24. Darren

« Où est Falco ? » demanda le commandant Darren Flèche-Sombre.

La salle de réunion de la garde était une pièce fonctionnelle, située au premier étage de la caserne, une simple table ovale, des fenêtres ouvertes sur la rue, des chaises branlantes qui auraient dû être remplacées depuis des lustres.

Hagen était penché sur la théière, lorgnant son contenu d'un air suspicieux. Ermeline avait de la boue des bottes aux sourcils. Yann s'autorisa un bâillement entre ses paumes. Matthias était stressé et tapotait son parchemin d'un doigt qu'il imaginait silencieux. Lyraël et Aeryn discutaient à mi-voix, d'une taverne qui venait d'ouvrir dans une rue voisine, une conversation qu'ils espéraient discrète mais que l'ouïe elfique de Darren rendait parfaitement intelligible.

Les humains étaient des créatures incroyablement tapageuses, dans tous les sens du terme.

« Il est encore au Temple de Valgrian, intervint Ermeline tout en essuyant les mouchetures qui lui parsemaient le visage. Recueil de témoignages. »

L'elfe acquiesça. Il doutait qu'il puisse encore sortir quoi que ce soit de ces entretiens, mais les victimes avaient souvent besoin de s'épancher, un comportement très humain, qu'il avait appris à tolérer au fil des ans. Parfois on obtenait des éléments critiques, le plus souvent on ne récoltait que des larmes. Darren ne se chargeait plus de ce type d'activité depuis des lustres : son impassibilité déstabilisait les témoins, qui se sentaient mal écoutés et mal compris. En revanche, face à un suspect, l'elfe pouvait parfois obtenir des résultats inespérés en le fixant, des heures, sans ciller.

« Bon. Hagen ? reprit-il.

— Franchement, on n'en est nulle part. Ils sont entrés, ils ont fait leur truc, ils sont sortis. Personne n'a rien vu dans le quartier, c'était la nuit, et la porte arrière... Elle donne sur une petite rue discrète. »

Il reposa le couvercle de la théière et s'en versa une tasse, avant de la pousser vers Lyraël, qui déclina.

« Je suppose que Maelwyn n'a rien trouvé, lui non plus ? demanda le vétéran.

— Non. Nous n'avons aucune information en ce sens, lui confirma l'elfe.

— Ils déportent quand même des Griphéliens en masse, intervint Ermeline.

— Ce n'est pas l'objet de cette réunion. » répondit le commandant.

Elle lui jeta un regard noir mais il ne s'en formalisa guère. Il savait, bien sûr, que nombre de ses subordonnés estimaient cette mesure disproportionnée. Elle l'était probablement, mais dans le même temps, sans doute auraient-ils pensé la même chose à la veille de l'avènement de Koneg. Il n'était pas impossible que Maelwyn ait déniché des âmes noires parmi tous ces citoyens d'apparence plus ou moins respectable. En fait, il en avait certainement trouvé un bon nombre : anciens criminels, trafiquants, suppôts de Casin, mercenaires, petites frappes. Que cela n'ait rien à voir avec les Obscurs était un détail. Il était nécessaire, de temps en temps, de procéder à un grand nettoyage.

« Partons du principe que ce sont des Obscurs, poursuivit l'elfe. Que devons-nous craindre ?

— Ils n'en resteront sûrement pas là. » reprit Hagen en lissant sa moustache.

Darren haussa les sourcils sans ajouter quoi que ce soit. Ça, ils le savaient tous.

« La dernière fois, ils avaient enlevé une figure publique de premier plan, dont la disparition a secoué toutes les strates de la société... Nous parlons ici d'un temple mineur, fréquenté surtout par des voyageurs de passage, des joueurs et des marins... Combien de signalements, ces derniers jours ? »

L'elfe s'était tourné vers Yann.

« Onze. Rien du tout. Les gens acquiescent et s'en vont. Pas d'attroupement. Les Mivéans sont connus pour... ce genre de bizarreries. Il a fallu réorienter quelques personnes qui espéraient trouver à loger.

— Est-ce que Maelwyn a dépêché une patrouille là aussi ? demanda Ermeline.

— Non, répondit Yann en secouant la tête. Je suppose que comme c'est vide... Il a pensé que c'était pas utile. »

La porte s'ouvrit sur Falco, hors d'haleine, qui leur décocha un large sourire dans son visage rubicond.

« Désolé. Impératifs, tout ça. Commandant. »

Il gratifia l'elfe d'un semblant de courbette, mi-respectueuse, mi-ironique, dans son style personnel le plus typique. Il dégageait une abominable odeur de sueur humaine, à peine tempérée par le parfum plus ténu des fleurs des jardins valgrians.

Hagen lui tira une chaise et il s'y affala avec un profond soupir.

« Des nouvelles ? demanda Ermeline, affable.

— Devlin rentre à son Temple. Plus ou moins dans l'heure, si j'ai bien compris.

— Seul ? s'étonna Hagen.

— Othon de Fumeterre l'accompagne. Apparemment Devlin a menacé de s'enfuir si on ne le laissait pas rentrer. Il ne veut pas laisser son Temple vide pendant le Jour Humide.

— C'est légitime », dit Ermeline.

Logique compte tenu des superstitions humaines, aurait dit Darren.

« Il faudrait prévenir Maelwyn, non ? intervint Yann.

— Lâche la grappe aux Mivéans. Les risques sont quand même pas très élevés, grommela Hagen. Il le saura bien assez tôt.

— Il faut quand même prévenir Maelwyn », dit Ermeline d'une voix apaisante.

Elle avait raison, bien sûr. Elle tourna son regard noisette vers Darren et le gratifia de ce doux sourire que l'elfe avait appris à apprécier, le reflet de sa confiance, d'une forme d'affection, de sa loyauté, de son sérieux, aussi. Il l'avait choisie pour toutes ces raisons.

« Je dirai à Siméon de le faire. » ajouta-t-elle.

Il se contenta d'opiner.

« Nous en étions aux intentions des agresseurs. » signala-t-il pour réorienter la discussion.

Hagen se tourna vers Lyraël, qui haussa les épaules.

« Donc... ils ont potentiellement quatre otages. Une prêtresse nommée Mathilde, et trois novices : Gersande, Flavian et Blanche. Ce sont des enfants de Jours Gris. Mathilde a vingt-quatre ans, elle est du Jour Affamé, elle est née à Juvélys, a grandi dans le Carrefour, a été recrutée par les Mivéans à dix ans. Parcours classique à partir de là. Aucun des autres prêtres n'a remarqué quoi que ce soit de particulier la concernant. Des trivialités.

— Elle nourrissait les pies, intervint Falco.

— Voilà. » ajouta Hagen avec un haussement d'épaules.

Il but une gorgée de thé, lissa sa moustache, tourna son parchemin.

« Gersande, quatorze ans, fille du Jour Nerveux. Originaire d'Omneiri. C'est le cas aussi de Flavian, qui est arrivé en même temps qu'elle, il y a trois ans. Il est du Jour Humide, il aurait eu quinze ans demain. Ou les aura. Suivant qu'il est vivant ou pas. »

Il but à nouveau, comme pour se donner contenance. Sous son vernis de flegme, Darren devinait sa rage. Hagen et Falco étaient des enflammés, l'un et l'autre, choqués par la situation, désireux de faire leur travail, peut-être un peu trop. Ermeline comprenait leur outrage et les tempérait. C'était une chance. Darren avait vu tant de morts, depuis si longtemps, que le destin des gosses, en lui-même, l'indifférait.

« Blanche est du Jour Ténébreux. »

Une journée glaciale, à une dizaine de jours de la fin de l'année, sans doute le plus sinistre de tous les Jours Gris, même si la veille et le lendemain avaient une allure similaire, en dehors de la superstition.

« Elle n'a que onze ans, elle est arrivée au Temple il y a trois mois. Elle est sans doute la plus susceptible d'être recrutée.

— Elle s'appelle Blanche, de surcroît, intervint Aeryn, qui était restée silencieuse jusque là. Les Obscurs adorent ce genre de symboles. »

Blanche du Jour Ténébreux. Les humains avaient une manière tellement transparente de conjurer le sort. Comme si cela avait le moindre impact.

« Est-ce que les Obscurs auraient pu monter cette opération sanguinaire juste pour récupérer une gamine mal nommée ? » intervint alors Yann, les sourcils froncés.

Darren s'autorisa un léger sourire. Ce n'était pas complètement stupide. Tiré par les cheveux, mais possible. La légère tension qu'il lisait dans l'attitude des uns et des autres, autour de la table, signalait que ses officiers pensaient la même chose.

« Cela voudrait dire qu'ils savaient qu'une gamine née ce jour précis était chez les Mivéans, murmura Falco.

— Elle est de Juvélys ? demanda Ermeline.

— Non. De Belhime. » répondit Lyraël.

Murmures à nouveau.

« Ça fait loin pour aller recruter un enfant, intervint Falco. Le Carrefour de Belhime n'est pas très grand. Une cinquantaine de gosses maximum. Les Himéites y puisent une grosse partie de leurs recrues.

— Mais leurs critères de sélection sont extrêmement rudes, compléta Ermeline. Si la gamine n'était pas à leur goût... et connaissant les liens serrés entre la Belle Amoureuse des Himéites et Brendan Devlin... Jehannah a pu lui parler de Blanche... Le Carrefour de Juvélys est généralement vidé de ses candidats par les Valgrians, les Béalites et les Galludans, et celui d'Omneiri est encore plus compétitif... »

Falco et Ermeline échangèrent un sourire de connivence. C'était cette dernière qui avait formé puis choisi le jeune capitaine, ils étaient souvent bien accordés, ce qui arrangeait parfaitement leur commandant. Il avait besoin d'une équipe soudée, sans conflits, sans mesquineries.

« Mais ça voudrait dire que nos Obscurs viennent de Belhime ou ont, au moins, un contact dans ce Carrefour. » dit Falco.

Tous les regards se tournèrent vers Darren, quêtant son approbation. L'elfe poussa un bref soupir puis acquiesça.

« Matthias. »

Le secrétaire sursauta, les yeux écarquillés de stupeur.

« Il faut avertir le commandant Weltram. Nous avons besoin d'une équipe sur Belhime. Aeryn ? »

L'elfaine se redressa, ses yeux lavande scintillant dans son visage fuselé.

« Il faut interroger les Tymiriens sur cette hypothèse. Massacrer vingt personnes pour en récupérer une seule parait... excessif. »

Même pour des humains dévoyés, songea-t-il par devers lui.

«  Nous avons besoin de savoir si les choses vont s'arrêter là. Il y a peut-être... une prophétie, que sais-je, qui justifierait ce carnage. »

Elle opina vivement du chef. Darren réorienta son regard d'aigle.

« Falco, tu retournes au Temple de Valgrian. Je veux savoir si les Obscurs ont mentionné, à quiconque, l'idée qu'ils étaient venus récupérer quelque chose qui leur appartenait.

— Bien, mon commandant. »

Ermeline toussota dans son poing.

« Darren. »

L'elfe s'interrompit et lui retourna un regard neutre.

« Demain, c'est le Jour Humide. »

Il manqua lever les yeux au ciel mais se contint.

« Demain, seulement. Il nous reste une dizaine d'heures. Que chacun les mette à profit. Yann, tu vas voir Devlin. Je veux savoir comment il a recruté la gamine. Lyraël, tu t'occupes des contacts avec Weltram à Belhime. Hagen, il faut faire circuler le signalement des quatre personnes disparues. Partout. »

Il balaya la pièce du regard.

« Pas un mot de ce développement. A personne. »

Les visages, sérieux, opinèrent d'un seul mouvement. Darren percevait leur soudaine fébrilité, le désir qu'ils avaient, chacun, de se lever et de sortir.

« Le général Maelwyn ? demanda Ermeline.

— Non. Pas pour l'instant. Ce n'est qu'une piste de travail. »

Il n'était pas nécessaire que l'armée fasse brusquement arrêter tous les ressortissants de Belhime.

La chaise de Falco grinça mais le jeune capitaine ne s'en rendit même pas compte. Il était déjà à moitié debout. Darren hésita à les lâcher. Mais il fallait canaliser cette énergie. C'était son rôle.

« Ne vous emballez pas. Ce n'est qu'un élément prometteur, peut-être une simple coïncidence, ou un prétexte pour lancer une opération plus vaste. Ne vous enfermez pas dans une certitude prématurée. »

Il s'attarda surtout sur Falco, le plus à risque de ce genre de faux pas, mais attendit que chacun d'entre eux l'ait gratifié d'une marque de reconnaissance avant de les libérer. Il ne leur fallut pas plus plus d'une minute pour avoir débarrassé le plancher, à la façon d'écoliers pour qui la cloche a enfin sonné. Seuls Matthias et Ermeline demeurèrent en arrière. A l'expression de sa subordonnée, Darren devina qu'elle voulait lui parler en tête-à-tête, et il en craignait la cause, il congédia donc son secrétaire, qui s'éclipsa vivement. Ensuite, l'elfe se leva et alla ouvrir les fenêtres. Le vent s'engouffra aussitôt dans la pièce, sauvage et facétieux. L'elfe revint s'asseoir et nota le sourire en coin de l'humaine, qui connaissait sa détestation de leurs odeurs corporelles.

« Je ne peux rien faire pour les Griphéliens, annonça-t-il de but en blanc.

— Mais tu vas devoir assumer les retombées. Nous allons tous devoir le faire, Darren. Le général Maelwyn est en train d'expulser plus de trois cent personnes. Nous n'avons pas encore les listes. Mais c'est dix pourcents des Griphéliens qui vivaient à Juvélys. Ces gens avaient des familles, des maisons, parfois des commerces... Il y aura des retombées. Henry de l'Atalante est en train d'instruire un dossier.

— Nous avons vu bien pire, ces dernières années. Bien bien pire. Trois cent personnes. Ce n'est rien. Des remous. »

Elle secoua la tête.

« Goutte après goutte, le vase se remplit, Darren. »

Et il a déjà débordé plus d'une fois, songea l'elfe. Mais c'est inhérent à ce que vous êtes, des humains, qui évoluent dans la crise, le sang et le fracas. Je n'y peux rien.

« Il s'agit de Griphéliens. Les gens ne s'offusqueront pas longtemps. »

Ermeline secoua la tête et il vit, dans ses prunelles, ce qu'il supposa être une forme de déception. Elle aurait voulu qu'il s'insurge, mais il avait vécu assez longtemps pour savoir que c'était inutile.

« Le conseil élu de la cité a pris cette décision. Nous gèrerons les retombées, comme tu le dis. C'est notre rôle et nous l'assumerons. Ne t'en fais pas. »

Agacée, elle replaça une mèche châtain veinée de gris derrière son oreille, et il prit conscience du fait qu'elle vieillissait. Il l'avait connue quand elle n'était qu'une recrue, trente ans plus tôt. Vive, culottée, intelligente, rigoureuse, il l'avait rapidement repérée. Il ne regrettait pas de l'avoir guidée jusqu'à la place qu'elle occupait. Elle le respectait sans le vénérer, agissait comme une sorte de conscience humaine. Il était indispensable qu'il tienne compte de ce qu'elle ressentait, même si c'était un peu ridicule.

« Vivement les élections. » grommela-t-elle.

Et pourtant les suivants ne seront pas meilleurs, songea-t-il. Comment le pourraient-ils ?

Ce n'était pas complètement vrai. Dame Damaer était elfe, elle aussi, et avait plus de recul que ses collègues. Mais comme Darren, elle était limitée par la nécessité de laisser les humains tracer leur propre voie. Ils ne devaient pas se substituer à eux, juste accompagner et tenter, vaille que vaille, de limiter les dégâts.

« Le général Maelwyn est un artisan critique de la stabilité de la cité. Ses méthodes sont sans doute parfois un peu extrêmes, mais il agit pour le plus grand bien, avec diligence. Il est nécessaire. Indispensable, même. »

Elle haussa les sourcils et leva des mains défensives.

« Si tu le dis. »

Elle réservait son jugement. Comme de nombreux Juvéliens, elle était valgrianne, et les fervents de la Lumière avaient ce petit côté idéaliste qui ne collait pas au pragmatisme de Maelwyn, lequel priait sans doute Rhyfel et Muksun, les personnifications de la guerre et de la loi.

« Autre chose ? »

Elle secoua la tête, un léger sourire sur les traits, et il devina qu'elle mentait, mais qu'elle avait renoncé. Sans doute une inquiétude liée à Maelwyn.

« Je supervise l'équipe, dit-elle en se levant.

— Merci. Je veux un topo avant la minuit.

— Tu vas travailler demain, évidemment. »

Ce n'était pas une question et il n'y répondit pas. Si les humains voulaient se terrer pendant le Jour Humide, grand bien leur fasse. Il était prêt à faire des efforts, mais il ne fallait quand même pas pousser, surtout quand une crise était en cours.

Ermeline gagna la porte et s'immobilisa un instant sur le seuil, l'aveu au coin des lèvres. Son sourire se crispa légèrement puis elle sortit, l'abandonnant seul au vent printanier. Il ne s'inquiéta guère de ce qu'elle avait préféré lui cacher.

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