12. Aeryn


Au dehors, c'était la nuit. Demi-lune, ce soir, lumière d'argent intermittente, cachée par les nuages et la pluie généreuse de ce début de printemps.

Mais il n'y avait pas de fenêtre dans la petite pièce où Aeryn avait accueilli Diane, juste une odeur de poussière.

« Merci d'être venue. » dit Aeryn.

La femme qui lui faisait face avait de longs cheveux blancs en couronne, le visage diaphane, et elle dégageait une légère phosphorescence, comme une brume ténue. Ses yeux étaient d'un bleu si pâle qu'elle paraissait presque aveugle. Son teint de neige contrastait avec le bleu sombre de sa robe brodée d'argent, symbole de sa fonction, Flamme Nocturne, la grande prêtresse du culte de Tymyr à Juvélys. Mais son étrangeté n'était pas due à une quelconque magie : elle était liée à sa nature de Primitive, une particularité qui surgissait de temps à autre chez les individus, signe d'un autrefois où les humains s'étaient mélangés à des races désormais disparues. Du moins c'était ce qui se disait.

« Je n'ai pas vraiment eu le choix. » répondit Diane avec un ton légèrement désabusé.

Aeryn se fendit d'un sourire désolé. Les deux femmes se connaissaient. Le Temple de Tymyr était situé dans le quartier qu'Aeryn supervisait et par la force des choses, elles s'étaient déjà rencontrées. C'était un coin sordide de Juvélys, qui abritait les plus pauvres, mille trafics, autant de misère. L'assainir semblait chose impossible et les autorités s'y étaient essayées par diverses méthodes, dures ou douces, sans jamais y parvenir. Il fallait sans doute un espace pour que les bas instincts de l'humanité s'expriment en relative quiétude, sous peine de répercussions imprévisibles. En tant que capitaine dans la garde juvélienne, Aeryn ne pouvait pas baisser les bras, même si elle était contrainte, souvent, de fermer les yeux.

« Il y a eu un incident au Temple de Mivei. » commença Aeryn.

Diane pinça les lèvres. Les Tymyriens dormaient la journée et vivaient la nuit, pour rendre grâce à leur Déesse Secrète. Si l'information avait circulé, elle ne les avait pas réveillés. Les gardes qui avaient été quérir Diane avaient attendu un moment devant la porte avant de la tirer du lit.

« L'enquête est en cours, mais les premiers témoignages et les éléments matériels indiquent qu'il s'agirait d'un groupe d'Obscurs. »

Les traits de la Primitive se figèrent et ses yeux laiteux s'écarquillèrent légèrement. Aeryn vit ses mains blanches serrer la toile marine de sa robe. Elle était stupéfaite et horrifiée, ou elle le mimait bien.

« Nous sommes trois... murmura Diane, à mi-voix. Seulement trois.

— Vous n'êtes pas soupçonnés. » dit Aeryn, avec un sourire apaisant.

Pourtant elle était là, convoquée à la caserne. Aeryn comprenait son angoisse.

« Mais nous avons pensé préférable de vous avertir de la situation. Les Mivéans... et les Valgrians, sans doute, sont au courant. Nous allons devoir convoquer les chefs de culte... les autorités vont –

— Quel est cet incident ? » l'interrompit Diane d'une voix blanche.

Aeryn pinça les lèvres.

« C'est confidentiel. Mais il y a des victimes, oui. »

La Tymirienne noya son visage entre ses mains et demeura immobile, toujours droite.

« Les enquêteurs viendront vous trouver demain. Pour vous interroger... sur vos fidèles...

— Aeryn, vous le savez aussi bien que moi : nos fidèles sont, en grande majorité, les prostituées du quartier. Quelques petits criminels... des sporeux en quête de réconfort...

— Je sais. Mais je ne suis pas en charge de l'enquête. Vous savez que les Obscurs sont des fervents de Tymyr.

— Ils se fourvoient !

— Ce n'est pas la question, malheureusement. »

Diane releva les yeux. La brume luminescente qui s'échappait de son corps s'était densifiée, pour former un nuage qui en brouillait les contours. Mais Aeryn n'en avait pas peur : elle savait qu'il était intangible, ni chaud ni froid, et qu'on pouvait le toucher sans risque. Un fragment gazeux associé à la Primitive. Ces derniers avaient mauvaise réputation, bien sûr, mais en tant qu'elfaine, Aeryn était bien placée pour savoir que les humains avaient tendance à se défier de tout ce qui sortait un rien de l'ordinaire.

« Je n'abrite pas d'Obscurs. Aucun d'entre eux n'est venu prier en mes murs, souffla la Tymirienne. Notre Temple ne reconnait ni n'accepte cette dissidence répugnante. C'est une manière dévoyée de comprendre les enseignements de Tymyr. L'ombre n'existe pas sans lumière. »

Aeryn contint un soupir. Elle connaissait cette rengaine. Ce n'était pas la première fois que les Tymiriens de Juvélys étaient victimes des agissements d'un groupuscule étranger. L'amalgame aurait lieu, quoi qu'ils fassent, et il faudrait bien que Diane et ses deux acolytes carrent les épaules s'ils voulaient persister. Vénérer la Nuit au coeur d'une cité vouée à Valgrian était un exercice d'équilibriste permanent.

« Je vais vous laisser rentrer. Vous serez convoquée pour la réunion des chefs de culte. Je vous conseille de... ménager vos horaires autour des impératifs des journées à venir. »

En d'autres mots, les Tymiriens allaient devoir se farcir le soleil pendant quelques temps.

« Nous allons essayer de garder toutes ces informations confidentielles, mais vous savez comme la rumeur circule... »

L'expression de Diane se tendit.

Le Temple de Tymyr était resté fermé pendant près d'une demi-année lors de la crise précédente, en raison de l'hostilité de la population suite au meurtre du Flamboyant des Valgrians. Que les adeptes juvéliens de la Déesse Secrète n'aient eu aucun lien avec les assassins n'avait eu aucune importance. Ils vénéraient la nuit, tous, et c'était suffisant. 

« Pourrons-nous bénéficier... d'une protection ?

— J'en parlerai à mes supérieurs. Personne n'a le désir de voir le passé se répéter. »

Souvenirs de carreaux cassés, d'inscriptions ordurières, d'injures, de jets d'immondice, de tentatives d'incendie. A l'époque, la garde, débordée au lendemain de la dictature, avait failli. Depuis, les effectifs s'étaient renforcés, il y aurait sûrement moyen de faire quelque chose. Les Tymiriens étaient peu populaires, mais le commandant Flèche-Sombre ne s'en soucierait guère : seul l'ordre lui importait.

La Flamme Nocturne acquiesça, la mine illisible. Etait-elle rassurée, furieuse, inquiète ? Aeryn n'aurait pu le dire : la brume blanche était devenue trop épaisse, la dissimulant aux regards. C'était sans doute le signe d'une émotion forte, mais l'elfaine n'aurait pu en jurer : à part Diane, elle ne connaissait qu'un seul autre Primitif, et il n'était pas lié au même élément.

La capitaine se leva, signifiant par là la fin de leur entretien. Diane l'imita dans un froissement d'étoffe.

« Merci de m'avoir avertie de la situation, dit finalement la Flamme Nocturne.

— Croyez bien que j'en suis désolée. Je n'ignore pas l'importance de votre Temple pour certains. »

A l'extérieur, deux gardes les saluèrent comme elles repartaient dans le couloir. L'elfaine entendait la respiration mesurée de la Primitive dans son sillage. De ce qu'elle savait de Diane, elle ne l'aurait jamais imaginée tremper dans le crime affreux qui avait ravagé le Temple de Mivei... mais les dieux étaient dangereux, tout le monde le savait, et la foi une justification toujours absolue.

Elles croisèrent d'autres hommes en faction, jusqu'à atteindre le hall d'accueil. A cette heure tardive, il n'y avait presque personne, mais les guichets restaient ouverts toute la nuit. L'urgence ne dormait guère dans une cité aussi vaste. Aeryn accompagna la prêtresse jusqu'au porche et la regarda descendre les quelques marches pour gagner la rue. Son Temple n'était pas très éloigné du poste de garde, et s'il y avait bien une personne qui devait apprécier de marcher dans la nuit, c'était elle. Le ciel était voilé mais il ne pleuvait plus, même si le fond de l'air était glacé, ce serait une belle promenade.

L'elfaine demeura immobile dans l'embrasure de la porte, suivant sans mal la silhouette encapuchonnée qui s'éloignait.

« Aeryn ? »

Elle jeta un regard derrière son épaule, pour croiser le regard de son jeune sergent.

« Il y a du rififi autour de la Gargotte en Diable. Une partie de Frivole qui aurait dégénéré.

— J'arrive. »

Elle refit face à la rue mais Diane avait disparu. Aeryn espéra qu'elle n'était pas coupable, sans quoi, à l'avertir, ils lui avaient donné toute l'opportunité de prendre la poudre d'escampette. En même temps, l'incarcérer en l'absence de preuves n'était pas envisageable. Juvélys avait des lois.

Mais il y avait déjà d'autres urgences, et l'elfaine retourna à l'intérieur pour préparer l'intervention à venir.

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