2. Garance
NdA : Je promets de ne pas publier tous les jours, mais j'ai besoin de voir si une lecture suivie permet d'entrer dans le récit, ou si même comme ça, ça capote... (je devrais publier 20 chapitres d'un coup, mais j'ai pitié, mine de rien !)
***
Garance
Printemps.
Accroupie dans le potager du Temple de Valgrian, Garance avait plongé les mains dans la terre meuble, noire et généreuse, pour y planter des oignons. Elle avait déjà semé des fèves et du fenouil, des bettes et des radis, et il lui restait encore de quoi occuper l'après-midi, et les trois jours suivants. La promesse de ce labeur l'emplissait d'une joie authentique, après tous ces mois de frimas, et il fallait profiter de la moindre accalmie car il pleuvait la plupart du temps. Cefmes, le mois de l'eau et de la loutre, promesse de renouveau, de flaques et de fleurs.
Une ombre menue la surplomba.
« Et je les mets où, les capucines ? »
Garance leva les yeux sur la silhouette gracile de Lucie, treize ans, un océan de taches de rousseur et une toge crottée, cadeau de plusieurs heures penchée sur les parterres humides. La novice secoua son sachet de graines.
« Tu peux en mettre sur tout le pourtour... Attends. »
La jeune femme se redressa, essuyant ses mains sales sur son tablier. Ses cheveux blonds étaient noués sur sa nuque, mais quelques mèches lui tombaient dans les yeux et elle souffla pour les écarter.
« C'est tout ce qui nous reste ? »
Lucie agita à nouveau le sachet.
« Je crois bien.
— Hum. Je vais devoir envoyer Marcus au marché... s'il n'est pas déjà en vadrouille. »
Elle balaya les jardins du regard. Gigantesques, circulaires, ils occupaient tout l'intérieur de l'anneau formé par le Temple. Les arbres et les buissons, ainsi que quelques statues, et les structures d'entraînement réservées aux chevaliers sacrés l'empêchaient d'en scruter tous les recoins. En même temps, les chances que l'intendant soit à l'extérieur étaient nulles : il vivait dans sa réserve, comme une ouvrière à la ruche. Garance poussa un léger soupir.
« Je vais le chercher... Commence par le potager. Si tu as terminé avant mon retour, tu peux continuer avec les oignons sur ces deux rangées. »
Lucie acquiesça avec enthousiasme et Garance lui sourit. C'était une chance d'avoir trouvé une gamine férue de plantations parmi les novices de Valgrian : la plupart aspiraient à des activités plus flamboyantes, généralement liées à la pratique de la magie. Lucie aurait pu faire une bonne disciple de Luowyll, mais il n'y avait pas de temple à sa gloire à Juvélys, et Garance elle-même était seulement une invitée qui s'était attardée. Tout prosélytisme de sa part aurait été très malvenu et elle n'avait nul désir d'irriter ses hôtes. Elle se sentait bien parmi les servants de la lumière, qui l'avaient accueillie avec leur bienveillance proverbiale. En gérant leurs jardins, du potager à la roseraie, du verger au petit étang, elle les remerciait pour les largesses dont ils la gratifiaient chaque jour : un toit, un repas, des amis, de la lumière. Elle aurait pu être des leurs, et elle l'était, à bien des égards, mais son coeur demeurait à Luowyll la Féconde, jeune déesse des plantes généreuses, qui se sont données à l'homme pour l'aider à prospérer.
Elle quitta son petit royaume et remonta l'allée de graviers qui menait au Temple. Celui-ci encerclait complètement les jardins, en murs de marbre blanc s'élevant sur deux étages, percés de nombreuses fenêtres. Inviter la lumière était le maître-mot des Valgrians, dans leur coeur comme dans leur repaire. Avant d'entrer, elle ôta ses bottes, puis poussa la porte de la réserve.
« Marcus ? »
Un bruissement lui parvint.
« Je suis ici ! » vint la réponse, du fin fond de la pièce, loin dans le dédale d'étagères.
Garance s'engagea entre les tonneaux, les caisses et les sacs, se glissa sous des jambons suspendus, contourna un empilement douteux de bocaux vides, puis atteignit les profondeurs de la pièce, à l'endroit où se trouvait l'intendant.
Marcus avait une trentaine d'années, un air perpétuellement fatigué, les cheveux paille rebiquant sur le crâne, et les robes froissées d'un homme en mouvement constant. Plus quelques taches, indices sur ses activités du jour. Il était assis devant une pile impressionnante de tubercules, qu'il examinait minutieusement avant d'en rejeter une partie dans un seau. Garance fronça les sourcils. C'était un travail indigne de sa fonction, ce qui cachait quelque chose.
« Marcus, qu'est-ce que tu fais ? »
Il lui décocha un sourire.
« Je trie mes topinambours.
— Ça je vois bien. Mais pourquoi ?
— Parce qu'il faut le faire.
— Marcus. »
Son expression se fit conspiratrice.
« Céleste me cherche.
— Mais encore ?
— Elle veut que j'aille parler avec Armand, d'une histoire de bénédiction...
— Armand est un brave homme... Toujours très affable.
— Traîner avec le grand patron des chevaliers sacrés n'est pas dans mes attributions. Je ne suis pas le Flamboyant de ce Temple.
— Tu sais bien qu'Hector est monté à Omneiri.
— C'est Hugo qui est censé le remplacer, pas moi. Je ne suis ni le plus ancien, ni le plus sage, et je déteste tout ce qui touche à la guerre. Ma spécialité, ce sont les cageots, la lessive et les comptes. En plus, une bénédiction ! La dernière fois que j'ai lancé ce genre de sortilège... »
Sa voix mourut et son sourire se crispa. Garance comprit que son refus d'aller voir Armand dépassait une simple question de compétence ou de position dans leur hiérarchie. Il songeait à un autrefois révolu, au Flamboyant précédent, qui avait été son ami et son mentor, et qui avait été assassiné dans des circonstances atroces, deux ans plus tôt. Aux bénédictions vaines qui ne l'avaient pas sauvé.
« J'ai une bonne excuse pour toi, si tu veux t'assurer de ne pas avoir à suppléer Hector. J'ai besoin de graines. J'irais bien les chercher moi-même, mais avec tout le travail à abattre dans le potager, je ne peux pas m'absenter... d'autant qu'on ne sait jamais quand le ciel va recommencer à cracher... »
Ils jetèrent un oeil par la fenêtre, vers les nuages gris qui dérivaient au-dessus de Juvélys. La pluie viendrait avant la nuit.
« De quoi as-tu besoin ? reprit Marcus.
— De graines de capucine. De la luzerne aussi, si tu peux en trouver. Et s'ils ont des bulbes d'ail...
— C'est à l'échoppe des Vertes Prairies que je vais trouver ça, si je ne m'abuse... »
Il s'était levé, abandonnant ses tubercules. D'une main vive, il frotta la terre qu'il avait sur les genoux, puis passa les doigts dans sa chevelure rebelle, sans se soucier de ce qu'il y déposait.
« Oui, effectivement...
— Rien d'autre ?
— Non mais... si tu as le temps de faire un bref inventaire de ce qu'ils proposent...
— J'ai tout le temps que tu veux. »
Elle secoua la tête, amusée.
« Tu ne pourras pas fuir pendant toute une sixaine...
— Non, mais Céleste donne cours aux novices encore deux bonnes heures, puis elle aura le temps d'aller voir Armand elle-même ! »
Un sourire réjoui sur les traits, il louvoya entre les mille denrées de sa cachette pour gagner la porte et la patère où était suspendue sa cape, qu'il revêtit d'un geste ample. Il manqua renverser un tonnelet d'huile que Garance rééquilibra in extremis.
« Je me dépêche mais je pourrais m'égarer... La ville est grande et... le marché est vaste... et peut-être que j'aurai d'autres idées en route... »
Garance rit doucement. Elle ne risquait pas de récupérer ses graines de sitôt, mais Marcus était souvent d'humeur grise, et l'entendre plaisanter était toujours un bonheur à chérir. De tous les Valgrians, il était son ami le plus proche, une relation tissée entre les pousses de poireaux, les feuilles d'épinard et les fleurs de pommier.
Bien sûr, au départ, il n'était intéressé que par la production et la perspective d'un garde-manger bien achalandé. Mais c'était un homme curieux et enthousiaste, plein d'énergie, comme l'étaient souvent les Valgrians, et il avait fini par lui prêter main forte quand il en avait le temps. En retour, elle s'était proposée pour l'aider à l'intendance et ils avaient fini par former un tandem efficace, ancré dans le sol, le pratique, l'utile, l'indispensable.
Puis il y avait eu le coup d'état, le sac du Temple, les mois terribles de la dictature quand ils vivaient cachés, chacun de leur côté, avant la révolution et un endroit dévasté à réinvestir pour en effacer les stigmates de l'innommable. A tout ça, la flamme de Marcus avait survécu. C'était la mort d'Albérich qui l'avait mouchée.
« Bonne route. Merci. »
L'intendant la gratifia d'un clin d'oeil et disparut dans le couloir. Elle demeura un instant immobile, fixant la porte close, puis relâcha un petit soupir. Il vénérait la lumière. Il la retrouverait. Il fallait lui laisser le temps de faire son deuil, à son rythme. Mais deux ans, c'était long.
Elle regagna la porte, remit ses bottes et sortit dans le jardin. Elle n'avait pas fait dix pas que le ciel creva, gratifiant Juvélys d'une nouvelle ondée. Garance leva le visage et laissa la pluie chasser les larmes qu'elle n'avait pas voulu verser.
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