21. Othon
Assis à la fenêtre, offert à la caresse du vent tiède, Brendan Devlin, grand prêtre de Mivei, aveugle et convalescent, fulminait.
« C'est ma décision ! s'exclama-t-il. Je me fiche de ce qu'on me conseille. Je rentre chez moi, c'est tout. »
Othon termina de lui verser une tasse de thé puis s'approcha. Il lui toucha l'épaule, puis le coude, enfin la main pour lui glisser l'anse entre les doigts. Mais Brendan vibrait de colère, et il lui retira le récipient aussitôt.
« Ils ne pourront pas te régénérer les yeux avant deux jours, dit-il avec calme.
— Je m'en fiche ! Je reviendrai !
— Ce n'est pas très raisonnable...
— Ce qui n'est pas raisonnable, c'est de laisser un temple vide le Jour Humide ! Crois-tu vraiment que le Dieu Retors se contente de guetter les âmes ? Il est hors de question qu'on m'empêche de rentrer. Je m'enfuirai par la fenêtre, s'il le faut.
— Nous sommes au premier étage... et tu n'es pas exactement au meilleur de ta forme. »
Le Mivéan haussa les épaules.
« Je suis aveugle, dis-le. Je m'en moque. Je pisserai contre un mur si je ne trouve pas les latrines. »
Othon ne put s'empêcher de rire.
« Brendan... Tu es le prototype du malade récalcitrant. A ton âge, tu devrais avoir honte.
— Impossible. Je suis scandalisé qu'on entende empêcher un homme de quarante-deux ans de rejoindre son domicile sous des prétextes futiles !
— Ce n'est pas futile... Diable, tu as été... secoué. Très secoué.
— Je suis coincé ici depuis deux jours entiers ! J'exige qu'on me laisse rentrer chez moi.
— Tes émotions et ta souffrance sont tempérées par les remèdes de Céleste, tu le sais, n'est-ce pas ? Ils gardent... le pire à l'écart. Si tu pars... Tout ça va te retomber dessus.
— Je ferai face.
— Tu n'en sais rien.
— Ah tu m'énerves ! Pourquoi viens-tu me voir si c'est pour me faire la morale ! »
Le Flambeau rit doucement.
« Brendan, je suis vraiment heureux de te retrouver avec cette énergie... Mon vieux, quand je t'ai vu, dans cette chapelle... »
Il réprima un frisson.
« Les dieux savent pourtant que nous en avons vu de toutes les couleurs, dans la Vallée, mais là... »
Il passa les deux paumes sur son visage. Son ami avait pincé les lèvres, la tête tournée vers l'extérieur.
« J'ai vraiment cru qu'ils t'avaient tué.
— Ils ne l'ont pas fait, dit sèchement le Mivéan. Et ils vont s'en mordre les doigts. »
A nouveau, le chevalier observa le prêtre mutilé. Il dégageait une énergie dangereuse, qui faisait grésiller son aura, une sensation physique de picotement, ténue, désagréable, qui l'avertissait du danger. Il aurait voulu lâcher une phrase apaisante, lui rappeler que la vengeance et la violence n'étaient jamais la réponse adéquate, mais ces ordures avaient tué une quinzaine de gosses. Les mots étaient futiles et la fureur légitime. Il n'avait rien à lui opposer, pas aujourd'hui, pas maintenant.
Mais aborder le Jour Humide avec une telle haine en soi était un véritable danger. Peut-être Brendan avait-il raison...
« Je vais parler à Céleste. Si tu rentres dans ton Temple, je viendrai avec toi. Et je resterai avec toi. Je serai tes yeux et l'épaule nécessaire. »
Brendan fronça les sourcils au-dessus de son bandeau, puis ouvrit une bouche ronde, avant de la refermer.
« Merci », dit-il.
Le crépitement d'énergie noire s'atténua. Othon connaissait Brendan depuis longtemps. Il était convaincu qu'il prendrait le dessus sur cette fureur meurtrière. Mais pas aujourd'hui, à deux jours de l'indicible, alors qu'il n'y voyait rien et qu'il n'avait même pas pu enterrer les mômes dont il avait eu la charge. Lui-même ne parvenait pas à se représenter ce que son ami devait ressentir mais il savait que lorsque les plantes cesseraient de faire effet, ce serait pire, et qu'il faudrait affronter les ténèbres. En d'autres circonstances, Brendan aurait sûrement pu trouver du soutien parmi ses prêtres, mais ils avaient tous été frappés par la même horreur et les laisser entre eux n'était pas la chose à faire. C'était ce que disait Céleste et Othon avait toute foi en elle.
Brendan ignorait que six d'entre eux avaient déjà quitté le Temple de Valgrian pour rentrer dans leurs familles. Deux avaient été transférés au Temple de Béal pour des soins plus pointus. Curieusement, passé le premier choc, le Mivéan n'avait plus posé de questions sur ses collègues, il n'avait pas demandé à leur parler, il n'avait plus mentionné le meurtre des novices. Il s'était replié sur sa rage puis sur cette obsession, rentrer pour le Jour Humide, empêcher le Dieu Fourbe de s'immiscer dans son sanctuaire. Cela semblait ridicule, les pierres n'intéressaient guère l'Errant, mais si cela permettait de tempérer Brendan et de lui rendre un sentiment de contrôle, pourquoi pas, après tout ?
« Bois ça », dit le Flambeau en lui rendant la tasse.
Brendan leva une mine suspicieuse dans sa direction.
« Tu essaies de m'abrutir ?
— Non. »
Le Mivéan opina du chef et but. Les Flambeaux ne mentent pas.
« Je voudrais y aller le plus tôt possible.
— Je vais parler à Céleste. Repose-toi. »
Le chevalier gratifia l'aveugle d'une pression sur l'épaule, puis traversa la chambre et regagna le couloir. Brendan jouissait d'une pièce agréable à l'étage, reflet de son rang, et Othon resta un moment immobile dans le couloir, les yeux perdus dans la poussière qui dansait, lumineuse dans les rayons du soleil. Le passage d'un novice l'arracha à son moment d'absence et il se hâta de redescendre dans l'anneau principal, où l'activité incessante des Valgrians régnait comme à son habitude.
Il héla Rachel, qui le renvoya vers Hugo, qui lui indiqua la pharmacie, et il trouva Céleste en grande discussion avec Garance, la prêtresse de Luowyll qui s'occupait des jardins et du potager.
« Entre, Othon », lui dit Céleste avec un sourire.
Garance fit mine de s'esquiver, rougissante, mais Othon lui indiqua d'un geste qu'elle pouvait rester.
« Brendan veut rentrer à son Temple.
— Je sais, il le clame depuis l'aube, à toutes les personnes qui franchissent son seuil. Il a traumatisé un novice en essayant de l'agripper.
— Je pense que ça lui ferait du bien. »
Céleste haussa les sourcils.
« Il n'est pas en état.
— J'irai avec lui. Ici... cette impuissance le ronge. Là-bas, il aura la sensation d'être utile. »
Elle croisa les bras, les yeux bleus étincelant dans son visage froncé.
« Es-tu seulement sûr que les lieux sont en état ? Même s'il n'y voit rien, l'odeur... Cela pourrait raviver le traumatisme, et il n'a pas besoin de ça.
— Je me renseignerai.
— D'accord. »
Elle se fendit d'un sourire.
« Ce n'est peut-être pas une mauvaise idée. Et je crains que de toute façon, ce soit ça ou un sédatif puissant, sinon il va nous mettre la chambre en pièces. »
Elle se tourna vers Garance.
« Je te donnerai quand même de quoi l'apaiser. Je sais que ton aura est puissante, mais le mal a plusieurs racines, et cela pourrait ne pas suffire. »
Othon hésita à mentionner l'énergie noire qu'il avait perçue, mais se ravisa. Il n'avait pas envie d'attirer l'attention sur ce que dégageait son ami. Il était encore bouleversé, il avait le temps de retrouver ses marques. Inquiéter des gens qui le connaissaient mal était un risque que le chevalier ne voulait pas prendre : ils auraient tôt fait d'y voir une menace. Or Brendan était un homme bon et intègre. Il avait droit à ses tourments.
« Merci. »
La vieille prêtresse posa la main sur son bras et lui sourit.
« Tu es un bon ami.
— On remonte à un certain temps, tous les deux.
— Je sais. Omneiri et la Vallée. »
Othon poussa un bref soupir. Il était toujours nostalgique de ses jeunes années, quand il pouvait parcourir la campagne au grand galop, traquer les créatures ombreuses, fouiller les ruines, aider les gens. Tout cela était révolu : il devait désormais former une nouvelle génération et lui laisser les rênes.
« Je vais aller me renseigner, dit-il en reculant vers la porte. Prévenir Armand. Puis je l'emmènerai.
— Repasse par ici pour les plantes. »
Garance lui adressa un signe de tête.
« Bien sûr. »
De retour dans l'anneau du Temple, il se dirigea vers le tiers dévolu aux Flambeaux, qui occupait toute la partie sud du bâtiment. Alors qu'il cheminait de son pas rapide, il aperçut l'uniforme bleu roi de deux soldats de l'armée régulière, qui patrouillaient au beau milieu du couloir. Que Maelwyn ait cru bon d'envoyer une escouade de ses soudards dans le sanctuaire de Valgrian, alors qu'il s'y trouvait une trentaine de chevaliers divins bien plus expérimentés était une insulte, pure et simple. Au retour de la réunion des chefs de culte, Armand les avait fait rassembler dans le réfectoire pour les en avertir et les prévenir qu'il était impératif qu'aucun d'entre eux ne se laisse piéger par cette provocation.
Ce n'était pas aisé, plusieurs preux avaient le sang chaud, – comme il sied à des guerriers voués à la lumière – mais on avait trouvé des tâches urgentes aux plus emportés, histoire de limiter les risques. Othon était donc bien conscient de la nécessité de faire profil bas. Mais en apercevant une novice apeurée se glisser contre le mur tandis qu'un des deux soldats l'apostrophait d'une remarque grivoise, le chevalier sentit la fureur lui crisper les entrailles. Il accéléra le pas et manqua percuter le duo, qui s'écarta in extremis, stupéfait. L'un des deux, le plus âgé, ouvrit une bouche ronde d'outrage, mais quand il croisa le regard d'Othon, il se tut, grommela dans sa barbe et poursuivit sa ronde. La novice en avait profité pour disparaître.
Othon déboucha dans le bureau d'Armand, d'humeur toujours chagrine. Âgé de soixante ans, le commandant était toujours alerte et capable, seule sa chevelure grise trahissait une lutte perdue contre le temps. Assis derrière sa table de travail, il leva les yeux lorsque son second déboula dans la pièce, et le regarda marcher de long en large sur le tapis usé, sans rien dire. Othon apprécia qu'il le laisse décharger son trop plein d'énergie belliqueuse.
« Les hommes de Maelwyn ? finit-il par demander d'une voix douce.
– La goutte qui fait déborder le vase », répondit Othon avant de s'immobiliser et de relâcher un long soupir.
Armand se carra dans son siège, abandonnant sa plume.
« Quand Hector sera rentré, si tu veux... Prends la tête du groupe qui descend sur la Forêt Morte ? Perran et Rachel ont des plans, je le sais, Enguerrand et Eve en seront, mais tu pourrais y aller, toi aussi. »
Othon secoua la tête.
« Ça ira. Franchement. Je suis désolé.
— Ce qui est arrivé à Brendan te touche.
— Il est dans un état. Il... est rongé... »
Le grand chevalier attrapa la chaise qui faisait face au commandant et s'y assit. Armand l'avait choisie spécialement pour lui, large et solide, et elle broncha à peine.
« Je vais l'accompagner au Temple de Mivei. Pour le Jour Humide. Juste deux nuits. Il en a besoin et je dois l'aider. »
Armand acquiesça avec un sourire.
« Si tu penses que c'est la chose à faire, bien sûr.
— Je n'en sais rien, je ne suis pas expert dans ces... tourments...
— Fais-toi confiance. »
Othon relâcha sa respiration. Tant de bienveillance était un soulagement. À Fumeterre, Alix l'aurait toisé, narquoise, avant de lâcher une petite remarque grinçante sur les âmes pitoyables qui ne méritaient guère que l'on s'en inquiète.
« Est-ce que tu veux du soutien ? demanda le commandant.
— Du soutien ?
— Au cas où. »
Othon écarquilla les yeux.
« Vous pensez qu'ils pourraient revenir ?
— Je n'en sais rien. Nous n'avons aucune information sur l'état d'avancement de l'enquête. Mais je suppose que si les autorités avaient trouvé quelque chose, elles seraient venus chercher des Mivéans... or, pour l'heure, à ma connaissance, personne n'a bougé. La garde en est toujours aux interrogatoires.
— Pourquoi les Obscurs reviendraient-ils ?
— Tu as raison. Pourquoi.
— Je vais me débrouiller seul. Avec Brendan. Je vais me renseigner sur l'état des lieux.
— Très bien. Je te laisse juge. »
Un coup léger fut frappé à la porte, qui s'entrouvrit sur un visage sévère, comme taillé à la serpe. En reconnaissant l'homme, Othon ne put réprimer un frisson.
« Entre. » lui lança Armand.
Le chevalier divin se glissa à l'intérieur. Il portait des vêtements sobres, quelconques, tout juste rehaussés d'un soleil doré sous l'épaule gauche. Ses cheveux noirs étaient un peu trop longs et la barbe qui ombrait ses joues lui donnait un air encore plus sinistre. On l'aurait cru échappé d'un cachot profond. Othon se leva comme il s'approchait, et ils se serrèrent la main, d'une poigne ferme.
« Sire Othon, dit le nouveau venu.
— Urbain. »
Ce dernier était à peine plus petit que le second du commandant, d'un gabarit plus léger mais non moins létal. Othon contrôla un nouveau frémissement.
« Je vais vous laisser, souffla-t-il.
— Merci », dit Armand avec douceur.
Ce qu'Urbain venait faire là, Othon ne voulait rien en savoir et Armand ne le lui révélerait de toute façon pas. Les Flambeaux évoluaient tous dans la lumière. Presque tous. La nécessité que l'un d'entre eux puisse s'y soustraire paraissait sacrilège à Othon, mais depuis toujours, l'ordre avait disposé d'un atout imprévisible, un homme à l'allégeance pure mais aux méthodes douteuses. C'était une forme de tradition, mais aussi, selon certains, une nécessité. A l'heure où des Obscurs s'étaient manifestés en plein coeur de Juvélys, sans doute Othon aurait-il dû se réjouir d'avoir une arme supplémentaire à leur disposition. Mais il ne pouvait s'empêcher de penser qu'à jouer le jeu de l'ombre, on risquait d'y succomber.
Cette pensée assassine l'accompagna dans le couloir et d'Urbain, il songea à Brendan. Il ne pouvait pas sauver toutes les âmes, et il devait placer ses priorités.
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