête, détournant le regard un instant.

« Balivernes. Ce n'est pas la vraie raison. »

Ça l'était, pourtant. Partiellement. Mais le prostitué refuserait de le croire. Il voulait une réponse utilitaire, que comprendrait son esprit griphélien. Pas de sentiments, seulement le dessein. Kerun répugnait à la lui donner. Il aurait voulu qu'il commence à percevoir ce qu'était l'empathie, le souci pour autrui, le cœur, simplement. Mais c'était peut-être impossible. Il n'était en Tyrgria que depuis sept mois .

Pourtant, il avait démontré, encore sur Mullin, qu'il était capable de donner sa vie pour autrui, de prendre des risques par loyauté. Kerun avait été touché par sa détermination et son désespoir. Un ancien esclave. Il ne pouvait pas ne pas essayer de lui venir en aide. Travers valgrian, mais c'était ce qu'il était. Malheureusement, ce que Martin avait sacrifié à un de ses amis n'était pas acquis à Juvélys. En le contemplant, Kerun se demanda s'il se fourvoyait. Ce qu'il s'apprêtait à lui demander était dangereux et difficile. Mais sans doute pouvait-il limiter les risques en ne s'exposant que minimalement. Et Martin refuserait sans doute. Il fallait tenter le coup.

« Je voulais te proposer du travail. »

Les sourcils du prostitué s'arquèrent de surprise et son sourire se fit franchement narquois.

« Oh ? Besoin de quelqu'un pour chauffer ton lit le soir ? »

Kerun ne put retenir une grimace vaguement dégoûtée et le sourire de Martin s'élargit. Evidemment, cet imbécile avait probablement fait le même genre de proposition aux hommes qui l'avaient arrêté. D'où les bleus et les bosses.

« Un autre genre de travail. »

Martin se para d'une expression de déception spectaculaire.

« Ça m'aurait plu, pourtant », murmura-t-il, avec un regard sans équivoque.

Cette fois, l'elfe maîtrisa son frisson. Le Griphélien allait jouer avec ses pieds, il le savait, il fallait le prendre comme il était. Vu les événements récents, c'était de bonne guerre.

« C'était quoi, alors ? Me faire récurer les planchers ? J'ai donné dans la porcherie de ta ferme favorite. Et je suis nul en cuisine.

— Je voulais profiter de tes talents d'observation, d'infiltration... de ton excellente mémoire.

—Tu veux me faire bosser pour les services secrets ? Moi ? Un Griphélien ?

— Tu es un ancien esclave griphélien. En général, votre loyauté ne va pas à votre patrie.

— Tu ne sais pas à qui va ma loyauté.

— Non, effectivement. »

Le silence retomba. Ça avait été une mauvaise idée, il s'en rendait compte désormais.

« Tu m'y aurais contraint, lâcha alors son interlocuteur. J'étais ton prisonnier. »

Sa voix avait pris un ton acide derrière lequel perlait son désabusement.

« Je t'aurais proposé un marché. En échange de ta liberté. » dit Kerun.

C'était la vérité. Martin le dévisagea avec morgue.

« Et maintenant ?

— Et maintenant, je ne me dédirai pas. Tu es libre de partir. »

Il se pencha sur sa ceinture, en décrocha une petite bourse, qu'il lui lança en travers de la table. Martin n'y toucha pas, l'observant comme s'il s'était agi d'une créature venimeuse.

« Ça ne te permettra pas de vivre longtemps mais je ne me fais pas d'illusions te concernant. Tu reprendras tes bonnes vieilles habitudes. » dit le Juvélien, essayant de masquer sa déception.

Le prostitué releva les yeux, presque furieux.

« Je suis plein de surprises. » dit-il.

Kerun haussa les épaules, sans dissimuler son scepticisme.

« De ressources, sûrement. De surprises, je n'en sais rien. »

Martin repoussa la bourse. Kerun pensa qu'il allait se lever et sortir, mais il n'en fit rien. Il était songeur, son regard s'était légèrement voilé, il contemplait quelque chose d'invisible, ses souvenirs, peut-être, ou le futur incertain. Il redressa les épaules avant de revenir à lui.

« Quel est ce travail ?

— C'est un travail compliqué. Dangereux.

— La fille ?

— Elle a accepté, déjà.

— Tu l'avais prévu dès le départ.

— De vous proposer du travail à tous les deux, oui.

— Tu n'en dis rien.

— Et je n'en dirai rien si tu n'acceptes pas. »

Martin rit, cette fois.

« Qu'est-ce que c'est que ces méthodes !? Je dois accepter un chat dans un sac ? »

Kerun se risqua à sourire.

« Les enjeux sont critiques. Si tu refuses... Je ne pourrai pas te laisser partir. Pas dans l'immédiat, du moins. »

Curieusement, le courtisan ne réagit pas de manière outrancière. Il sourit à son tour.

« Ce qui est bien, avec toi, c'est que je sais que tu ne vas pas m'égorger dans mon sommeil. »

C'était une déclaration sincère et l'elfe soupira.

« Mais je devrai te garder au secret. Peut-être pendant des veilles entières. Et je te surveillerai mieux que les gens de la ferme... ou que Valtameri. »

Martin croisa les bras.

« Logé, nourri, blanchi ?

— Je te fournirai même de la lecture.

— Alors dis-moi ce qu'il en est. »

Kerun pinça les lèvres.

« Tu es conscient qu'il ne s'agit pas d'une plaisanterie, Martin, n'est-ce pas ?

— Bien sûr. »

L'agent prit une profonde inspiration.

« Je comptais sur vous deux pour infiltrer les milieux griphéliens. »

Martin rit à mi-voix. Il n'était pas surpris, bien sûr, c'était une proposition prévisible.

« Il n'y a plus de milieux griphéliens.

— Il y en aura à nouveau d'ici quelques jours. Quand le général Maelwyn fera relâcher ce qu'il reste dans sa prison. Mais la situation sera compliquée, oui. Votre rôle pourrait y être d'autant plus critique. Reconstruire mon réseau... va m'être difficile.

— Pourquoi est-ce que vous avez arrêté tout le monde ? »

Kerun pinça les lèvres. Autant le lui dire, il ne pourrait de toute façon rien en faire.

« Il y a eu un incident. Impliquant, vraisemblablement, des Obscurs. »

Martin fronça les sourcils, un peu théâtralement.

« Les Griphéliens ne vénèrent généralement pas Tymyr. Casin est un dieu jaloux, remarqua-t-il.

— Je sais. Mais les Griphéliens de Juvélys ont, pour la plupart, fui Casin. Ce qui laisse la place à d'autres croyances. Arrivés ici... ils ont l'embarras du choix.

— Comme les Juvéliens.

— Oui. Mais les Griphéliens...

— Ont le coeur noir, c'est ça ? »

Kerun haussa les épaules.

« Et vous les avez trouvés, vos Obscurs ?

— Non. »

Le prostitué se para d'un rictus méprisant. L'elfe se leva pour échapper à son propre agacement. Il s'était attendu à pareille représentation, ceux qui avaient fréquenté le prostitué l'avaient prévenu. Il prit le pain et la motte de fromage qu'il restait de la veille et les posa sur la table. Cette fois, son interlocuteur accepta de se servir.

« Donc c'était pour rien.

— Sans doute pas tout à fait. Il y avait de vrais indésirables dans le panier... pas beaucoup, c'est vrai.

— Mais tu comptais me faire bosser pour toi de toute façon, même avant ce bordel.

— Oui. Mais ça me sera d'autant plus utile maintenant. »

Pendant un moment, Martin ne répondit rien, se contentant de se préparer un casse-croûte. A sa manière de manger, moins rustre qu'anticipé, Kerun devina que sa recrue récalcitrante était capable de contrôler très précisément sa manière de se présenter. Il n'était pas aussi mal dégrossi que ce qu'il aurait pu penser.

« Et quel est le plan, alors ?

— Est-ce que tu acceptes ? »

Martin pinça les lèvres, songeur.

« J'hésite.

— Alors réfléchis et nous en reparlerons. C'est le Jour Humide, de toute façon. Vous faites mieux de ne pas bouger. »

Le prostitué acquiesça et l'elfe se leva. Une fois à la porte, il fit volte-face.

« Une dernière chose. Est-ce que je peux laisser Iris avec toi ?

— Qu'est-ce que c'est censé vouloir dire ? » rétorqua le Griphélien, outré.

Kerun se contenta d'une petite grimace.

« Merde ! explosa Martin. Elle pèse deux fois plus lourd que moi, fait une tête de plus, et c'est une sorcière de l'Ecole des Arcanes ! C'est moi qui devrais m'inquiéter d'être coincé ici avec elle !

— Elle m'a dit le plus grand bien de toi. »

Le jeune homme parut supris, puis incrédule.

« Nous nous sommes à peine parlé.

— C'est l'occasion de le faire davantage. C'est une brave fille.

— Comment le sais-tu ?

— J'ai mes sources. »

L'agacement gagna les traits de Martin, puis il rit.

« Je serai gentil.

— Merci. Je reviendrai avant la nuit.

— Fais attention au Dieu Retors.

— Valgrian veille. »

Évidemment, Martin le gratifia d'une grimace éloquente sur tout le bien qu'il pensait de leur dieu tutélaire. Kerun n'en dit rien et abandonna les Griphéliens dans leur petite antre. Après une courte hésitation, il renonça à verrouiller la porte derrière lui. Il devait leur faire confiance, dès à présent, sans quoi tout ce qu'il tentait de mettre en place ne rimerait à rien. 

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