26. Brendan

Humidité, silence, et un parfum de fleurs coupées. Beaucoup de savon. Du vinaigre.

Sans rien voir, il percevait les lieux, car il les connaissait par coeur. Sifflement du vent dans les ardoises. La pierre inégale de la nef. Une odeur de peinture, ténue, vestige de ses derniers errements. Un frissonnement d'énergie chaleureuse, émanant de l'endroit où se trouvait Othon. Le souffle du chevalier, un léger écho.

Il glissa sur un genou pour prier, face à la statue qu'il ne voyait pas.

Mivei était représentée sous les traits d'une jeune femme au sourire incertain, une pie sur chaque épaule, vêtue d'une robe qu'elle tenait relevée d'une main légère. C'était une oeuvre de Soren, le sculpteur himéite, datant de l'époque où il acceptait encore de représenter des personnages vêtus. En marbre noir veiné de blanc, c'était une merveille que certains visiteurs venaient contempler par pure curiosité esthétique. Elle valait une fortune et ne leur avait rien coûté, don imprévu d'un artiste capricieux.

Brendan n'osait pas demander à Othon si elle était intacte. Le contraire lui aurait brisé l'âme, et il n'était déjà pas très vaillant.

Mais il n'arrivait pas à se concentrer sur sa communion. Il entendait les siens hurler, la rémanence d'un drame qu'il ne pourrait jamais oublier et qui menaçait de le renverser alors même qu'il était venu lutter.

« Othon. » souffla-t-il.

Le chevalier se rapprocha et Brendan perçut son déplacement comme si une flamme chaleureuse venait se lover au plus près de son corps transi.

« Si on allait se bricoler quelque chose à manger ? » proposa le Flambeau en posant une main sur son épaule.

Brendan s'y accrocha pour se remettre debout.

« D'accord.

— Tu auras le temps de prier plus tard. »

Le Mivéan prit le bras de son ami. Il aurait pu ressentir une vague honte à l'idée d'être à ce point diminué devant lui, mais ils avaient l'un et l'autre vécu des situations bien plus embarrassantes quand ils étaient plus jeunes et qu'ils écumaient ensemble la région verdoyante et sauvage qui s'étendait au nord d'Omneiri.

« Je parie que tu as pris du canard, dit Brendan tandis qu'ils remontaient le couloir qui menait aux cuisines.

— Et de vieilles poires ratatinées. Bien sûr ! Douterais-tu de moi ? »

Le prêtre rit à mi-voix.

La cuisine sentait la pharmacopée. Sans doute était-ce dans cette pièce qu'on avait pris les blessés en charge. Brendan avait été à deux doigts de l'inconscience quand la cavalerie était arrivée et il s'y était abandonné presqu'aussitôt, son corps cédant au soulagement d'avoir été secouru. De ce qu'il s'était passé ensuite, il ne savait rien. Il n'avait encore vu aucun de ses prêtres. Il savait qu'il aurait dû s'y forcer, mais s'en était senti incapable. Personne n'avait franchi son seuil, ni Anton, ni Sonia, ni Moïra, ni Phil, ni aucun des autres. Une part de lui craignait qu'ils n'en aient pas eu envie, mais l'autre lui soufflait que les Valgrians l'avaient protégé de leurs larmes.

Brendan entendit le tabouret glisser sur le sol avant qu'Othon ne l'invite à s'asseoir. Le Mivéan se stabilisa d'une paume sur le plan de travail puis demeura immobile, mains dans le giron, tandis qu'Othon s'affairait dans un fracas de casseroles. Le canard aux poires sauvages avait été un classique de leurs expéditions de jeunesse, tiré le jour-même, puis rôti sur la flamme. La version juvélienne serait plus sage mais non moins savoureuse, même si ce n'était plus la saison des poires depuis longtemps.

« La statue, laissa-t-il échapper.

— Tu dis ? demanda Othon en lâchant quelques instants ses ustensiles.

— La statue. Est-ce qu'elle est intacte ?

— Oui, ne t'en fais pas. »

Brendan sentit un poids se lever de sa poitrine et il en eut honte. Il y avait eu des morts, dans cet endroit, des morts et de la torture, et il se satisfaisait de l'état d'une oeuvre d'art. Mais c'était un symbole, et ce n'était pas rien, c'était la preuve que le Temple pouvait se redresser, revivre, et qu'ils pouvaient tous surmonter cette épreuve.

« Seuls les murs ont pris. Mais de ce que j'ai vu... Tout semble avoir été nettoyé en profondeur. Enfin, je n'ai pas vu les étages. »

Brendan l'entendit retourner à son canard.

« Ça sent le propre, en tout cas. » dit simplement le Mivéan.

Puis il se raidit comme il percevait autre chose. Un son distant.

« On frappe à la porte. »

Othon s'était à nouveau interrompu.

« Tu as raison. Je vais voir ?

— Non. »

Les coups leur parvenaient faiblement, pourtant frappés avec insistance.

« Je vais voir et je dirai que tu n'es pas disponible. » trancha finalement le chevalier.

Brendan haussa les épaules et Othon sortit.

Aussitôt, l'atmosphère chaleureuse se refroidit, comme l'aura que dégageait le Flambeau s'effaçait avec son départ. En règle générale, le Mivéan percevait à peine ce changement, mais depuis qu'il était blessé et vide, l'énergie lumineuse de son ami l'emplissait d'une tout autre manière, comme si elle cherchait à combler un gouffre fabuleux. Brendan ne reconnaissait pas l'empreinte de Valgrian dans ce mouvement du flux, mais ce n'était pas surprenant : chaque prêtre était en relation avec l'essence de sa divinité et pas des autres. Il n'avait pas l'impression que le dieu de la Lumière cherchait à pousser Mivei hors de son âme.

Pour se rassurer, il frotta ses paumes l'une contre l'autre, lentement, et prononça les quelques mots qui lui permettaient d'ouvrir le flux de Mivei. Avec son expérience, ce n'était l'affaire que de quelques secondes, mais lorsque l'énergie coula dans ses mains, elle était moins vive et moins forte que d'ordinaire, reflet de ce qui s'était produit, de l'absence de ses proches et de leur terreur. Il avait bien fait de venir.

Il releva la tête comme Othon reparaissait.

« C'était un homme de la garde. Je lui ai dit que tu dormais. Il pense que Maelwyn va nous envoyer des soldats. Ils ont été obligés de l'avertir. »

Brendan jura dans sa barbe de trois jours.

« Je ne veux pas de ces brutes dans mon Temple. »

Othon reprit son travail.

« C'est ce qu'ont dit Agathe, Céleste et Armand, Ella, Rodrigo, Urielle, Micah, Mauro et Eidwenn. Et tu sais quoi ? Ils ont quand même tous des soldats dans leur Temple.

— Même Rodrigo ?

— Même Rodrigo.

— Merde.

— Comme tu dis. »

Pour que le grand prêtre de Rhyfel soit contraint à accepter des militaires dans son Temple, Maelwyn avait du se montrer soit très persuasif, soit très menaçant. Brendan regrettait presque de n'avoir pas pu assister à cette réunion. Il réalisa aussi qu'Othon n'avait pas cité Jehannah, la belle Amoureuse du Temple d'Hime. Il se demanda si c'était par égard pour lui, l'admirateur transi et à jamais éconduit, ou si simplement, elle n'avait pas refusé l'aide des militaires. Les soudards devaient dépareiller dans son sanctuaire magnifique... mais les Himéites n'étaient pas très portés sur la défense et il n'était pas complètement impossible que Jehannah ait fait passer la sécurité avant l'esthétique. Elle l'avait vu, énucléé, pâle, dans son lit de moribond. Elle savait ce dont les Obscurs étaient capables.

« Il voulait juste nous prévenir, le garde ?

— Non. Il veut t'interroger au sujet des novices. Il reviendra le premier d'Eimes.

— Des novices ?

— Je n'ai pas posé de questions. »

Brendan acquiesça. Les novices étaient morts. Dix-neuf gamins entre dix et dix-sept ans, la précieuse relève, curieux, capricieux, enflammés, parfois bruyants au-delà du supportable. Des gosses nés les Jours Gris pour la plupart, mais aussi quelques autres, venus de leur plein gré au Temple ou contraints par des parents dépassés ou dévots. Quelques orphelins des purges de Koneg. La fille de deux Mivéans d'Omneiri. Un gamin sauvage qui se nourrissait dans leurs ordures jusqu'à ce que Phil l'apprivoise et l'attire à l'intérieur. Des destins fauchés par l'immonde et que lui, Brendan Devlin, leur chef, leur protecteur, avait été incapable de préserver.

Il eut un vertige, qu'Othon tempéra d'une main ferme sur son épaule.

« Veux-tu que nous retournions au Temple de Valgrian ? Nous avons encore quelques heures.

— Jamais. » répondit durement Brendan.

Après avoir dîné d'un canard juteux et de poires écrasées, les deux hommes gagnèrent les appartements du grand prêtre. Malgré sa volonté de veiller sur son sanctuaire, Brendan était encore faible, son organisme secoué par les émotions et la souffrance résiduelle. Ils avaient convenu de se reposer un moment, pour mieux veiller quand les heures sensibles débuteraient. Othon était monté le premier, pour vérifier que le nettoyage avait englobé les chambres, puis était redescendu chercher son ami pour le guider jusqu'en lieu sûr. Brendan avait été attaqué dans son lit mais son calvaire s'était déroulé dans la chapelle du rez de chaussée, aussi les lieux étaient-ils intacts.

Le Mivéan réalisa qu'il n'avait aucune envie de se coucher, malgré la présence rassurante du Flambeau. Autrefois, dans leurs expéditions, Othon avait été leur bras armé attitré. Ils circulaient généralement par groupe de cinq ou six, deux prêtres, deux costauds, un guide, parfois un érudit curieux d'assister aux fouilles en leur compagnie plutôt que de se contenter d'en récolter les fruits. Dormir dans un environnement hostile avait alors été l'ordinaire, et parfois la nuit se transformait en subit chaos ou en bataille rangée. Ils avaient frôlé la mort plus d'une fois – la Vallée était alors riche en créatures diverses, plus ou moins commodes – mais ils s'en étaient toujours sortis.

Le prêtre tâtonna pour trouver sa table, son fauteuil, et s'assit. Il entendit à la respiration d'Othon que celui-ci était surpris qu'il n'aille pas directement rejoindre ses draps, mais il ne fit aucun commentaire. Brendan posa les mains sur le bois lisse, cherchant un semblant de stabilité. Sa paume effleura un petit objet, qu'il saisit par réflexe et fit tourner entre ses doigts. C'était un bouton. Pendant une seconde, il n'en pensa rien. Puis un vague souvenir émergea à la surface de sa conscience.

« Othon. Ce bouton, il est de quelle couleur ? »

Il le tendit vers le chevalier. Celui-ci s'approcha et Brendan sentit son souffle effleurer sa main tendue.

« Il est jaune d'or. »

Le Mivéan le serra doucement dans son poing et pinça les lèvres.

« Pourquoi ?

— C'est un message. Qui signifie que quelqu'un des services secrets va entrer en contact avec moi et que ça doit rester confidentiel.

— Tu viens de me le dire, remarqua le chevalier avec un léger rire.

— Tu ne comptes pas. » dit le Mivéan en haussant les épaules.

Othon avait reculé et Brendan l'entendit s'asseoir dans le fauteuil qui jouxtait la fenêtre, et qui grinçait un peu.

« Tu fricotes avec les services secrets, toi ?

— C'est un code qui date de la révolution. Quand il est apparu que nous avions les forces et la volonté pour renverser Koneg... Il nous fallait des moyens pour communiquer discrètement... Tout se faisait avec des objets anodins... Boutons, cuillères, bottes, cailloux, plumes... La milice de Koneg était partout... C'était un temps un peu fou. »

Il reposa le bouton.

« Je n'ai plus eu de contacts avec eux depuis... mais je suppose qu'ils ont quelqu'un dans mon Temple. Ou du moins... je l'espère.

— Tu espères avoir une taupe ?

—  C'est signe qu'on compte, Othon. Il y en a certainement une dans votre Temple. Sans doute plus qu'une, vu votre nombre.

— Les Flambeaux sont loyaux envers l'ordre...

— L'un n'empêche pas l'autre. Juvélys est valgrianne. »

Brendan ne put s'empêcher de sourire, devinant l'outrage de son interlocuteur à un reniflement de dépit.

« Tu te méprends.

— Je ne crois pas. Mais une taupe n'est pas un traître... tant que vous ne fomentez pas de nouveau coup d'état. »

Koneg était un fervent casinite dans la plus pure tradition meurtrière, mais les Valgrians avaient, par deux fois, tenté de prendre le pouvoir au cours du siècle précédent. Il faut dire qu'à sa fondation, Juvélys était une théocratie, et certains vieux conservateurs caressaient sans doute toujours l'idée de revenir à ces lointains temps bénis. L'exemple de Rhyvan, sur l'île voisine, demeurait inspirant, même s'il était plus facile d'organiser un gouvernement autour d'un dieu aussi punitif que Rhyfel. Valgrian, avec son côté malicieux, était un mauvais candidat.

« Ces errements sont révolus. » grommela Othon.

Brendan se garda bien de le relancer. Le pouvoir des Valgrians, même officieux, était immense, personne ne l'ignorait. Les trois quarts des Juvéliens, si pas davantage, se réclamaient de son obédience. Hector, le Flamboyant, était une voix prépondérante dans les débats qui animaient la capitale, et par là l'île entière. Il était heureusement modéré et veillait à ne pas outrepasser ses prérogatives : le conseil élu demeurait seul maître de leurs destinées.

« Et donc quoi ? reprit le Flamboyant. Un espion va débarquer ?

— Non, pas comme ça. Il faut placer le bouton sur l'appui de fenêtre de la mansarde à gauche du frontispice. C'est le signal qu'ils sont les bienvenus. Mais c'est le Jour Humide, ça ne sert à rien de se presser. »

Il chercha son encrier des doigts, puis posa le bouton juste à côté.

« On avait parlé de jouer aux Hermines ? dit-il ensuite.

— Brendan, sans y voir, ça va être un peu compliqué... »

Le prêtre arbora un sourire ravi.

« Je gagne toujours. Ce sera un bon handicap ! »

Othon rit.

« Tu veux me faire croire que même sans voir le plateau, tu penses que tu peux me battre ?

— Bien sûr. En moins de quatre saisons.

— Espèce de prétentieux ! »

Le Mivéan ne prit même pas la peine de répondre. Othon jouait très mal aux Hermines, même s'il refusait de l'entendre, et perdait en pestant comme un gosse. Il l'entendit grommeler de mauvaise humeur.

« Tu vas voir, tiens, si ton grand sens tactique est si formidable. » ajouta le Flambeau en se levant.

Le tiroir de la commode à côté de la porte coulissa puis le chevalier tira bruyamment la chaise.

« En moins de quatre saisons... N'importe quoi. »

Brendan chercha le jeu des mains, attrapa le coffret qui renfermait les pièces et les sortit une à une, éprouvant chaque figurine du pouce. La Matriarche, l'Eclaireur, le Capitaine, les Soldats. Les placer sur leurs positions de départ ne serait pas difficile, il suffisait de se représenter le quadrillage du plateau.

« Je prends les Blanches. » ajouta finalement Othon.

Bien sûr, songea son ami.

Il n'apprendrait décidément jamais.

En gloussant, le Mivéan déploya sa famille d'Hermines. Le Jour Humide débuterait avec une petite victoire. Ridicule, puérile, mais bienvenue. Il avait cruellement besoin de reprendre l'ascendant.

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