Prologue 2/2
Sans doute stimulé par des années de vexations, les constantes remarques perfides sur son statut d'orphelin et par la colère intense qu'il ressentit à ce moment-là, Samaël cracha à la figure de Gab. Il se déchargeait ainsi de toute la rancœur qu'il éprouvait envers ces garçons sans cœur, pour qui il ressentait à la fois de la crainte et du mépris.
Ce dernier eu un mouvement de recul, écœuré, et passa sa manche de brocard sur sa face souillée pour s'essuyer. Sa vengeance allait être terrible. Samaël le savait, mais il n'en avait que faire : on ne touchait pas à sa mère.
— Emmenez-le, ordonna-t-il aux autres, le prince et moi avons des comptes à régler.
Le grand blond et Deavon traînèrent Samaël dans un coin du jardin, derrière une petite cabane de bois finement sculptée et couverte de lierre où Dol rangeait ses outils. L'endroit était suffisamment isolé pour échapper à la vigilance des gardes, qui étaient de toute façon presque tous concentrés ce soir dans les salles du palais et autour de la Fontaine Sacrée.
— Tu vas t'excuser, ordonna Gab en poussant le prince des deux mains.
La tête de Samaël percuta durement la palissade.
— Hors de question, rétorqua le prince en relevant le menton fièrement malgré la douleur, laisse-moi partir !
— Sinon quoi ? Tu vas aller tout raconter à papa ? minauda le petit chef, ce qui déclencha chez les autres de vilains rires de hyènes.
— Je suis ton prince ! Tu me dois le respect ! répliqua Samaël, en s'efforçant de contrôler le tremblement de sa voix.
Le jeune Sylphe n'en menait pas large, mais ne voulait surtout pas que les autres s'en aperçoivent. Il n'aimait pas trop jouer de son statut, mais là, c'en était trop.
— Oh, arrête de me réciter ta leçon, veux-tu ? Comment peux-tu être l'héritier de ce royaume alors que tu ne seras jamais en mesure de voler ?
Cette remarque fit l'effet d'une gifle à Samaël qui fulminait désormais. Comment ce petit nobliau osait-il ?
Ce sujet était tabou à la cour. Son père, le roi Asmodée, y avait veillé.
Quiconque atterrissait au palais devait revêtir une ample cape afin de dissimuler ses ailes. Non par pudeur, mais par respect d'une mode vestimentaire imposée après la naissance de l'héritier du trône. Même la garde royale avait dû se soumettre à cet édit somptuaire, adoptant par la même occasion la couleur noire, le ton dominant des armes d'Asmodée. Cette cape couleur d'encre les différenciait, en plus de leur armure, des couleurs chatoyantes d'habitude préférées par les Sylphes de la cour et qui rappelaient les tons vifs des ailes cachées dessous.
— Bien sûr que je pourrai voler. Tu n'en sais rien ! se défendit mollement le prince.
Samaël s'en voulu aussitôt. Quelle réplique minable. N'importe qui pouvait bien voir qu'il ne croyait pas lui-même à ce qu'il venait d'affirmer.
— Tout le monde sait que tu n'en as qu'une. Dès le jour de ta naissance la rumeur a fait le tour du royaume, affirma Gab en lançant un regard à la ronde pour recueillir l'assentiment des autres enfants qui acquiescèrent, bien sûr.
Mais ces derniers montraient néanmoins des signes de nervosité. Le tour qu'avait pris la conversation les mettait mal à l'aise.
— D'ailleurs, j'aimerais bien voir ça de mes propres yeux, ajouta Gab dont l'assurance était étayée par la passivité des autres.
D'un nouveau signe de tête il indiqua à Melsior et au grand blond de maintenir fermement leur prisonnier. Ils hésitèrent un instant mais s'exécutèrent, non sans se prendre cette fois quelques coups au passage. La rage rendait visiblement Samaël plus efficace dans ses tentatives pour se défendre.
— Deavon ! Bret ! Déshabillez-le !
Aussitôt, les deux autres dadais, jusque-là restés plus en retrait, obéirent.
Mais Samaël ne l'entendait pas de cette oreille et se débâtit de plus belle. Les coups se mirent à pleuvoir de toute part sur le jeune prince. Les garçons déchirèrent les vêtements de Samaël qui s'était finalement écroulé au sol, recroquevillé sur lui-même pour se protéger des coups de pieds.
La douleur était terrible. Il avait l'impression que son corps entier allait se disloquer. Sa lèvre inférieure était fendue, sa joue poisseuse de sang le brûlait affreusement et sa tête lui paraissait proche de l'explosion. Mais ce n'était rien comparé à l'humiliation qu'il ressentit lorsque ses bourreaux réussirent à lui arracher sa cape et sa chemise, laissant apparaître au clair de lune ce qui lui manquait depuis la naissance : la protubérance marquant dans son dos l'emplacement future de son aile gauche. À la place, se trouvait une tâche de naissance d'une forme étrange qui rappelait la silhouette menaçante d'un scorpion.
Devant cette horrible réalité. Les cinq assaillants s'écartèrent, médusés.
La rumeur était fondée !
Même si le roi Asmodée l'avait toujours nié, son fils était un Mal-Aimé ! Il n'était né qu'avec le bourgeon d'une seule aile. Chaque aile symbolisant l'amour d'un de ses parents lorsque l'enfant était désiré. Ces dernières ne se déployaient qu'à la majorité de l'individu. Seuls certains marginaux naissaient sans embryons d'ailes. Ceux qui n'en avaient pas, ou qu'une seule, étaient en général des enfants de prostituées, des orphelins, ou le résultat d'un viol.
Comment le prince pourrait-il être respecté de son peuple si même l'un de ses parents ne l'avait pas aimé ?
Son futur règne était voué à l'échec. De mémoire d'Oracle, jamais le Haut-Royaume n'avait été dirigé par un être incapable de voler.
Conscients de la gravité de leur découverte et peut-être aussi de leurs actes - la bande à Gab n'était jamais allée aussi loin dans ses harcèlements - les cinq enfants reculèrent encore un peu, et, sans même se consulter, prirent la fuite comme un seul homme, laissant le pauvre Samaël seul au milieu de la nuit, face à sa honte et à sa douleur.
***
Le jeune homme se réveilla en sueur, le cœur palpitant et le visage couvert de larmes. Avait-il crié ?
La dernière chose qu'il voulait était de réveiller la pauvre vieille Carlie qui dormait dans la chambre de l'autre côté du couloir.
Il se dégagea d'un geste nerveux de ses draps imprégnés de sueur et se leva précipitamment.
Il détestait ce rêve. A chaque fois, il paraissait aussi réel. Chaque année, quelques jours avant la cérémonie de l'Envol, il revenait le hanter. Il avait beau savoir que, depuis ce jour-là, plus jamais la bande à Gab n'avait eu l'occasion de lui faire du mal - son père avait veillé à châtier les responsables et leurs géniteurs pour cet acte de mutinerie - il n'en ressentait pas moins cette honte devant la difformité qui le caractérisait. Elle lui avait valu depuis ce jour le surnom de Prince Scorpion. Titre d'abord officieux, qui se chuchotait sous cape lorsque le jeune prince était le sujet d'une conversation méprisante de certains nobles de la cour, mais que Samaël avait décidé de s'approprier, considérant que ce surnom le définissait bien. D'autant que ce titre, tout comme l'animal, inspirait crainte et respect.
Le prince s'approcha d'une commode d'osier sur laquelle reposait une vasque en cristal de Dolham et une cruche d'eau. Il en versa le contenu dans le récipient et s'aspergea le visage pour évacuer les dernières traces de son cauchemar. Le soleil levant entrait par les portes grandes ouvertes qui donnaient sur la vaste terrasse entourant ses appartements et se refléta dans le miroir devant les yeux de Samaël. Il cligna des paupières et fixa son reflet à contre-jour. La psyché lui renvoya l'image d'un jeune homme au corps musclé et au visage bien dessiné, malgré la balafre qui lui barrait un côté du visage, de la tempe jusqu'au milieu de la joue. Il passa une main dans ses cheveux en bataille pour essayer de les discipliner. Ils étaient d'un noir de jais et rappelaient la teinte de son aile unique qui s'agitait doucement derrière lui ainsi que la couleur profonde de ses iris... Profonde, comme sa détermination.
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Alors ? envie d'en savoir plus ?
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