1. Kerun
Juvélys, 21ème jour de Cefmes 786, environ huit mois plus tard.
Les rayons doux d'un printemps humide perlaient au travers des fenêtres voilées de la petite salle, nimbant les personnes rassemblées de tons chaleureux, un contraste frappant avec leurs mines sévères.
« Il serait temps que le conseil comprenne qu'il perd son temps. Jadon ne lâchera rien. Personne. Tous nos contacts sur place sont formels. Les prisonniers sont déjà en train d'être dispersés dans l'Empire. Il n'y aura pas de négociations. »
Kerun avait l'impression de parler dans le vide. Autour de la table en chêne usé, sa poignée de collègues l'écoutait pourtant avec attention. Mais l'elfe ne cherchait à convaincre aucun d'entre eux ; ce qu'il leur disait, ils le savaient tous. Ceux qui restaient sourds lui étaient inaccessibles : le conseil juvélien, le trio qui régentait leurs existences depuis son siège à l'Assemblée. Mais il était forcé de tenter une fois encore de mobiliser leur cheffe, Nora Felden, pour qu'elle relaie leurs informations.
« Le général Maelwyn doit en être parfaitement conscient. Il a combattu l'Empereur. Je ne comprends pas pourquoi... continua Kerun.
— À cause de l'impopularité d'une telle décision », l'interrompit son voisin de gauche, August, d'un ton sec.
Kerun lui décocha une légère grimace, mais l'agent lui retourna un visage glacé.
« Attendre six mois pour moucher les espoirs est-il plus raisonnable ? Est-ce qu'ils pensent que... les gens vont oublier ?
— Ce n'est pas notre rôle de nous prononcer sur ces questions », intervint finalement Nora.
Grande, blonde et autoritaire, leur supérieure ne faisait pas sa cinquantaine d'années. Kerun poussa un bref soupir et croisa les bras.
« Dans ce cas, le rapport est fait. D'autres données nous viendront de Griphel, mais honnêtement, personne ne croit à un revirement de l'Empereur. Nous n'avons aucun levier. Les agents sur place vont s'efforcer de tracer les mouvements des captifs, mais nous parlons d'environ trois mille personnes, ça va être compliqué. »
L'elfe chercha le regard de Rutger, qui gérait le dossier avec lui. Ce dernier, silencieux et morose, se contenta d'un signe de tête. Il avait les cernes d'un homme qui dort peu et mal, mais c'était chose attendue quand on surveillait, depuis des années, un endroit aussi abominable que Griphel.
« Nous avons convenu de garder le bureau des disparus ouvert, reprit Kerun. À défaut de retrouver les gens, nous aurons au moins des listes exactes... si le général Maelwyn veut bien nous fournir ses données pour le recoupement, ce qui coince encore et toujours. »
L'elfe se tourna à nouveau vers Nora, qui passa une main agacée sur son visage.
« Il dit nous avoir déjà donné tout ce qui est en sa possession, rappela-t-elle. Je lui en ai déjà parlé plus d'une fois.
— Il nous manque ce qui concerne les contingents qui étaient engagés sur le front ouest. Il le sait. Il refuse de nous révéler l'ampleur des pertes.
— Sécurité nationale, répondit Nora.
— Nous sommes la sécurité nationale ! »
Sans prévenir, la grande femme se leva, signalant la fin de la réunion. Autour de la table, les autres officiers supérieurs du renseignement juvélien, Rutger, August, Maora, Glenn et Sido, l'imitèrent et rassemblèrent leurs documents dans un brouhaha de froissements et de grincements de chaise. Kerun fut moins prompt, surpris de la manière dont leur cheffe avait brusquement décidé de couper court à leur entrevue.
« Kerun », dit-elle au moment où il consentait enfin à bouger.
Il se rassit. Elle adressa un signe de main à Glenn qui referma la porte derrière lui et les laissa en tête à tête.
« Il faut vraiment que tu modères tes propos, commença Nora, soucieuse.
— Maelwyn refuse de nous transmettre des informations auxquelles nous avons droit. C'est une réalité. Je ne dis rien de scandaleux. C'est son comportement qui l'est. »
Il passa des mains fines sur son visage effilé et se massa un instant les paupières, avant de relâcher sa respiration.
« Dans les sixaines qui viennent, nous perdrons toute chance de retrouver une partie d'entre eux si nous ne savons pas qui nous cherchons. Les mouvements d'esclaves à Griphel sont très difficiles à documenter... encore plus depuis le passage des dernières lois qui encouragent l'effacement pur et simple de leur provenance.
— Tu ne crois pas que... ces hommes sont perdus de toute façon... qu'ils aient été fait prisonniers ou tués au front n'a pas grande importance ?
— Dans l'absolu, sans doute que non... »
Un homme n'est mort que quand il l'est vraiment, pas avant, songea-t-il.
« Mais dans les faits, chaque personne qui vient pleurer au guichet... elle veut savoir ce qu'il est advenu de son gosse, de son mari, de son frère...
— Kerun. Ce n'est pas dans tes habitudes d'être aussi sentimental. Et ce n'est pas ton rôle.
— J'ai été à Griphel. C'est une ville qui marque.
— Je sais. Et c'était une mauvaise idée. Nous en avons déjà parlé. »
L'elfe ne partageait pas ce point de vue, mais il n'avait nulle envie de revenir sur le sujet. À l'automne précédent, par un concours de circonstances improbable, il avait eu l'opportunité de rallier la cité ennemie. Arpenter les rues de cette métropole ignoble avait été une expérience douloureuse qu'il n'oublierait jamais et qui avait ravivé la flamme de son engagement. Il y avait là tant de misère, d'injustice, et tant d'âmes en peine... Hors de portée.
« Il faut que tu te détaches de ces questions. La guerre est finie. Les pertes sont élevées. C'est un souci pour le conseil, pas pour toi. Toi, j'ai besoin que tu te reconcentres sur Juvélys, désormais.
— Et sur Esprin.
— Et sur Esprin si ça te chante. Mais d'abord sur Juvélys. »
Il acquiesça, esquissa un pauvre sourire.
« Je suis désolé. L'attitude de Maelwyn me choque. Je m'en remettrai. »
Nora n'y était pour rien, de surcroît, l'agonir de son outrage était inutile. Elle devait déjà se farcir le conseil, et son foutu général, plus souvent qu'à son tour. Kerun savait qu'elle ne l'appréciait guère, mais composer avec les représentants élus de la capitale était une part importante de sa charge. Ce n'était pas pour rien qu'elle avait été choisie, trois ans plus tôt, pour les diriger.
Au lendemain de la dictature, les rangs des services secrets étaient tellement clairsemés que les candidats avaient été rares, mais Nora avait relevé le défi et se montrait, depuis, à la hauteur d'une reconstruction complexe, aux rênes d'une organisation qu'on pointait volontiers du doigt à la moindre occasion. La faute originelle revenait à leurs services, incapables de prévoir le coup d'état orchestré par Damien Koneg, quatre ans plus tôt. En réalité, certains l'avaient parfaitement anticipé, mais s'étaient rangés aux côtés du futur dictateur, gardant leurs collègues dans le noir avant de les poignarder dans le dos.
Cela avait été le cas dans quasi toutes les strates de la société : armée, administration, justice et garde, marchands, commerçants, artisans et pêcheurs, mais la marque d'infamie collait davantage aux services secrets. Kerun le comprenait : s'il était bien un domaine où la loyauté était indispensable, c'était le leur. Mais en même temps, quatre ans plus tard, il aurait été heureux qu'on arrête de les blamer. Ils avaient perdu plus des trois-quarts de leurs effectifs dans cette crise, et les agents restants bossaient comme des ânes, nuit et jour, sans reconnaissance et pour un salaire de misère.
Passant une main lasse dans ses cheveux roux, l'elfe se leva et rassembla ses notes en une pile froissée.
« Tu auras le temps de jeter un oeil aux recrues de Maora ? demanda Nora.
— Bien sûr.
— Et Ethel m'a dit que tu avais une invitée dans la chambre sourde. »
Il secoua la tête.
« Tout se sait toujours si vite dans cet endroit ! »
Nora haussa les épaules avec un sourire.
« Je suis la cheffe... et en général, même entre ces murs, j'en sais moins que toi.
— C'est une Griphélienne fraîchement débarquée. Ils allaient la mettre en prison alors... oui, je l'ai récupérée. Tu n'as pas besoin d'en savoir davantage. »
Nora acquiesça, sans se départir de son amusement.
« Bien sûr. »
Il posa la main sur la poignée de la porte.
« Vide-toi de ta rancoeur, Kerun. Elle est mal dirigée. »
L'elfe se contenta de hausser les sourcils, peu convaincu, et regagna le couloir.
***
Il émergea à l'air libre environ une demi-heure plus tard, après une brève entrevue avec un de ses hommes et la promesse d'une mission en début de soirée, puis un passage par sa chambre et son miroir. Les elfes étaient très peu nombreux à Juvélys, moins d'un millier, et en tant qu'agent du renseignement, Kerun ne pouvait se permettre de s'exposer sous une identité aussi remarquable. Aussi avait-il cultivé divers avatars humains, qu'il avait désormais l'habitude de revêtir sans trop y réfléchir. Il portait toujours une perruque un peu longue pour dissimuler ses oreilles en pointe, se maquillait pour arrondir les traits de son visage et revêtait une tunique rembourrée qui alourdissait sa silhouette. Il lui était pratiquement impossible de passer pour un adulte, mais il faisait un adolescent de seize ans tout à fait crédible, et pouvait ainsi se glisser n'importe où – serviteur, ouvrier, apprenti pêcheur, novice de temple ou garde débutant –, ce qu'il faisait avec une expérience vieille de plus de soixante ans. Il avait vécu bien des bribes d'existence, jamais très longtemps, mais ne souffrait guère de cette biographie fragmentée. Il savait très bien qui il était et quels étaient ses objectifs : Juvélys, la Tyrgria, la préservation d'un mode de vie, d'idéaux forts, sous le regard bienveillant de Valgrian, le dieu de la Lumière.
Le Temple de Valgrian était d'ailleurs son premier objectif en cette journée imprévisible, où les nuages survolaient la cité en petites bandes, menaces d'averses capricieuses. Rien de surprenant en cette saison, les Juvéliens y étaient habitués. Cefmes était un des mois les plus humides de l'année, l'amorce du printemps après un hiver rude, et l'eau s'invitait sur les toits, dans les rues, noyant les pelouses du Parc Circulaire, tambourinant les pavés des quais, embrassant les vagues de la mer indifférente. La végétation célébrait les averses en corolles colorées et feuilles de verts multiples, et les citoyens de la capitale couraient de porches en allées couvertes pour se prémunir d'un ciel trop généreux.
Kerun aimait sa ville et l'arpentait volontiers, mains dans les poches, le nez au vent. Son grimage lui imposait d'éviter la pluie, mais il restait sous son capuchon, connaissait les passages abrités et les chemins de traverse, et il se targuait d'une certaine capacité à prévoir le moment où les giboulées se déclencheraient. Sans doute aurait-il pu y deviner une connivence tout elfique avec la nature qui l'environnait, mais Kerun ne songeait jamais en ces termes. Toute une vie passée à Juvélys lui semblait bien suffisante pour expliquer son adaptation aux lieux et à leurs spécificités.
Le Temple du dieu de la Lumière jouissait sans doute du meilleur emplacement de toute la capitale : il était bâti au coeur du Parc Circulaire, lui-même situé au centre de Juvélys. Vaste espace vert aux grandes pelouses, aux massifs fleuris et aux arbres magnifiques, le Parc était une des attractions principales de la cité et un endroit adoré de tous. Au détour des allées de sable blond, on trouvait plusieurs fontaines, des statues d'inspiration diverse – dont six réalisées par Soren, sculpteur renommé et enfant chéri de la ville –, des bancs accueillants, des oiseaux bavards et mille marchands ambulants, musiciens de passage, acrobates et amuseurs. Dès la mi-journée, le gazon était pris d'assaut par les Juvéliens, qu'ils soient originaires des quartiers riches ou pauvres, de l'Ecole du Flux voisine, des entrepôts du port, des multiples administrations de la zone nord : on y bavardait, pique-niquait, étudiait, lisait ou changeait le monde. Ou du moins en été : en cette fin Cefmes, seuls les plus braves osaient s'arrêter un instant, mouiller leur séant et risquer la douche.
Le Temple de Valgrian trônait derrière un rideau de tilleuls, anneau de marbre clair haut de deux étages, à la fois discret et omniprésent, unique construction de taille dans cet univers de verdure. Malgré sa forme parfaitement ronde, il ne disposait que de deux entrées, une au sud, l'autre à l'est. La porte sud était l'accès principal, desservi par une allée où le sable s'effaçait rapidement au profit de dalles rondes, entre lesquelles poussaient des brins d'herbe rebelles. À l'est, un passage plus fonctionnel menait aux quartiers des Flambeaux, l'ordre de chevalerie rattaché au Temple.
Kerun se dirigea vers l'entrée des fidèles, gravit les quelques marches qui menaient à la nef et, un instant, s'y figea. Les immenses vitraux jaunes qui coiffaient la salle coloraient le pavé noir de soleils resplendissants et dans les ombres, des bulles de lumière, invoquées par les prêtres, circulaient au gré de courants invisibles. Des fidèles, toujours nombreux, se recueillaient dans la lumière, et quelques prêtres devisaient à voix basse avec des requérants.
Dissimulé sous son identité d'adolescent modeste, Kerun s'écarta des plus grands soleils et alla se poster au centre d'un petit, excentré. Les yeux fermés, il se laissa réchauffer, puis envahir par la lumière. Les mains ouvertes sur la poitrine, il pria dans la chaleur bienfaisante.
Valgrian était témoin, chaque jour, de son engagement nécessaire. Juvélys pouvait rayonner de par le monde, mais Juvélys avait souffert. Cinq années de misère. Un coup d'état, une dictature, une révolution, l'assassinat d'un dignitaire, une guerre, une défaite encore récente, tous ces hommes et ces femmes perdus. Tant de souffrance, tant d'espoir, pourtant. Il fallait lutter. Il lutterait. Comme il le faisait depuis plus de soixante ans, sans flancher, parmi les hommes.
Prier pour quelques années de répit, à présent, le temps de panser toutes ces plaies.
Mais dans le fond, malgré sa ferveur, Kerun savait que les prédateurs flairent le sang de l'animal blessé.
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