27. Sam

Assis à la fenêtre de la grande salle, Sam regardait la pluie tomber. Dans son dos se déployaient quelques tables, chaises et banc, le comptoir où régnait sa mère, et une flambée craquait dans l'âtre, peinant à réchauffer les frimas de la minuit.

Les gouttes qui frappaient la vitre brouillaient la vue sur l'extérieur. De toute façon, il n'y avait pas grand chose à voir : les maisons d'en face étaient noires, comme la rue, comme le ciel. Le jeune homme poussa un profond soupir, comme s'il vidait un air ancien, prisonnier de sa poitrine depuis des siècles.

« Sam, tu rêvasses... si tu allais te coucher ? »

Il pivota lentement pour faire face à sa mère, Melantheria, une bougie à la main. A plus de deux cent ans, elle était resplendissante, le visage lisse, trop étroit, les yeux violets presque lumineux, la chevelure épaisse, blonde, libérée sur ses épaules.

« En fait, tu n'y crois pas, toi... » lâcha-t-il en dévisageant sa génitrice.

Elle fronça ses sourcils délicats.

« Je ne crois pas à quoi ?

— Au Jour Humide. Au Dieu Retors qui traque les âmes égarées... Les elfes ne croient pas aux dieux humains... »

Melantheria esquissa un doux sourire, puis s'assit sur le banc voisin.

« C'est plus compliqué que ça, mon chéri.

— Vous pensez que les dieux n'existent pas. »

Par réflexe, sa mère jeta un coup d'oeil derrière son épaule, pour s'assurer qu'ils étaient seuls. Ce genre de conversation n'était pas toujours bien reçue dans une cité très majoritairement humaine. Mais en cette veille de Jour Humide, les clients étaient partis tôt, préférant se replier bien à temps derrière leurs murs, et leur unique pensionnaire était monté se coucher depuis longtemps.

« Nous pensons surtout que ce ne sont pas des dieux. Mais nous ne nions pas qu'il existe des flux incarnés. Leur nature est certainement complexe, et je ne suis pas théologienne. Mais de là à leur donner un nom, à leur ériger des temples, puis à les révérer... Non, effectivement, nous ne louons pas ces divinités.

— Mais donc ça veut dire que je pourrais sortir demain ! »

Melantheria éclata de rire.

« C'était donc ça ! »

Sa mine reprit son impassibilité coutumière, une expression tranquille qu'il fallait apprendre à lire pour y déceler la moindre émotion. Sam était son fils, il avait donc une certaine habitude de cette immobilité qui mettait souvent les humains mal à l'aise. Là, il devinait qu'elle était sérieuse.

« Sam, ce n'est pas une bonne idée.

— Pourquoi ?

— Parce que personne ne sort en ce jour. Si tu le fais... Tu vas attirer l'attention sur toi.

— Mais personne ne me verra, puisque personne ne sort ! »

Melantheria rit à nouveau et lui ébouriffa les cheveux d'un geste affectueux. Irrité, le jeune homme se déroba avec un petit cri de protestation. Il n'avait plus dix ans !

« Tu pourras sortir le premier d'Eimes. Prends ton mal en patience. Je sais que tu n'aimes pas rester à ne rien faire mais... il y a du linge à plier, il faut repeindre la porte de la chambre 8 et si tu as envie de t'occuper de la fouine des combles... »

Il soupira en acquiesçant. Aider sa mère était son quotidien et le serait encore demain, dans une sixaine, un mois, une année... Il mourrait avant elle, fatalement, même s'il atteindrait probablement le double de la longévité de la plupart de ses amis.

La vérité, c'était que ces quelques mois passés en Jasarin, à la guerre, même s'ils avaient été difficiles, douloureux, monstrueux et absurdes, lui avaient ouvert d'autres perspectives.

Il avait essayé de lui en parler à son retour, mais Melantheria n'y avait vu que les casseroles. Après tout, il avait été cuistot sur le front, d'abord pour la piétaille, puis la cavalerie, enfin pour les officiers. Du coup, elle avait été parler avec un de ses amis, qui tenait une taverne sur la rotonde autour du Parc Circulaire, pour lui arranger une sorte de stage. Puisqu'il maîtrisait les classiques de la cuisine elfique, il fallait qu'il se forme à la gastronomie humaine. Il aurait dû une fois, dix fois, cent fois, la détromper... mais il n'avait pas osé.

La raison principale de son silence était qu'il ne savait pas ce qu'il voulait faire d'autre. Juste pas ça. Pas l'auberge, les lits, les potages et les ragoûts, le balai autour des tables, la conversation polie avec les habitués, le guide pour les voyageurs, les courses au marché, repeindre une porte, chasser une fouine, suspendre du linge, la routine, jour après jour après jour.

Mais ce n'était pas pour ça qu'il voulait sortir.

Le Temple de Mivei était désormais fermé depuis presque une sixaine. La garde était venue, mais aussi des Valgrians et des chariots qui avaient emporté, selon des témoins, les prêtres jusqu'au Parc Circulaire et au sanctuaire du dieu de la lumière. Des rumeurs folles couraient sur la survenue d'un « incident », mais les autorités avaient été évasives lorsqu'elles avaient communiqué à ce sujet, la veille. On parlait d'énergies négatives libérées par un sortilège mal calibré, d'un empoisonnement alimentaire — des coquillages peu frais, des champignons de la mauvaise sorte, d'une dispute interne. On parlait aussi de morts, à voix basse, en adressant une prière à Valgrian. Il n'y avait en tout cas plus personne sur place, les coups frappés à la porte résonnaient dans le vide. La garde restait muette, dispersait les curieux.

Sam se demandait s'il y avait un rapport avec la rafle qui avait eu lieu dans les quartiers griphéliens. Sans doute une coïncidence. Peut-être pas. Il détestait ne pas savoir. Chaque fois que des événements troubles se produisaient en ville, une crise survenait dans les sixaines suivantes : la prise de pouvoir de Koneg, la révolution, l'enlèvement d'Albérich Megrall, même la déclaration de guerre... Tout ça se déroulait loin et en silence, avant de leur exploser au visage. Il avait acheté l'Echo Juvélien, mais on ne mentionnait même pas la fermeture du Temple de Mivei dans les faits divers. Le pouvoir avait-il muselé jusqu'aux écrivains publics ?

Pendant tous les jours précédents, l'auberge avait demandé trop de travail pour qu'il puisse assouvir sa curiosité, mais à présent qu'il avait enfin un peu de temps, il était coincé à l'intérieur à cause d'un Dieu qui n'existait sans doute même pas. C'était ridicule.

« Je vais voir si je trouve cette fouine, puis j'irai dormir. » proposa-t-il.

Melantheria se releva.

« Ne te fais pas mordre, d'accord ? On ne sait jamais ce qu'elles trimballent.

— Je mettrai des gants. »

Sur un hochement de tête, sa mère repartit vers la cuisine. Sa chambre se trouvait au rez de chaussée et donnait directement sur le petit jardin. Lui-même occupait une pièce au premier étage, de manière à être rapidement disponible si un de leurs clients avait besoin de son aide.

Il poussa un profond soupir et se redressa, avant de s'étirer dans l'air chauffé par la flambée. Il gravit ensuite les escaliers à pas prudents, soucieux de ne pas réveiller le visiteur de Belhime qu'ils accueillaient depuis quelques jours. Une fois dans sa chambre, il fouina dans sa penderie pour dénicher ses gants et en profita pour emporter son manteau. Il reprit son ascension, traversa le couloir du deuxième étage jusqu'à la porte du grenier, et s'éleva le long de l'échelle pour gagner les combles obscures. Un trottinement l'accueillit comme la bestiole importune s'enfuyait. Mais il n'était pas venu pour elle et lui souhaita, à mi-voix, bonne nuit.

Il se vêtit puis se glissa jusqu'à la trappe qui donnait sur le toit, et l'ouvrit en la poussant de l'épaule. Petite miracle, elle n'émit qu'un grincement ténu, pas de quoi réveiller une elfe plongée dans sa Rêverie. Un instant, le jeune homme offrit son visage aux éléments. La pluie printanière était pour l'heure légère, mais il savait qu'elle pouvait se métamorphoser en torrent de glace à la faveur d'un coup de vent.

Il se hissa sur le toit détrempé, s'assit sur les ardoises et referma la trappe. Elle ne disposait pas de poignée extérieure mais il était relativement facile de la soulever quand elle n'était pas verrouillée. Le ciel était chargé, la nuit presque silencieuse. Il était peut-être déjà minuit, peut-être pas encore, comment le savoir ?

Les dieux n'existent pas, se morigéna Sam, tout en progressant vers la corniche à quatre pattes. Arrivé à l'angle de la bâtisse, il se laissa glisser le long de la façade, le plus loin possible de l'endroit où dormait le Belhiman, d'une embrasure de fenêtre à une autre, avec appui sur la gouttière heureusement solide.

Enfin, il atteignit les pavés, resserra son manteau autour de lui, et s'élança vers le Temple de Mivei. Ce qu'il entendait y faire, en pleine nuit, il ne le savait pas très bien. En journée, il allait parfois y prier pour le salut de ses amis disparus en Jasarin, suppliant la déesse du Destin de leur épargner le pire. D'autres jours, il passait par l'arrière pour déposer des plats préparés par sa mère, à destination de leur grand prêtre, Brendan Devlin, qui appréciait la cuisine de la Sylarith. Au fil de ses visites, il avait fait la connaissance de certains des novices et des prêtres, et comme il se liait aisément avec les gens, déformation professionnelle, il s'était fait quelques camarades de quartier.

La rue qui abritait le Temple n'était pas encore tout à fait déserte, signe que le Jour Humide n'avait sans doute pas commencé. Comment les gens s'y retrouvaient, Sam n'en savait rien. Le temps était un concept mouvant selon les saisons, et les prêtres du Temple de Dywill veillaient à son rythme, mais leur siège se trouvait à l'autre bout de la ville, aussi régentaient-ils difficilement ce quartier éloigné. Mais quelques soiffards bavardaient encore sous l'auvent de la Taverne Vernie, bien qu'il fasse presque noir à l'intérieur.

Sam se rencogna sous le porche du tailleur. Atteindre le Temple sans passer devant eux était impossible et il ne voulait pas se faire remarquer. Tôt ou tard, ils partiraient, d'autant qu'avec le vent, la bâche tendue devant l'établissement n'offrait qu'une maigre protection. Mais le vin masquait le froid et les trois hommes riaient de bon coeur sans se soucier de l'averse. Sam était presque gelé quand le tenancier surgit de sa taverne pour chasser les fêtards. Ceux-ci se mirent en branle avec bonne humeur et leur hilarité résonna un moment sur les façades, avant qu'ils ne s'éloignent. La Taverne Vernie s'enfonça dans une obscurité complète et Sam s'ébroua, tentant de ramener un peu de vie dans ses membres engourdis.

Il y avait de la lumière dans le Temple de Mivei. Jusque là, cette lueur avait été invisible, masquée par les reflets de la lampe des convives attardés, mais à présent qu'ils étaient partis, il la devinait, perlant derrière une fenêtre du premier étage. Les volets étaient ouverts, aussi, une première depuis une sixaine. Sam se sentit ridicule. Il y avait manifestement du nouveau et, bien sûr, accaparé par les fourneaux, il n'était pas au courant.

Cette vision, cette lumière, le rasséréna. Même s'il ne se considérait pas mivéan, pas vraiment, pas complètement, ces derniers étaient ses voisins, des habitants du quartier, leur absence lui avait pesé. Il avait envie de franchir l'arche de la cour et d'aller bavarder avec Sybille, Mathilde ou Renaud. Ils n'étaient pas du même monde, mais ils étaient du même âge, de la même ville, et si leurs voies n'avaient rien en commun, ils partageaient certaines choses, mine de rien. Après la guerre, ceux qui étaient restés en arrière étaient finalement tout ce qu'il lui restait.

Du mouvement le surprit au bout de la rue et il fut stupéfait de voir arriver une escouade d'une dizaine de soldats en uniforme bleu roi. En règle générale, si les hommes de la garde, reconnaissables à leur livrée grise, arpentaient la ville en nombre, les militaires étaient cantonnés au Fort. Les voir en groupe, en rue, avait quelque chose de glaçant, réminiscences de la dictature, quand les troupes de Koneg quadrillaient la capitale en permanence. Leurs uniformes avaient alors été rouge sang, mais la menace était la même : dans une cité en paix, l'armée n'avait rien à faire sur la place publique.

Sam était pourtant bien placé pour savoir que les jeunes gens qui servaient sous les ordres de Maelwyn étaient des Juvéliens ordinaires. Il avait lui-même porté ces couleurs, et une arme, quand ils étaient en Jasarin. La conscription n'était pas obligatoire mais avait été fortement encouragée, à grands coups de discours enflammés — la lutte du bien contre le mal, d'envolées patriotiques — les idéaux valgrians — et de vils mensonges — une guerre facilement gagnée, des pertes minimales. Un chateau de cartes qui s'était effondré en quelques mois difficiles, avant la victoire de Griphel et le retrait en catastrophe des forces rhyvannes et de leurs alliés tyrgrians.

Les soldats formaient deux rangs ordonnés, précédé par un officier. Ils s'immobilisèrent sous la bruine, devant le Temple de Mivei, et leur chef de file alla frapper avec énergie à l'huis. La porte finit par s'ouvrir, quelques minutes plus tard, et le petit groupe s'engouffra à l'intérieur, à l'exception de deux hommes, qui restèrent sous le porche et lorgnèrent bientôt la nuit avec une certaine fébrilité.

C'était le Jour Humide. Personne n'aurait dû être dehors. Quelque chose de grave avait dû se produire, pour que des soldats pénètrent dans un Temple sans protestations, pour que certains restent à l'extérieur malgré la menace. Sam frissonna. Une part de lui était dévorée de curiosité, l'autre de trouille. Rentrer rapidement à l'auberge était de loin la meilleure chose à faire. Regagner le toit, les combles, caresser la fouine, se glisser sous son édredon, oublier tout ça.

Mais dans le même temps, il était venu jusque là. Les autorités ne disaient rien. Le journal racontait des banalités. Les gens vaquaient à leurs occupations imbéciles, sans se poser de questions. Sam ne supportait pas cette idée. Suspendre le linge, peindre la porte, servir le petit déjeuner d'un énième invité qui ne s'émouvait plus de sa servilité obligatoire.

Non.

Il s'écarta du Temple de Mivei mais ne repartit pas vers l'Ombre de l'Arbre. La nuit était encore longue et la pluie tolérable. Les dieux n'existaient pas. Il devait réfléchir. Y avait-il d'autres soldats, ailleurs, dans la cité ? Des bribes de la conversation de deux clients, à la mi-journée, lui revinrent en mémoire. Ils avaient parlé du Temple de Gallud... ou était-ce celui de Béal... d'un attroupement à l'entrée... Si le sanctuaire du Dieu du Flux était loin dans les quartiers nord, celui du Dieu de la Vie était tout proche. A peine un détour. Il se mit en route à pas pressés, pour accorder le rythme de son coeur au chaos de ses pensées.

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