22. Cara
Bien sûr, c'était le bordel. Maelwyn aurait pu s'en douter, mais avec sa cervelle de molosse enragé, il ne songeait jamais aux retombées de ses décisions imbéciles, ou alors pas de la bonne manière. Peut-être qu'il s'en fichait, simplement. Cara n'en savait rien. Si elle avait fait partie des agents infiltrés dans son entourage, peut-être l'aurait-elle su, mais on ne lui avait heureusement pas confié de mission aussi insupportable. Elle n'était pas sûre qu'il y avait une taupe auprès de lui : avec leur manque d'effectifs et sa paranoïa, c'était même peu probable.
Et puis, même si c'était un abruti, sa loyauté envers Juvélys ne faisait aucun doute. Anticiper ses initiatives aurait été un plus, mais quand on avait peu de ressources, il fallait réfléchir le déploiement de chacun avec circonspection.
Cara était heureuse de ne pas se situer à ce niveau de responsabilités dans leur organisation. Elle était satisfaite de sa petite place, sur le terrain, en solitaire ou en équipe, et elle faisait toute confiance à Kerun pour débrouiller le reste et piloter leur bonne volonté.
En arrêtant les Griphéliens, en masse, à l'aube, le général Maelwyn avait vidé certaines rues de la quasi totalité de leurs habitants. Les maisons étaient vides, les boutiques abandonnées, les tavernes désertes. Trois mille Griphéliens, réfugiés, transfuges, exilés, déserteurs, résidaient ici et là dans Juvélys, mais surtout dans deux grandes zones, l'une non loin du port, l'autre plus à l'est, non loin du Temple d'Hilda et du cimetière.
Ces quartiers avaient fait l'objet d'une surveillance constante de leurs services, depuis toujours, avant même la dictature, mais pendant la guerre qui avait opposé leurs nations, le dispositif avait été renforcé. Régulièrement, on en extrayait un espion, un agitateur, un prosélyte de Casin qui répandait son venin et prêchait la ruine. L'affaire de quatre ou cinq personnes par an, pas plus. Qu'on puisse avoir manqué un groupe de cinq ou six Obscurs paraissait dément... Ils devaient fatalement être venus de l'extérieur.
Mais ce n'était plus son problème : les services secrets avaient été écartés de l'enquête, il ne servait à rien de cogiter sur la question. Elle était dans le quartier pour d'autres raisons, plus urgentes et pragmatiques : assister la garde dans la protection des lieux en l'absence de leurs propriétaires.
Car évidemment, tant de bâtiments vides avaient attiré la convoitise d'une engeance détestable. Le temps que l'information circule auprès de la garde, les plus opportunistes s'étaient déjà mis au travail et les garants de l'ordre n'avaient pu que constater les dégâts. Cara s'était glissée dans leur ombre, pour en apprendre un maximum sur ce qui avait été dérobé, et relayer ses données à ceux qui gardaient un oeil sur les trafics et les receleurs. Le résultat de cet échange revenait ensuite chez les enquêteurs, qui pouvaient tenter de récupérer les biens volés.
Sa présence était plus ou moins acceptée par les hommes en uniforme gris. Elle ne cherchait pas à se dissimuler outre mesure, traitait directement avec le capitaine Nils, qui gérait la situation avec le flegme d'un habitué du pire. Il avait passé la dictature dans une de ces cellules souterraines, qui avaient retenu quinze à vingt personnes, les unes sur les autres, pendant plus d'un an. Ceux qui en étaient sortis avec toute leur tête étaient faits d'un bois solide, et ils étaient nombreux dans la garde.
Juvélys était une cité bruyante, en mouvement, toujours encombrée de badauds, de chariots, de cavaliers. On criait à la fenêtre, on chantait sous le porche, on bavardait sur un banc, les corneilles se disputaient avec les chiens, les chevaux hennissaient. Ça sentait le crottin, la bière, la fumée, le ragoût qui mijote, le vomi, les fleurs du printemps. Personne ne pouvait marcher en ligne droite, il fallait manier l'excuse à chaque épaule heurtée, tolérer la promiscuité, l'invective, les regards, les sourires.
Ce quartier était hanté. Le silence, l'absence, le néant. Difficile de ne pas ressentir comme un manque, les relents d'une catastrophe.
Cara se savait sentimentale. Trop sentimentale, aurait dit Tamara, avec son petit sourire en coin, mi-charmant mi-ironique. C'était un danger dans le métier : il fallait réserver son coeur aux moments propices, le ranger soigneusement. Mais même en se forçant au détachement, c'était difficile de ne pas être touché par les gens qu'on observait, intimement, depuis des mois.
Un tiers de révoltés, un tiers d'anciens prisonniers de guerre, un tiers d'esclaves évadés. C'était ce que disaient les dossiers. Ceux qui n'avaient pas d'histoire tragique étaient suspects, mais la plupart, même les menteurs, en avaient une. Mais de plus en plus de ces soi-disants Griphéliens étaient nés à Juvélys, rejetons de ceux qui étaient arrivés pendant la guerre des années 50 et avaient tourné casaque pour soutenir le peuple agressé.
« Quand est-ce qu'ils reviennent ? »
Cara se tourna vers la femme qui avait attrapé sa manche. Surgie d'une ruelle voisine, elle portait des vêtements froissés et son visage était gercé de larmes disparues.
« Je ne saurais dire. »
Elle s'appelait Ellie, c'était l'épouse d'un tavernier. Contrairement à son mari, elle était juvélienne, ce qui expliquait qu'elle n'ait pas été embarquée. C'était le cas d'une petite centaine de personnes environ, disséminées dans le quartier, et ailleurs en ville.
« Grégor n'a rien fait. Jamais rien fait. Les parties de Soupente... C'était juste une tradition. »
Cara sourit doucement.
« Je sais. »
La Soupente était un jeu traditionnel griphélien, plus simple que les Hermines, mais plus complexe que la Rouste ou la Frivole. Cara avait appris à en jouer sous une autre identité, dont elle usait habituellement dans le coin, mais à laquelle elle ne pouvait recourir dans les circonstances actuelles. C'était un jeu vicieux, où il fallait embobiner l'adversaire puis le trahir, dont les règles étaient discutables. Il débouchait souvent sur des accusations de tricherie et des bagarres de taverne épiques.
« Qu'est-ce qu'ils vont faire d'eux ? »
Cara n'allait certainement pas mentionner le Cageot. Elle savait que l'embarquement était prévu pour le début de soirée, un convoi de trois cent prisonniers, un Griphélien sur dix, environ, et on murmurait qu'il pourrait y avoir une seconde salve, peut-être une troisième. Nora Felden connaissait tous les détails, bien sûr, mais elle n'en informerait que les officiers supérieurs, qui eux-mêmes ne lâcheraient que le nécessaire. Kerun devait être furieux.
Mais Grégor n'avait pas un profil séditieux. Sa seule tare éventuelle était d'être un homme jeune, une caractéristique qui paraissait parfois menaçante en elle-même, comme si tous les mâles étaient des guerriers en puissance.
« Je vous en prie... » souffla encore Ellie.
Cara lui retourna une grimace embarrassée.
« Ils vont sûrement bientôt rentrer. »
Les Griphéliens n'avaient pas beaucoup de soutien hors de leur communauté, mais le caractère inédit – et illégal – de la rafle n'était pas passé inaperçu. Ellie venait tirer sur sa manche mais d'autres s'étaient rendus aux guichets de la caserne et même au Palais de Justice. Les couloirs des lieux de pouvoir bruissaient de conversations stupéfaites et scandalisées. Le conseil n'avait toujours pas communiqué officiellement mais la foule qui se presserait à l'Assemblée dans l'après-midi les forcerait à faire une déclaration. Sans doute attendraient-ils que les Griphéliens aient embarqué sur le Cageot, histoire de limiter les risques. Peut-être en relâcheraient-ils une partie pour tempérer les ardeurs. Et puis ils compteraient sur le Jour Humide pour casser toute velléité de contestation. Personne n'oserait sortir en ce jour néfaste et à l'aube d'Eimes, le navire prison serait loin.
Bien calculé. On aurait voulu l'organiser exprès qu'on n'aurait pas fait mieux.
Cara repoussa ce genre de pensée délétère.
« La taverne est intacte ? Pas de pillards ? » demanda-t-elle.
Ellie parut surprise par le changement de sujet.
« Oui. Oui, j'y suis restée.
— C'est bien. A votre place j'y retournerais. Je suis sûre que vous pourrez rouvrir après-demain. Avec Grégor. »
Tellement facile de raconter n'importe quoi quand on aurait disparu dans une heure, et qu'on n'aurait jamais à en rendre des comptes. Le coeur de Cara se serra sous la honte, mais son visage demeura serein dans le mensonge.
« Vous croyez ?
— J'en suis sûre. Nous sommes à Juvélys. Tout va bien se passer. »
Pourquoi les Griphéliens n'allaient-ils pas à Rhyvan ? C'était plus près de leur cité maudite, il n'y avait aucun océan à traverser, et une cité tout aussi vaste, pleine d'opportunités, où on les aurait sûrement accueillis bien plus volontiers.
Mais Rhyvan était froide et austère, alors que Juvélys promettait bonne chère, soleil, musique et félicité. La destination fantasmée pour ceux qui ont trop souffert. Ils payaient le prix de leur vantardise, au final : un mirage qui s'évaporait pour la plupart, retrouvant la grisaille de la réalité. Même si, dans la réalité, Juvélys valait toujours mille fois Griphel, et sans doute cent fois Rhyvan.
« Vous avez raison. »
Ellie avait besoin d'y croire. Elle serra la main de Cara dans ses paumes froides, un sourire reconnaissant sur le visage, puis s'esquiva dans la ruelle dont elle s'était extirpée, peut-être inquiète d'être arrêtée à son tour pour complicité avec l'ennemi.
Cara la regarda disparaître puis soupira. Elle espéra que Grégor serait de retour pour ouvrir la taverne. Et aussi les autres : Edgar et ses petites jumelles, Elsa qui cuisinait ces tourtes incroyables, Lucas le peintre de fresques murales et la vieille Hortense au balcon fleuri.
Plus que ça, elle espéra que lorsqu'ils ressortiraient du ventre du fort, ils n'auraient pas perdu toute confiance en leurs hôtes. Que l'obscurité qui n'avait guère existé chez eux ne trouverait pas une subite ouverture pour s'engouffrer et noircir les coeurs.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top