13. Fritz
La nuit avait été courte, cela se voyait sur bien des visages rassemblés dans la salle d'état-major. Il faisait glacial et gris, l'air était encore chargé de la fumée d'une flambée pourtant éteinte depuis plusieurs heures. Si seulement quelqu'un avait eu la bonne idée d'ouvrir une fenêtre ! Mais Fritz n'était pas certain que ce soit chose possible. Le général Maelwyn et sa cohorte d'officiers semblaient aimer cette atmosphère confinée, peut-être la garantie de réunions courtes et efficaces.
Après une nuit en faction à surveiller le Temple d'Hime, l'espion n'aurait pas craché sur un bon lit. Les fervents de l'Amour avaient passé les heures noires à festoyer, bien sûr, comme s'il ne s'était rien produit chez leurs voisins mivéans. S'il n'avait pas su que leur Belle Amoureuse, Jehannah, avait passé une partie de la journée au chevet de Brendan Devlin, Fritz aurait pu croire qu'ils n'étaient pas au courant. Mais le plus probable était que les Himéites avaient cherché à défier l'ombre, dans leur inimitable style grandiloquent.
Il y avait eu des allées et venues, mais tout le mouvement s'était limité à l'entrée principale du Temple, qu'une patrouille de quatre gardes encadrait avec vigilance. Les Himéites n'étaient probablement pas ravis de cette haie d'honneur mais ils n'avaient pas cherché à chasser les importuns.
Perché sur le toit du Temple, Fritz avait vu un duo de prêtresses éméchées venir titiller les miliciens en milieu de nuit, mais elles s'étaient esquivées en gloussant dès que la pluie avait repris. Un peu plus tard, peut-être deux heures avant l'aube, Soren, le célèbre sculpteur, était sorti dans les jardins, aussi nu qu'à l'ordinaire. Fritz avait regardé sa silhouette pâle déambuler entre les buissons aux formes extravagantes, puis rentrer par une porte annexe qui, l'espion le savait, donnait directement sur son vaste atelier. Les gardes avaient été relevés deux fois, mais Fritz était resté solitaire, adossé à une spire dorée, jusqu'au lever du jour.
Il ne pouvait pas jurer qu'il ne s'était pas assoupi.
Quand il avait quitté le Temple Himéite, tous ses habitants dormaient encore comme des bienheureux. Ils n'émergeraient sans doute pas avant la mi-journée. Fritz, lui, n'avait même pas eu le temps de changer de chemise.
Il se frotta les yeux des deux paumes et étouffa un bâillement. A sa droite, Kerun était frais comme un elfe, comme toujours, protégé de la fatigue par une nature généreuse. Fritz n'était pas jaloux : à quoi bon ? Kerun n'avait pas choisi d'être ce qu'il était et il aurait eu tort de ne pas en profiter. Cela servait tout le monde, dans leurs rangs.
A côté de l'elfe se trouvait Ethel, puis venaient les trois représentants de la garde — Flèche Sombre n'avait pas fait le déplacement, cette fois — puis une demi-douzaine d'hommes et de femmes qui devaient appartenir à l'armée et au conseil. Fritz était responsable d'une section bien délimitée des quartiers pauvres et portuaires, il connaissait mal le gratin officiel. Mais le malheur avait voulu que le Temple de Mivei se trouve pile-poil au milieu de sa zone. En cela, il était concerné et dans la merde.
Bien sûr, Kerun, en tant qu'officier supérieur, prendrait le blâme. Ou plutôt le refuserait. L'elfe savait qu'ils avaient eu à engager la plupart de leurs ressources dans une opération autour du cimetière, et ce depuis deux sixaines, mais à vrai dire, même sans ça, il n'était pas certain que les hommes de Fritz aient repéré quoi que ce soit autour du Temple de Mivei. C'était un culte sans histoires, sans ennemis, parfois agaçant quand ils sortaient une prédiction audacieuse qui secouait la populace, mais ce genre de coup d'éclat s'était fait rare ces dernières années. Sans doute Devlin, sous ses dehors extravagants, était-il bien conscient de la nécessité de laisser Juvélys souffler un moment.
Si Fritz avait dû identifier un sanctuaire à risque, à Juvélys, il aurait pointé les adeptes de Rhyfel, dont le goût pour la guerre était peu apprécié depuis la défaite. Evidemment, les Valgrians étaient la cible rêvée pour quiconque vénérait les ténèbres mais ils étaient nombreux, bien organisés, bien protégés. Les atteindre demandait une force de frappe que Fritz n'imaginait pas pouvoir passer inaperçue. Ou du moins il l'espérait.
Maelwyn avait fait son apparition, à peine moins furieux que la veille, et Fritz sentit Kerun se raidir. Il avait vu l'elfe faire des exercices de respiration avant le début de la réunion, signe qu'il s'attendait à de nouvelles tensions. Quelque part, Fritz était heureux de l'avoir à côté de lui : il attirerait la foudre. C'était lâche, mais c'était la réalité, et Kerun avait l'habitude d'encaisser.
Le général avait baissé les yeux sur les hommes de la garde, cherchant manifestement le commandant invisible. Son regard gris fer s'arrêta sur le lieutenant Hagen Filliun, un vétéran à la moustache broussailleuse, qui devait être un peu plus âgé que lui. Ce dernier demeura stoïque, peu impressionné par la mauvaise humeur qui irradiait du conseiller.
« Filliun, quelle est la situation ? »
Le lieutenant rassembla ses parchemins pour la forme, mais il devait connaître ses informations par coeur.
« Nous avons pu commencer les interrogatoires et nos hommes ont fouillé les lieux, avec le concours des services secrets. »
Il échangea un signe de tête avec Kerun qui hocha la tête, lèvres serrées, bras croisés.
« Nous avons retrouvé seize corps et il y a dix-neuf survivants, qui sont actuellement accueillis au Temple de Valgrian. D'après les éléments à notre disposition, il manque quatre personnes : trois novices et un prêtre. Tant les indices matériels récoltés sur place que les témoignages suggèrent que les agresseurs, au nombre de six, étaient des Obscurs, ou du moins, se sont présentés comme tels. »
Fritz relâcha un petit soupir, même s'il était déjà au courant. L'information avait filtré avant la nuit et circulé rapidement auprès de toutes les personnes intéressées.
« Qui pourrait avoir intérêt à se faire passer pour des Obscurs ? » dit Maelwyn avec ironie.
Hagen haussa les épaules.
« En fait... » intervint Kerun.
L'expression du général se crispa mais il accorda son attention à l'agent. Fritz espéra que son voisin savait exactement ce qu'il allait dire.
« Vu l'impact que la dernière cabale obscure a eu sur la stabilité juvélienne, n'importe quel groupe désireux de nous mettre en difficulté pourrait se revendiquer de leur obédience. »
Joliment dit, peut-être un peu complexe pour une partie des soudards du Fort, à voir l'expression froncée du général Dunwydd. Obédience était un choix de mot audacieux.
« Vous avez des informations en ce sens, Tervan ? »
Ce ton faussement aimable... Fritz sentit les poils se hérisser sur sa nuque.
« Pas d'informations mais...
— Comme prévu. » l'interrompit Maelwyn, s'attirant des gloussements complices de ses hommes de main.
Kerun se raidit.
« Mon général...
— Tervan, vous reviendrez me voir avec des faits. Vos suppositions farfelues ne nous intéressent pas. »
Il revint à Hagen. Kerun ne chercha pas à reprendre la parole mais Fritz entendit son expiration rageuse.
« Quoi d'autre ?
— Rien de précis pour l'heure. Nous devons interroger de nouveaux témoins, nos équipes continuent à enquêter dans le quartier.
— Les Tymiriens ?
— Nous avons une équipe sur place en ce moment.
— Que ces Ombreux répugnants conservent un site dans nos murs est un scandale, grommela Dunwydd d'une voix sourde.
— Leur culte apporte du réconfort à certaines franges moins nanties de la population, intervint la lieutenante Ermeline Prégris, une femme dans la quarantaine, bras droit officieux de Flèche Sombre.
— Aux putes et aux trafiquants ! s'exclama Dunwydd en retour.
— Préféreriez-vous qu'ils se tournent vers Casin ? » demanda la lieutenante, toujours très calme.
Dunwydd parut sur le point d'ajouter quelque chose mais Maelwyn leva la main et son subordonné se tut aussitôt, comme le chien bien dressé qu'il était.
« La situation a été discutée au conseil, annonça Maelwyn. Vu le bordel qu'ont foutu les Obscurs la dernière fois, on ne peut pas prendre de risques : il faut les coincer avant qu'ils ne fassent pire. »
Il balaya la salle du regard.
« L'affaire passe sous la supervision directe de l'armée. Des escouades de militaires seront envoyées dans tous les Temples pour assurer la protection des prêtres tant que les Obscurs ne sont pas coincés. »
Un silence stupéfait succéda à cette déclaration.
« La réunion avec les chefs de culte a-t-elle déjà eu lieu ? demanda Kerun, verbalisant sans doute ce que tous se demandaient.
— Quel est le rapport ? aboya Maelwyn.
— Ils pourraient ne pas appréc...
— Mais je m'en contrefiche, Tervan. Les Mivéans ont prouvé une fois de plus que ces allumés étaient incapables de se protéger. Si ça ne tenait qu'à moi, je les laisserais assumer leur mollesse, mais les Juvéliens tiennent à leurs temples. C'est le devoir des autorités de défendre ceux qui en sont incapables. Et c'est ce que les autorités ont décidé. »
L'inimitié du général pour les religieux était chose connue, mais le voir affirmé avec autant de force était inédit. La réunion des chefs de culte promettait d'être animée et Fritz était absolument ravi de ne pas y être convié.
« En parallèle de cette protection renforcée des temples, il a été décidé de procéder à un contrôle généralisé des ressortissants griphéliens. »
Fritz secoua la tête.
« Quoi ? » lâcha spontanément Kerun.
Le sourire de Maelwyn se fit mauvais. Autour de lui, les bras croisés et les visages durs révélaient que toute la clique martiale était au courant de cette initiative.
« Tous les Griphéliens sont en ce moment rassemblés au Fort, où ils seront interrogés par nos soins. »
La garde était interdite, mais ce n'était rien en regard de ce que l'elfe reflétait.
« Interrogés... mais... Nous sommes les services de renseignement... » dit Kerun.
Maelwyn eut un rire.
« Dont nous connaissons tous l'efficacité. Nos spécialistes prennent le relais sur cette affaire, Tervan. Vous êtes déjà tellement submergés ! »
L'elfe se leva, Fritz jura de n'avoir pu l'anticiper, mais c'était trop tard pour l'en empêcher.
« Arrêter des gens sous prétexte de leur nationalité antérieure est illégal, dit l'elfe. Vous n'avez aucun élément indiquant que les Obscurs sont issus de leurs rangs. Agir de la sorte, pour ces gens, est...
— Depuis quand décidez-vous de ces choses, Tervan ? Le conseil a pris cette décision. Le conseil démocratiquement élu par les Juvéliens. Ne devriez-vous pas respecter ses prérogatives, plutôt que de vous soucier d'une poignée de Griphéliens ?
— Nous travaillons avec les réfugiés griphéliens depuis des années... Ces gens... ont fui une dictature... Les services secrets ont les moyens de sonder cette communauté sans procéder à une rafle arbitraire ! »
Oh non, non, Kerun, non, songea Fritz en grimaçant.
Les yeux de Maelwyn parurent sur le point de jaillir hors de ses orbites.
« Arbitraire ? Est-ce bien ce que vous venez de dire ? »
L'elfe serra les poings.
« Stigmatiser toute une population pour coincer cinq tueurs est une erreur. » lâcha-t-il.
Très maîtrisé.
« Une grossière erreur qui va nous revenir en plein visage ».
Ah misère.
« Vous savez quoi, Tervan ? Je crois que vous êtes surmené. »
Il y eut des gloussements autour du général.
« Je l'entends bien. Mais ce n'est pas grave. Les services secrets sont démis de cette affaire. La garde s'occupera de l'enquête de quartier, comme elle le fait déjà, et l'armée se charge du reste.
— Vous ne pouvez pas faire ça, murmura Kerun.
— Bien sûr que si. Je viens de le faire. Rentrez chez vous, reposez-vous. Vous le méritez, n'est-ce pas ? De toute façon, vos services nous ont déjà offert toutes les données dont nous avions besoin. Et quelques suspects supplémentaires. »
Fritz écarquilla les yeux.
Qu'est-ce qu'il sous-entendait par là ?
A ses côtés, Kerun s'était figé.
« Vous n'avez pas...
— Puisé dans vos ressources ? Bien sûr que si. A quoi serviriez-vous, sinon ? »
Cette fois, Kerun repoussa sa chaise.
« La séance n'est pas levée, Tervan ! »
Mais l'elfe était parti, sans se soucier de ce que vociférait le général derrière lui. Ethel leva les yeux au ciel, peu impressionnée par la sortie de leur officier supérieur, puis échangea un haussement d'épaules avec son homologue demeuré en arrière. Fritz hésita sur la marche à suivre : ils venaient d'être congédiés, ne devait-il pas imiter Kerun et partir à son tour ?
Maelwyn semblait les jauger, attendant un mouvement de leur part. Fritz renonça à bouger. Même s'ils étaient officiellement hors jeu, il restait utile de savoir ce que les autres tramaient. C'était leur boulot, après tout, savoir ce qui se passait, à tout moment, à Juvélys.
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