19. Martin

Nuit noire, odeurs de pisse, de sueur, de sang.

Du bout des doigts, Martin effleura la bosse qui pointait sous ses cheveux, sur la droite de son crâne. Elle était douloureuse, mais pas plus que son épaule gauche et ses genoux écorchés. Il avait récolté exactement ce qu'il avait semé, il en était tout à fait conscient. Il avait choisi sa cible — un jeune soudard nerveux, les yeux exorbités par la haine –, l'avait provoquée et obtenu les coups espérés. Il ne s'interrogeait pas vraiment sur cet enchaînement d'actes absurdes : il aimait se faire du mal, c'était un simple fait. Non. Il n'aimait pas ça. Il en avait besoin, il y avait une nuance.

A cause de Kerun, il s'était écarté de la voie nécessaire de son châtiment. Il fallait rétablir l'équilibre, et c'était ce qu'il avait fait. Une oeillade, une proposition indécente, et cela avait suffi pour réveiller le petit volcan. Un autre soldat, plus âgé, s'était interposé pour arrêter la fureur du plus jeune, mais le mal était fait. Ce qui ne les avait pas empêchés de boucler Martin dans un cachot sombre et humide, au sous-sol du fort, comme tant d'autres qui gémissaient dans les pièces voisines.

On n'y voyait goutte, mais le Griphélien avait pu trouver le seau d'aisance, heureusement vide, et une petite zone de paille où il s'était assis. Il était toujours torse nu, le pantalon glacé sur les hanches. Il l'enleva mais sans espérer que la nuit froide ne le sèche. Si c'était seulement la nuit. Il n'en avait aucune idée. Il avait faim et soif, cependant, ce devait être le signe de quelque chose. Et froid, bien sûr, comme à Mullin. Dans l'ignorance de ce que le futur lui réservait. La vie avait des manières étranges de se répéter.

Ils avaient été en sursis, dans le ventre de l'île, cachés de pirates sanguinaires. Voués à une version vorace de Cefnor, le dieu des vagues, ceux-ci les traquaient pour les sacrifier à la mer. Ils avaient tué plus d'une vingtaine d'insulaires et de marins de passage, avant que la marine juvélienne n'intervienne pour mettre fin à leur carnage. Martin avait survécu, mais certainement pas de son fait.

Mais les Juvéliens, dans toute leur hostilité, n'allaient certainement pas les égorger sur l'autel de Valgrian. Le dieu de la lumière n'apprécierait pas. Non, le plus probable était qu'ils gardent ceux d'entre eux qui paraissaient sympathiques et prometteurs et qu'ils rejettent les autres à la mer. Martin n'en pensait pas grand chose : il n'avait jamais voulu venir en Tyrgria. Il ne voulait pas davantage rentrer à Griphel mais il espérait que les Juvéliens n'iraient pas jusqu'à les ramener directement dans la cité de Casin.

Il en eut un frisson. S'il retournait jamais là-bas... les choses deviendraient forcément désagréables. Or Martin n'ignorait pas qu'avec la fin des hostilités, les solutions pour récupérer les innombrables prisonniers de guerre s'amenuisaient. Un échange direct avec les Griphéliens était probablement la meilleure option, même si l'Empereur serait sans doute peu désireux de procéder à la moindre tractation, ravi d'exploiter la chair fraîche qu'il avait récoltée sur les champs de bataille.

Mais s'il y avait parmi les Griphéliens de Juvélys quelques personnes bien choisies, des hommes ou des femmes recherchés, opposants politiques, criminels, héritiers encombrants, jeunes nobles et esclaves en fuite, déserteurs, courtisans en disgrâce, mages puissants, agents doubles, il n'était pas complètement impossible que Jadon Deach'unben se montre plus raisonnable.

Dans cette multitude, Martin se savait menu fretin, mais il ne savait pas quel était le statut actuel des Feradroit à la cour de l'Empereur. Les familles nobles griphéliennes louvoyaient sur un échiquier complexe, gravissant les échelons pas à pas pour dégringoler dans les oubliettes — parfois les caves du bourreau — à la moindre défaillance. S'il n'avait été qu'un esclave en fuite, disparu depuis plus de quatre ans, sans doute n'aurait-il pas craint grand chose, mais il avait assassiné son maître au passage, ce qui était nettement plus problématique.

Bien sûr il avait changé la couleur de ses cheveux et pris du poids. Il n'avait aucune caractéristique physique marquante, des cheveux blonds comme mille autres, des yeux clairs comme mille autres encore, une stature moyenne, un physique ordinaire, et le lacis de cicatrices qui lui marbrait le corps était celui des centaines d'esclaves qui avaient réussi à fuir et à gagner la Tyrgria. Mais le sortilège du Galludan qui supervisait l'enregistrement des prisonniers l'avait contraint à donner son patronyme – banal – et sa profession – répugnante. C'était peut-être trop... sauf que les chances que les Feradroit connaissent son nom étaient vraiment peu élevées. Reginald avait eu honte de lui, Martin le savait. Il avait fatalement dû cacher son existence à sa famille bien mise. Il fallait l'espérer.

S'il rentrait à Griphel, il serait exécuté dans la souffrance et pour l'exemple. Un esclave ne fuit pas. Et s'il fuit, il ne tue certainement pas son maître avant de détaler.

Un coussin sur le visage. Il ne s'était même pas débattu.

Tout en sondant les écorchures de ses genoux, Martin songea au fait qu'il aurait dû se montrer conciliant. En provoquant ses geôliers, il ne les mettait pas dans de bonnes dispositions à son égard et augmentait ses risques d'être déporté. Dilemme. Il ne savait en fait rien de ce que les Juvéliens entendaient faire et de pourquoi ils avaient été rassemblés. Le fait qu'il ait été retenu aux services secrets devait les inquiéter, il en était conscient. Peut-être imaginaient-ils qu'il était un espion à la solde de Griphel...

Il maudit Kerun, cet elfe insupportable qui se permettait de décider à sa place, depuis huit mois, de ce qui était mieux pour lui. Il n'avait jamais demandé à venir en Tyrgria. Jamais. Il s'était trouvé très bien sur Mullin, à vendre son corps aux marins de passage, dans l'auberge de Katia, avec sa cohorte de collègues plus ou moins fréquentables. Mais les Juvéliens et leur foutu complexe de grands sauveurs avaient tout foutu en l'air.

Non. Il était injuste. Les pirates avaient tout détruit les premiers.

A présent, il grelottait, la douleur dans son crâne se faisait pulsatile et la soif lui broyait les tempes. Il se demanda s'il aurait le courage de boire sa propre urine. Sans doute que oui. Dans sa branche, on prenait vite le pli d'avaler des choses répugnantes. Il était déçu des Juvéliens. Il aurait imaginé qu'ils traitaient mieux leurs prisonniers. Mais évidement, on avait sélectionné les plus durs pour faire le sale boulot, gérer cette racaille griphélienne.

C'est ce que tu es, depuis si longtemps déjà.

Il n'avait pas besoin de miroir pour se reconnaître, l'arc de ses sourcils, la courbe de son nez, sa lèvre fendue où le sang coagulé formait une croûte fragile. Une petite merde. C'était si facile à assimiler.

Sa vie n'était qu'une succession de cycles, de violence en violence, quoi qu'il fasse, où qu'il aille, depuis la faute originelle. Il ne se sentait pas désespéré, pas révolté. Il n'était même pas surpris.

Il ne servait à rien de crier, personne n'entendrait rien. Chaque fois qu'il remontait à la surface pour prendre une goulée d'air, quelqu'un lui renfonçait la tête sous l'eau. Pourquoi ne se noyait-il donc jamais ?

Mais il n'y avait pas de pitié en ce bas monde. Aucune. D'ailleurs, il ne l'aurait pas voulu. Il ne méritait aucune miséricorde, aucune empathie. Il était trop sale, trop vil, et l'expiation en était juste à ses balbutiements. Dix ans, ce n'était rien. Avec un peu de chance, il lui en restait quarante, même si les gens qui vivaient comme lui ne faisaient pas de vieux os.

Il ne se replia nulle part. Il ne s'était jamais permis de refuge, ni dans la réalité, ni dans ses pensées. Pas de rêves, pas de souhaits, pas de sauvetage.

Comme pour interrompre la litanie sinistre de ses pensées, un cliquètement métallique retentit près de la porte et elle s'ouvrit. Deux hommes entrèrent, dont un armé, mais Martin ne fit pas mine de se lever. Tandis que le premier soldat gardait son épée vers le Griphélien, le second déposa un plateau sur le sol, ainsi qu'une couverture. Pendant une seconde, le prisonnier se demanda s'il serait capable de se jeter sur cette lame pour en finir. Puis il se souvint qu'il n'en avait pas le droit et resta immobile. Il devinait que dans les cellules voisines, on devait poser des questions, gémir et supplier. Il n'en voyait pas l'intérêt. Ces gardes ne savaient probablement rien, et ils ne se risqueraient pas à répondre, de toute façon. Leurs visages étaient froids, tendus, reflet d'un conflit intérieur qu'ils se rejouaient à chaque nouvelle porte ouverte. L'attitude de Martin les soulageait l'un et l'autre, même si l'homme armé craignait un coup fourré. Ils finirent par reculer et refermer la porte, le plongeant dans le noir.

Il faillit en rire, mais une seconde plus tard, la lumière revint, ténue, au travers de la petite ouverture ronde qui s'ouvrait dans le haut de la porte. C'était bien suffisant pour que Martin distingue sa pitance, le pichet d'eau tellement espéré, et cette incroyable couverture de laine. Il se rua sur le tout et étancha sa soif, peu soucieux de son allure. Ces gens n'étaient pas complètement des barbares, au final.

Il ramena son trésor jusqu'au coin de paille, s'emmitoufla du mieux qu'il le put, puis commença à manger, un brouet farineux mais probablement comestible.

Il devait y avoir une raison pour cette raffle subite parmi les Griphéliens, six mois après la capitulation rhyvanne et les accords de paix. Mais Martin savait qu'il avait peu de chance de le deviner sans qu'on le lui dise : il se souciait très peu de politique internationale, et encore moins de tout ce qui avait trait à Griphel. Il n'avait pour ainsi dire pas quitté la Demeure des Soupirs depuis qu'il s'y était établi : on lui offrait le gîte, le couvert, l'accès à la salle d'eau, et il avait assez de travail pour se garder occupé.

Arrivé en hiver, quand Juvélys tremblait sous les frimas, il avait rapidement adopté le refuge douillet de sa chambre, que ne brisaient que les visiteurs, d'abord épars, puis réguliers. Même s'ils violaient chaque fois son intimité, dans tous les sens du terme, les clients finissaient toujours par repartir et il conservait le contrôle de son terrier, un espace qui ne lui appartenait pas mais qu'il considérait comme sien. Griphel était loin, depuis quatre longues années, il n'avait aucune intention d'y remettre les pieds, jamais. Ce qui s'y passait, il n'en avait absolument rien à cirer.

Il ne pouvait pas s'empêcher de se demander si son arrestation au bordel et cette vaste opération militaire avaient un rapport. Si c'était le cas, il n'était pas plus avancé.

Il songea à la jeune Iris de Vainevie, qui avait aussi été retenue par les services secrets. C'était une jolie fille, sans doute la petite vingtaine, un teint de pêche et de longs cheveux châtains cascadant sur les épaules, un pur produit de la noblesse griphélienne, à cela près qu'elle semblait réellement aspirer à autre chose. Papa et maman devaient être furieux : c'était le genre de merveille que l'on utilisait comme un pion à placer ici ou là, au gré des alliances. S'ils remettaient la main sur elle, ils la passeraient par le fouet avant de la marier au bon endroit.

Pauvre gosse, songea-t-il.

Elle avait eu l'air plutôt sympathique et réellement terrifiée.

Mais chacun sa bouse, comme qui dirait.

Il ne lui restait plus qu'à attendre le bon vouloir de ses ravisseurs, une fois encore. Il se sentait un peu blasé, là, comme ça. Plus d'énergie pour la rage. Advienne que pourra.

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