17. Rachel
« C'est une blague, c'est ça ? »
Appuyée à une des colonnes de l'entrée du Temple de Valgrian, Rachel contemplait la vingtaine de soldats qui prétendaient constituer le « peloton de protection renforcée des édifices religieux ». Bras croisés, la mine sceptique, elle n'avait pas l'intention de se laisser impressionner par leur capitaine, un jeune coq aux manières brutales. On l'avait sûrement averti que les Valgrians seraient réfractaires. On avait eu raison.
« Ordre du général Maelwyn. » répéta l'homme, dont Rachel avait déjà oublié le nom.
Elle secoua la tête.
« Ben j'm'en fiche. Vous allez attendre juste là. On n'a pas été prévenus. Je laisse pas entrer des soldats dans le Temple, comme ça. Vous allez foutre le bordel. »
Un des deux novices en faction à l'entrée du sanctuaire avait couru la prévenir dès qu'il avait vu arriver l'escouade. Bonne initiative de sa part. Avec sa carrure, son air revêche et son tempérament, Rachel était tout à fait capable de jouer les videuses. Elle avait quand même envoyé le gosse quérir du renfort : au moins Florent, et puis d'autres, au petit bonheur la chance. Céleste et Hugo étaient à une réunion organisée par les autorités, comme par hasard.
« C'est pour votre bien, dit l'officier, déjà excédé.
— Oui, oui, on dit ça. Vous allez stresser les gens avec vos armes et vos uniformes. On n'a pas besoin de vous pour nous protéger, merci.
— Ce n'est pas négociable.
— Vous voulez parier ? »
Il commençait à y avoir un petit rassemblement sur le parvis, des fidèles qui arrivaient ou sortaient du temple et s'immobilisaient pour assister à l'échange. Rachel ne s'en souciait guère. Campée dans sa tunique noire, sûre de son bon droit, elle se fichait complètement de faire un esclandre. Personne n'aimait les militaires : ils rappelaient à tout le monde la guerre récente, perdue. Peut-être la prêtresse aurait-elle dû avoir pitié de ceux-là, qui avaient réchappé au massacre, mais en fait, non. Ils étaient indésirables, comme ils l'avaient toujours été.
« Les ordres...
— Oui, oui, vous l'avez déjà dit. Vous voulez peut-être expliquer aux gens, ici, pourquoi vous êtes là ? »
Elle désigna la vingtaine de témoins, hommes et femmes, une paire de gosses, qui les observaient. Le capitaine se renfrogna. Il n'avait sûrement pas le droit d'ébruiter ce qui s'était produit chez les Mivéans, s'il était seulement au courant des détails.
« Vous allez regretter ce genre d'attitude...
— Qu'est-ce qui se passe ? »
Florent venait de surgir du Temple, grand et solaire, sans doute un interlocuteur que le capitaine estimerait davantage à sa mesure. Mais Rachel connaissait son collègue assez bien pour savoir qu'il ne céderait pas un pouce de terrain au soldat.
« Cette escouade doit nous investir, dit la jeune femme, prenant l'officier de court. Pour notre protection. »
Elle désigna la vingtaine de drôles qui patientaient dans la rue. Le ciel était couvert et certains lorgnaient les nuages avec appréhension : Cefmès allait cracher tôt ou tard.
« Ordre du conseil ! » s'exclama le capitaine.
Florent grimaça.
« Nous n'en avons pas été informés.
— Les chefs de culte sont en réunion en ce moment-même. Je suis certain qu'on leur expose les tenants et les aboutissants du dispositif.
— Qui sont ? »
L'officier haussa les sourcils.
« Et bien... on surveille.
— Ce n'est pas très précis. Vous devriez surveiller l'extérieur. Après tout, c'est de là que viennent les menaces. Le Temple est vaste... Il y a de quoi patrouiller. »
La proposition de Florent laissa le capitaine décontenancé. Ce n'était pas stupide, mais Florent l'était rarement. Rachel regretta de ne pas y avoir songé toute seule.
« A l'intérieur, nous gérons. Les sceaux filtrent les entrées par la porte principale. Mais c'est vrai que c'est difficile d'être sûr que personne ne se faufile jusqu'à nous par le Parc. »
Quel aplomb, quel talent !
« Nous avons notre contingent de Flambeaux aussi. Je suis sûr que vous ne doutez pas de leur valeur martiale, en cas de souci. »
Seul Gareth Maelwyn se serait permis de remettre la qualité des chevaliers divins en question.
« Vous avez sans doute raison. » concéda l'officier.
Florent lui adressa un de ces sourires formidables, dont on se sentait gratifié. Le soudard opina du chef, jeta un regard venimeux à Rachel, puis descendit les marches du porche et rejoignit son escouade.
« Merci, souffla Rachel. Tu gères.
— C'est temporaire, répondit Florent à mi-voix, non sans continuer à suivre le capitaine du regard, le sourire toujours au coin des lèvres. Ils auront sûrement les autorisations nécessaires et ils vont déferler à l'intérieur.
— Mais pourquoi ?
— Nous le saurons au retour de Céleste et d'Hugo, je suppose. S'il y a vraiment des Obscurs en ville, je suppose qu'il n'est pas ridicule de penser que nous sommes une cible potentielle.
— Nous sommes de taille à nous défendre...
— Bien sûr. Mais Maelwyn pense sûrement le contraire... »
Son expression se figea une seconde.
« Ton soupirant est de retour.
— Quoi ?
— L'Esprin. »
Rachel sursauta et tourna un regard alarmé vers le bas des marches. La mine circonspecte, Llewellyn Argall, prêtre de Kintaa et ressortissant d'Esprin la maudite, tentait de se frayer un passage parmi les soldats.
« C'est pas mon soupirant. » grommela la Valgrianne, d'un ton courroucé.
Apparemment, le visiteur avait du mal à convaincre les soudards de son droit à accéder au Temple. Rachel poussa un bref soupir.
« Méfie-toi de lui, murmura Florent.
— T'inquiète. »
Abandonnant Florent, la jeune femme descendit vers le comité d'accueil. Elle savait très bien pourquoi Florent la mettait en garde : parce qu'il était incapable d'imaginer qu'un godelureau aussi séduisant que Llewellyn puisse s'intéresser à une fille aussi moche qu'elle pour des raisons honnêtes.
« Laissez-le passer ! Il est invité ! » lança-t-elle.
Llewellyn releva la tête et lui adressa un sourire somptueux, encore mille millions de fois plus beau que celui de Florent. Les yeux d'un bleu superbe, les cheveux châtains cascadant sur les épaules, le pourpoint grenat parfaitement coupé, l'Esprin était sans doute le plus beau specimen de la gent masculine qu'ait jamais vu Rachel. Peut-être à l'exception de Soren, le sculpteur himéite, mais il ne comptait pas. Les soldats s'écartèrent tandis que Llewellyn gravissait les quelques marches qui le séparaient de la prêtresse valgrianne. Plus que jamais, Rachel eut conscience de sa gaucherie et elle capta, dans le regard des soudards, leur surprise à la voir adresser la parole à ce demi-dieu.
« Merci, dit l'Esprin avec reconnaissance. Qu'est-ce qui se passe ? »
Rachel grimaça en l'accompagnant vers le haut des marches. Florent y était toujours campé, bras croisés.
« Des soucis dans le Temple de Mivei, lâcha-t-elle finalement. Du coup, Maelwyn est stressé. »
Llewellyn jeta un oeil derrière son épaule, avant de reporter son attention sur le Temple. Florent les laissa entrer sans rien dire, mais Rachel sentait son regard de braise sur leur duo improbable.
« Quel genre de soucis ? »
Ils étaient entrés dans la nef, qui rayonnait des boules de lumière qu'on avait générées au petit matin.
« Je peux pas te dire, désolée. On nous a demandé de garder ça pour nous. Je suppose qu'il y aura une annonce officielle... »
Llewellyn opina du chef, les lèvres pincées, sans chercher à en savoir davantage. Elle l'en bénit silencieusement : s'il l'avait questionnée, elle n'aurait jamais pu lui résister. Pourtant, Rachel était sur ses gardes, par défaut, par habitude. Florent avait raison : aucun homme ne s'était jamais intéressé à elle, et Llewellyn la fréquentait pour des raisons purement professionnelles.
Lui à Esprin, elle à Juvélys, étaient des experts des créatures ombreuses, qui hantaient tant les marais de l'est de l'île, que la forêt au sud de Juvélys. Llewellyn était monté de sa cité maudite pour venir échanger entre spécialistes, et même s'il était originaire d'un endroit décrié par tous, il n'y avait aucune raison logique à lui refuser ce genre d'aide. Les créatures ombreuses étaient des fléaux, tant pour les Juvéliens que pour les Esprins, quelles que soient leurs dissensions.
Et de toute façon, tout le monde s'entendait pour dire que les prétentions du Prince d'Esprin, qui prétendait régner sur la Tyrgria en lieu et place du conseil juvélien, n'étaient que des fanfaronnades imbéciles. Esprin était une cité mineure, perdue entre la montagne et les marais, à des lieues de tout, isolée dans son délire. Llewellyn était juste un prêtre de Kintaa à la recherche d'informations. Abominablement séduisant. Mais rien d'autre.
Ils traversèrent la vaste salle et gagnèrent l'arche qui s'ouvrait sur les jardins. Ils s'engagèrent ensuite sous le passage couvert qui courait le long de la façade interne du Temple, en direction de la bibliothèque. Ils auraient pu cheminer par l'intérieur, mais il y avait toujours du monde dans les couloirs et Rachel détestait attirer les regards... même si c'était plutôt son compagnon qui en était la cible. Il devait avoir l'habitude, lui, bien sûr. Elle avait le prétexte de la magnificence des jardins en cette saison, les pommiers en fleur, les narcisses par centaines, les lilas mauves et blancs massés contre la façade nord, le chant des oiseaux.
Choses qui, en fait, ne la touchaient pas plus que ça. C'était joli. Rachel n'était pas tellement portée sur le joli.
Llewellyn, en revanche, musardait, le sourire aux lèvres, manifestement touché par le spectacle. En plein après-midi, fidèles et prêtres arpentaient les allées, Garance vaquait dans son potager, et quelques Flambeaux s'entraînaient sur le sable – Rachel reconnut Kyle, Enguerrand et Geoffroy, ainsi qu'une poignée d'écuyers. Du coin de l'oeil, la prêtresse repéra aussi une Mivéanne, appuyée à une colonne, l'air égaré. Dans son ombre se trouvait Gaïa, qui l'avait sans doute accompagnée jusque là, pour veiller à son état. Rachel ne connaissait pas tous les détails, mais elle avait participé au transfert des blessés, la veille. La plupart des femmes avaient été violées, certains des hommes aussi, tous avaient été torturés, à des degrés divers. Le plus touché avait été Brendan Devlin, leur chef, auquel on avait arraché les yeux. Mais ce n'était rien en comparaison de ce qui avait été infligé aux novices...
Elle frissonna malgré elle, Llewellyn lui jeta un coup d'oeil interrogatif et elle se fendit d'un sourire maladroit.
« Il fait encore frisquet ! » lâcha-t-elle, gênée aussitôt d'une répartie aussi stupide.
Il acquiesça en la précédant sous l'auvent de la terrasse qui jouxtait la bibliothèque.
« On peut rentrer, si tu préfères.
— Sans façon. Assieds-toi, j'arrive. »
Elle se glissa dans la pièce obscure tandis que l'Esprin se coulait sur une chaise, face à leur table habituelle. A l'intérieur, entre les étagères, deux novices rangeaient les livres sous le regard impérieux de Niyala, la bibliothécaire. Rachel se faufila derrière eux et récupéra la pile de documents sur lesquels elle travaillait avec l'Esprin.
Parchemins, parchemins, parchemins. Pouah.
Elle n'avait jamais été une intellectuelle : la boue des chemins lui manquait. Mais en l'absence de Perran, son compagnon de campagne, elle ne se voyait pas rallier la Forêt Morte. Il était l'expert, elle était le bras armé, ils ne pouvaient pas se passer l'un de l'autre quand ils arpentaient cette zone sinistrée. Pourtant Perran était parti pour Omneiri sans elle, dans l'escorte d'Hector, leur Flamboyant. Il ne faisait bien sûr pas partie des gardes du corps du prélat, mais il voulait recruter un assistant et le Temple d'Omneiri était leur centre de formation consacré.
Elle repoussa l'image de son comparse de sortie : il était le premier à lui faire des commentaires sur le prêtre esprin qui l'attendait à l'extérieur. Rachel savait que c'était en partie parce qu'il était un peu jaloux que Llewellyn ait jeté son dévolu sur elle plutôt que sur lui, mais aussi parce qu'il s'inquiétait pour elle. Qu'on puisse douter de sa capacité à se défendre, à elle qui était capable de neutraliser n'importe lequel de ses collègues et de combattre la plupart des bêtes ombreuses en face à face, était détestable. Mais la gent masculine était une engeance à laquelle elle n'entendait rien et qui semblait bien plus dangereuse.
A nouveau au dehors, elle rejoignit Llewellyn à leur table et déposa le fruit de leurs entretiens précédents devant lui. L'Esprin avait le regard perdu dans les jardins humides et un instant, elle crut qu'il contemplait la verdure, la statue de Valgrian, peut-être les chevaliers à l'entraînement... et puis elle réalisa que deux hommes de la garde étaient debout sous le passage couvert, en face d'eux, à hauteur de l'endroit où on avait accueilli les Mivéans. A cette distance, elle ne pouvait pas distinguer leur visage, mais le gris de leur uniforme était impossible à confondre avec une toge valgrianne.
« On s'y met ? » demanda-t-elle.
Llewellyn lui retourna un sourire affable, l'air de rien.
« Volontiers. On en était aux panthères, si je ne m'abuse. »
Elle acquiesça en dénichant la gravure de la bête en question sous la pile de parchemins. C'était un Esprin. Il ne le cachait à personne. Rachel était certaine que les services secrets avaient déjà un oeil sur lui. Il n'était pas anormal qu'il s'interroge sur la présence de soldats aux portes et de gardes dans l'enceinte. C'était inédit et inquiétant, pour tout le monde, même un étranger de passage.
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