Prologue 1/2




Le jardin était désert. Seul le bruit cristallin de la fontaine et le bourdonnement des insectes venait bercer le silence bienfaisant qui régnait dans la roseraie. Ici, à l'autre bout de l'Arbre Sacré, sur les branches duquel une partie de la ville d'Ebonia s'était construite il y a des millénaires, on était suffisamment éloigné du Palais Royal pour ne pas entendre la fête qui battait son plein.

Samaël détestait ces mondanités : se tenir droit pendant une éternité, hocher du menton à chaque fois qu'un seigneur venait lui présenter ses hommages, faire comme si de rien n'était face aux regards fuyants mais scrutateurs des invités...

En principe, il ne faisait qu'une brève apparition lors de ces événements officiels pour satisfaire le goût du protocole de son père, le roi Asmodée. Puis, dès que sa gouvernante avait le dos tourné, il réussissait à s'éclipser. Il ne retournait jamais dans sa chambre, car c'était en général le premier endroit où l'on venait le chercher.

En journée, le jeune prince préférait s'échapper vers la Ville-Basse. Il connaissait par cœur les endroits les plus propices du palais pour passer sous le nez des gardes et, une fois au pied de l'Arbre Sacré, il se fondait parmi le petit peuple. Là en bas, dans les ruelles noires de monde, dans les tavernes sombres et enfumées ou sur les marchés encombrés, personne ne faisait attention à lui, être difforme parmi tant d'autres, condamné à errer dans la semi-pénombre de la capitale du Haut-Royaume.

Le plus souvent, il aimait se réfugier à l'extrémité d'une branche du chêne sans âge, loin des dernières habitations. De là, il pouvait observer la ville grouillante à une centaine de mètres sous ses pieds. Parfois, il aimait se cacher derrière une haie du jardin suspendu avec un livre d'images.

Mais ce soir, il faisait trop sombre pour lire, le clair de lune était juste suffisant pour distinguer assez nettement les contours des plates-bandes de fleurs qui embaumaient l'atmosphère.

Le jeune prince resserra le col de sa cape de soie noire qu'il ne quittait jamais, non pas parce qu'il avait froid, mais par habitude, et s'avança jusqu'au bassin afin d'y plonger la main jusqu'au coude. L'eau était fraîche et bienfaisante par cette douce soirée d'été. C'était le soir de l'Envol et bientôt, le silence de la nuit serait brisé par les nombreux battements d'ailes des nouveaux Sylphes. Grâce à la magie de la Source Sacrée, cette cérémonie permettait l'apparition des ailes chez des jeunes adultes.

Sans prendre la peine de se sécher, il sortit de sous son manteau un petit bateau de bois. Il l'avait sculpté en cachette grâce à des outils prêtés par Dol, le vieux jardinier. Il avait terminé son embarcation dans l'après-midi et avait hâte de tester sa flottabilité. Bricoler des objets de ses mains lui permettait de s'évader de sa condition royale et de ne plus penser à toutes les obligations qu'il se devait d'accomplir, et ce malgré son jeune âge. A à peine huit ans, l'essentiel de son éducation était axé sur l'apprentissage de la gouvernance du royaume des Sylphes. Perspective qu'il abhorrait.

Délicatement, il déposa sur l'onde la coque plate et fuselée surmontée d'un petit mât et d'une voile en tissu blanc, découpée dans un vieux mouchoir. La petite embarcation tangua un instant avant de trouver son équilibre et glissa lentement vers le centre du bassin. Un sourire victorieux apparut sur les lèvres fines du garçon et ses yeux sombres, presque noirs, pétillèrent de satisfaction. Il contourna la margelle en sautillant afin de récupérer sa caravelle pour la relancer à la surface de la fontaine.

Le jeune Sylphe était tellement absorbé par la contemplation de son navire voguant à la conquête de ce petit océan qu'il n'entendit pas tout de suite des pas précipités se rapprocher de lui. Ce n'est que lorsqu'une main potelée bien plus grande que la sienne se posa lourdement sur son épaule qu'il se retourna en sursautant.

Devant lui se trouvait la bande à Gab, cinq garçons âgés de dix à douze ans qui faisaient tous une à deux têtes de plus que Samaël et qu'il s'échinait d'habitude à éviter comme la peste. Il s'agissait des fils de certains des plus hauts conseillers de son père, qui avaient montré depuis leur plus jeune âge un grand plaisir à le martyriser dès que les adultes avaient le dos tourné.

Jamais il ne s'en était plaint, ni à son père - qui n'en aurait pas eu grand-chose à faire -, ni à Carlie, sa gouvernante. Il ne voulait pas paraître encore plus faible qu'il ne l'était déjà à cause de sa difformité. En général, il s'arrangeait simplement pour éviter les ennuis en s'éclipsant dès qu'il les apercevait. Mais ça ne fonctionnait pas toujours... Le cœur de Samaël s'accéléra et son sang ne fit qu'un tour lorsque Gab le bouscula.
Il s'attendait au pire.

— Tiens, tiens, qui voilà ? Prince Samaël ?

Le ton ironique qu'employa Gab déclencha de petits rires sadiques dans le reste de la clique.

Samaël essaya de reculer par réflexe mais se trouva acculé à la margelle de la fontaine.
Avec un geste vif, le jeune garçon rondouillard se pencha vers le prince. Ce dernier, s'attendant à être frappé, ferma les yeux dans l'expectative du coup qui ne tarderait pas à venir. Ça ne serait pas la première fois qu'il aurait à mentir pour justifier un bras tout bleu, une bosse ou un coquard, qu'il faisait passer pour les conséquences d'une maladresse. En général, les adultes n'y voyaient que du feu. Seule Carlie n'était pas dupe, mais Samaël s'arrangeait pour détourner la conversation et elle n'insistait pas afin de ne pas blesser la fierté du petit garçon.

Mais rien ne se passa. Gab se redressa en brandissant son trophée.

Le petit bateau que Samaël avait confectionné avec soin et dont il était si fier ressemblait à une vulgaire coque de noix dans les mains gigantesques de son tyran.

— Mais qu'avons-nous là ? s'exclama Gab en tirant sur la voile, comme pour tester sa résistance.

— Rends-moi ça ! s'indigna Samaël, se doutant bien que le chef de la bande ne lui ferait pas ce plaisir aussi facilement.

Il essaya cependant d'arracher le bateau des mains du gros costaud. Mais ce dernier le tenait au-dessus de la tête du prince, hors de portée.

En voyant le jeune garçon se démener pour récupérer son bien, les autres se mirent à rire bêtement.

— Tu veux récupérer ton joujou, hein ? railla Gab encouragé par la réaction des autres. J'ai une idée. On va faire un jeu. Ça vous dit les gars ? lança-t-il à sa petite troupe.

Sans même savoir ce que leur meneur allait leur proposer, les quatre garçons acquiescèrent en riant de plus belle.

— J'en ai rien à faire de ton jeu ! protesta Samaël en sautant une fois de plus pour atteindre la main levée de Gab et son précieux trésor.

Il savait comment ça allait finir.

— Ne sois pas toujours si défaitiste... asséna Gab, attends de connaître les règles...

Il lança le navire à un garçon qui répondait au nom de Melsior. Ce dernier le rattrapa au vol puis l'envoya à l'un de ses camarades, et ainsi de suite. Samaël se retrouva au milieu du groupe à essayer d'intercepter le fragile objet, en vain.

— J'ai dit qu'on allait jouer, cria Gab en faisant un geste du menton à un grand blond.

Ce dernier comprit aussitôt. Il se saisit des deux poignets du prince et lui bloqua les mains dans le dos, le forçant à faire face au petit tortionnaire joufflu.

— On va jouer à cache-cache. Tu auras une minute d'avance pour aller te planquer. Je vais laisser le bateau là.

Il tapota la margelle de la fontaine. Aussitôt Melsior, en bon petit chien obéissant, récupéra la coque de noix et y déposa l'artefact.

— Si tu arrives à revenir ici sans te faire chopper et à reprendre ton joujou, il est à toi. Mais si l'un de nous te retrouve avant, alors...

Il ne termina pas sa phrase, se contentant de faire un geste expressif avec un doigt parcourant sa gorge.

Samaël n'avait pas besoin d'un autre dessin. Il avait compris.

Il tenta de se dégager en donnant des coups d'épaule et de pieds au grand blond qui ne bronchait pas, mais qui s'amusait à le voir se débattre.

Samaël savait qu'il avait peu de chance de réussir ce défi et que ses ennemis, bien trop nombreux, ne joueraient certainement pas franc jeu. Mais il était tout simplement hors de question de s'enfuir se réfugier dans les jupons de sa nourrice. Surtout ce soir.

— D'accord, rechigna-t-il avec un ultime coup de coude qui atterrit dans le vide.

Un sourire carnassier apparut sur les lèvres de Gab et ses petits yeux de cochons se plissèrent comme pour mieux jauger le jeune garçon. Il fit un autre signe de tête et le grand blond relâcha son étreinte. Samaël s'écarta du groupe en se frottant les poignets.

— Cours ! ordonna Gab.

Samaël s'élança aussitôt, zigzaguant à travers les tonnelles, les ruisseaux et les plates-bandes, bien décidé à mettre le plus de distance possible entre lui et les jeunes nobles. Il se dirigea vers la promenade de la Canopée, espérant pouvoir se hisser dans les ramages les plus fins que seul un petit gabarit comme lui pouvait escalader sans craindre de voir les branches se briser sous son poids. Mais comme il s'en était douté, la bande de voyous ne patienta pas la minute promise pour partir à sa poursuite.

Il accéléra sa course sur le sentier en pente pour atteindre les arcades dont les ogives étaient formées par des branches tressées et marquaient la limite de la promenade entourant le jardin. S'il arrivait jusque-là et réussissait à les escalader assez rapidement, il pourrait leur échapper. Samaël était un petit garçon agile, il l'avait déjà fait.

Il entendît la meute courir derrière lui et les pas se rapprocher.

Il y était presque.

Plus que quelques pas.

Le petit Sylphe tendit les mains vers son salut, empoigna une branche couverte de feuilles épineuses et commença à gravir la colonne végétale.

Mais, en moins de temps qu'il n'en fallut pour le dire, Samaël fut tiré vers le bas, ses petits doigts lâchèrent leur prise, un côté de son visage fut lacéré par les brindilles saillantes et son corps brutalement projeté au sol, lui coupant le souffle.

Il ne pouvait plus bouger. Quelqu'un faisait pression de tout son poids sur son dos et sa tête, écrasant sa joue déjà blessée et horriblement douloureuse dans la poussière.

Le souffle court et le cœur battant à toute allure, Samaël essaya de se dégager. Bret, le garçon qui le maintenait au sol, le laissa se retourner, mais ce ne fut que pour mieux l'empoigner par les vêtements et le redresser de force sur ses pieds. Samaël ne se laissa pas faire et se débâtit. Ils ne furent pas trop de deux pour le maîtriser.

Le petit chef arriva enfin, son embonpoint ne lui permettant pas d'être aussi rapide que ses sbires. Mais ce handicap était largement compensé par son sadisme et l'emprise vicieuse qu'il exerçait sur les autres garçons, dont certains, tel Deavon, étaient plus âgés que lui.
Il bomba le torse, victorieux.

— C'est le moment d'appeler ta môman, persifla-t-il.

Samaël leva vers lui un regard noir, comme pour le défier d'oser dire un mot de plus.

— Ah mais oui, j'oubliais... feignit l'autre en approchant son gros visage suant de celui du prince, tu n'as plus de maman...

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Me voici de retour avec une Fantasy, j'espère que ça va vous plaire.

Il y aura de la magie (un peu), de la baston, de la trahison, des prédictions, des secrets révélés, une destinée, de la jalousie et de l'amour aussi (bien que cette fois je ne pense pas rentrer dans les détails). Et bien sûr des beaux gosses plus ou moins charmants et des nanas de caractère !

Rappel : je serai au salon du livre de Paris du 15 au 18 mars (oui oui, 4 jours), n'hésitez pas à venir me faire un petit coucou sur le stand T50 de Erato éditions.

Je vous mets la suite du prologue dans la foulée.

Hâte d'avoir vos retours.

Audrey

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