10. Willhem
En fin de journée, l'atelier des liens était toujours tranquille. Les coudes sur la table et la langue sortie, Willhem tentait d'ajuster un minuscule rouage au creux de la serrure d'une paire de menottes, à l'aide une fine tige de métal. Il se félicitait d'avoir une excellente vue et une adresse à l'avenant, car la manipulation requérait une légère torsion d'une précision extrême pour parvenir à un résultat. Au bout de longues minutes de concentration, il était sur le point d'y parvenir lorsque la porte s'ouvrit brutalement derrière lui, lui arrachant un cri et un geste qui réduisit tous ses efforts à néant.
« Ah, c'est là que tu es. »
Sa frustration s'évanouit en reconnaissant la voix de Kerun, à la fois lasse et soulagée. Il savait que la journée de son supérieur avait été difficile. Il se retourna et agita ses menottes, ce qui arracha une grimace à l'elfe.
« Je suis désolé. J'ai besoin de ton aide.
— Pas de mal. Je me détendais. » dit Willhem en se levant.
Il hésita à ranger son matériel mais il serait sans nul doute le premier sur les lieux le lendemain, et préféra tout laisser en l'état. Il rejoignit Kerun à l'extérieur, verrouillant soigneusement la porte derrière lui : l'accès à l'atelier des liens devait se mériter. L'elfe lorgnait déjà le bout du couloir, une expression un peu égarée sur le visage, mais il lui adressa un brave sourire.
« Tu as appris, pour les Mivéans.
— Oui. Cara m'a raconté.
— Je n'ai pas eu une minute et la nuit ne fait que commencer. J'ai un service à te demander.
— Bien sûr. »
Kerun croisa les bras sur sa poitrine étroite.
« Le Griphélien que nous avons ramené hier soir. J'avais promis d'aller le voir aujourd'hui. Je n'en aurai pas le temps. Est-ce que tu peux passer le lui dire ? L'assurer que je le ferai dès que possible ? »
Willhem ne put s'empêcher de hausser les sourcils, surpris de cette délicatesse envers un prisonnier.
« Je vais avoir besoin de sa collaboration, expliqua l'elfe. Je ne veux pas partir sur de mauvaises bases. »
Cette fois, c'est un sourire un peu narquois qui gagna les lèvres de l'agent. Kerun grimaça en retour.
« De plus mauvaises bases, se corrigea-t-il.
— D'accord, j'irai le voir. » dit Willhem d'un ton apaisant.
Kerun relâcha un soupir.
« Je peux faire autre chose ? Soulager ta nuit ?
— J'hésite à te demander ça... Si tout le monde est sur la brèche dès à présent, qui restera-t-il demain ?
— Je tiens mieux le coup que Tamara, Fritz ou Jasper. Et j'ai passé la journée dans la paperasse et les cadenas.
— Ça avance ? »
C'était bien Kerun, ça, de poser ce genre de questions alors qu'il avait mille autres choses à penser.
« Plutôt bien. Mais donc, je suis à ta disposition. Il faut faire quoi ?
— Surveiller un Temple. En solo. Je n'ai pas assez de ressources pour faire des équipes. »
Leur malédiction, chaque jour, Willhem le savait bien.
« Je prendrai une outre de ce thé noir répugnant qui vous réveille un mort. »
L'elfe sourit, sans se départir d'une certaine tension.
« Une préférence ?
— Dywill. » répondit Willhem sans hésitations.
Le dieu ingénieux, son préféré.
« Mais d'abord mon Griphélien.
— C'est quoi son nom ?
— Martin.
— Je dois savoir quelque chose d'autre sur lui ?
— Il n'y a pas grand chose à savoir. Tâche d'être gentil. »
Willhem se désigna du doigt, faussement stupéfait, arrachant un nouveau sourire à son supérieur. Un échange de regards scella leur marché.
« Merci, Will.
— De rien. Pour Juvélys ! dit joyeusement son interlocuteur.
— Pour Juvélys. » répondit l'elfe, avec le plus grand sérieux.
Puis il fila dans les couloirs, éternellement pressé. Willhem haussa les épaules : être un elfe avait ses avantages, dont un besoin de repos très réduit, mais Kerun avait quand même l'air fatigué. Peut-être était-ce juste une impression : ses traits, son teint, ses expressions, rien n'était vraiment humain. Willhem savait qu'il était dangereux d'y projeter une similarité qui n'y était probablement pas.
Il abandonna donc l'atelier et se dirigea vers les étages. Une visite au prisonnier, puis il irait rapidement se changer et se ravitailler, avant de filer au Temple de Diwyll.
Le dénommé Martin était assis sur une chaise et fixait le vide du mur opposé. Quand Willhem entra dans la petite antichambre qui séparait la cellule du couloir, il tourna un regard morne dans sa direction et demeura parfaitement inexpressif, comme s'il n'avait attendu personne et se fichait complètement de le trouver là. Il devait s'ennuyer comme un rat mort, mais c'était un peu le principe de l'incarcération, et sûrement mieux que de passer le temps à subir les assauts de Juvéliens débauchés.
« Et tu es qui, toi ? » demanda alors subitement le Griphélien.
Willhem rit, surpris de l'interpellation.
« Pas celui qui avait promis de venir. Il est un peu pris. Il essaiera de passer te voir au plus vite. Il ne t'a pas oublié. »
Le haussement de sourcils théâtral du prisonnier révéla tout le bien qu'il en pensait.
« Qu'est-ce qu'il me veut ? poursuivit Martin de son ton blasé.
— Je n'en sais rien.
— Et toi ?
— Moi quoi ? »
Le Griphélien esquissa un sourire en coin et écarta les pans de sa chemise, révélant sa poitrine nue.
« Désolé, pas intéressé, dit Willhem, amusé par la provocation. Et puis je n'ai pas le droit d'ouvrir la porte, de toute façon. »
Il haussa les épaules. Martin soupira.
« Pourquoi est-ce que vous m'avez ramassé ? »
Willhem mima l'ignorance. Il n'avait aucune idée de pourquoi Kerun s'intéressait à un prostitué griphélien. C'était un clandestin, mais il y en avait mille. En général, la garde les débusquait puis ils étaient sommés de passer par le service des naturalisations s'ils voulaient obtenir un permis de séjour. Or ils étaient en ce moment deux dans leurs locaux, pour une raison que l'elfe était peut-être le seul à connaître. Sans doute étaient-ils des espions.
« Qu'est-ce qui va m'arriver ?
— Ça dépend de ce que tu as fait, je suppose. »
Willhem savait qu'il aurait dû partir et le laisser mariner, mais Kerun lui avait expressément demandé d'être gentil. De plus, l'homme lui était sympathique. Sans doute cette morgue mal muselée et cette touche de vulgarité. Il avait grandi dans un univers similaire, il s'en sentait à la fois proche et immensément lointain, désormais.
« Je me suis juste enfui d'une ferme où on me forçait à bosser. Je n'ai jamais rien fait. Je ne voulais même pas venir en Tyrgria ! »
A nouveau, l'agent haussa les épaules.
« Alors peut-être qu'on va juste évaluer ce que tu sais, puis te renvoyer chez toi. »
Une lueur d'effroi passa dans le regard du Griphélien.
« Il y a des Griphéliens à Juvélys, non ?
— Des tas, oui.
— Et ils peuvent rester, eux.
— Tu n'as pas l'air de savoir ce que tu veux. »
Martin se renfrogna.
« J'étais bien là où j'étais. »
Willhem avait cru la même chose, autrefois, quand il vivait de larcins dans le quartier oublié de la capitale. Il avait failli y perdre beaucoup, mais Kerun l'avait sorti du trou et ramené vers la lumière. Quand l'horizon est noir, on oublie que le soleil brille toujours, quelque part.
« Alors peut-être que c'est là qu'on te renverra. » conclut Willhem avec la même bonhomie.
Il fit un pas en arrière.
« Bon, j'ai passé le message. Nuit chargée à Juvélys.
— Pas pour moi. » grommela le prisonnier.
Sur un dernier rire, Willhem l'abandonna à ses ruminations et regagna le couloir. Il devait se hâter : le Temple de Dywill était à l'autre bout de la ville et la nuit déjà bien avancée. Il ne savait pas exactement ce qu'il devait guetter, mais autant ne pas arriver trop tard.
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