Chapitre 8 : Les Dryades de Tercera

Après une autre nuit en forêt, vint la traversée des plaines de Jedeam. Pour Ambre, se fut la partie la plus pénible du voyage. Au-delà du paysage monotone de prairies asséchées et sans fin d'un ennui mortel, les bivouacs étaient d'un confort autrement plus sommaire qu'à l'abri des arbres centenaires. Il n'y avait aucun endroit pour se protéger des vents cinglants qui battaient la lande la nuit. L'eau était rationnée, car on ne trouvait pas de source potable le long du chemin, tout juste quelques mares d'eau de pluie croupie. Le bois, que l'on avait ramassé en quantité avant de quitter les Forêt de Jade, était exclusivement réservé à la préparation des repas. Il devait y en avoir assez pour les deux nuits passées en plaine, pour le temps des festivités et pour le retour, car il faudrait bien des volontaires pour ramener les charrettes à Edéan, même si la grande partie des nouveaux Sylphes s'en retournerait chez soi en volant.

Aussi, il était inconcevable de faire durer les feux plus longtemps que nécessaire. Les soirées passées à bavarder, chanter et conter des légendes étaient donc brèves, voire inexistantes. D'ailleurs, la fatigue s'accumulant, aucun des participants à la Grande Migration n'avait assez d'énergie à dépenser pour veiller tard le soir. Tout le monde s'endormait sitôt le soleil couché et le dîner chaud avalé. Les soirées passées dans ces landes inhospitalières n'avaient donc rien de l'ambiance de celles du départ, d'autant qu'Ambre utilisait une bonne partie d'entre elles pour soigner les petits bobos des uns et des autres qui s'accumulaient avec la distance parcourue.

Au lendemain de la quatrième nuit, à la mi-journée, on vit se dresser au loin la silhouette majestueuse de l'Arbre Sacré. Il apparut d'abord comme un mirage dansant au-dessus des blés dorés balayés par la brise, la forme arrondie et sombre de son houppier apparaissant et disparaissant à loisirs. Enfin, plus le convoi approchait, plus sa couronne devenait tangible.

En début d'après-midi, on marqua un arrêt aux abords du fleuve Eridan qui traversait le royaume du Nord au Sud-Est. Ce dernier prenait sa source dans les montagnes, près de Lyrnam, la plus grande ville du domaine des Oréades. Non loin de là, la rivière se jetait en une immense cascade depuis le haut d'une abrupte falaise. C'était là, à Esfir, dans un renfoncement de la roche, que l'Oracle avait élu domicile pour profiter de la puissante magie des eaux. Ensuite, la rivière serpentait à travers les plaines du Nord et, à la Fourche, se divisait en deux bras qui s'en allaient entourer et protéger l'Arbre Sacré avant de se rejoindre au-delà des Marais d'Eïmhir et de continuer sa course jusqu'à la mystérieuse Mer de Nuages au Sud-Est. A cet endroit, depuis les Falaises sans fin qui formaient l'extrémité Est du Haut-Royaume, l'eau du fleuve se jetait vers l'inconnu dans une brume épaisse. Personne n'avait jamais réussi à découvrir ce que cachaient les épais nuages. Il y eut bien certains Ailés téméraires qui avaient essayé d'explorer ces abysses aériens, mais aucun n'en était jamais revenu pour témoigner de ce qui se cachait dessous. Les rares légendes attachées à ces lieux parlaient de ténèbres infinies et de Royaume des Morts.

D'après d'autres croyances Sylphes, l'eau du fleuve Eridan était sacrée, son fluide transportait l'énergie qui se concentrait au niveau d'Ebonia, donnant naissance à une source de magie aussi pure que celle qui traversait la grotte d'Esfir. C'était donc en toute logique que la cérémonie de l'Envol s'achevait par un pèlerinage jusqu'à l'Oracle, pour parachever l'entrée dans l'âge de raison des nouveaux Ailés.

Le convoi s'était arrêté à proximité du pont de Breham. L'imposante structure en pierre de taille qui enjambait le fleuve était le plus important des deux ponts de pierre construits au sud de la fourche sur le fleuve Eridan.

Les habitants d'Edéan n'étaient pas les seuls à avoir fait escale à cet endroit. Une autre procession s'y trouvait déjà. Kael apprit à son amie qu'il s'agissait du groupe des Dryades qui venait directement de Tercera et qui avait coupé par la plaine plus tôt et longé les Marais d'Eïmhir. Pour eux, qui vivaient plus à l'Est, c'était le chemin le plus court. Alors que les Edéaniens avaient eu les cerfs des Forêts de Jade pour tirer leurs charrettes, les Terceriens avaient, quant à eux, fait appel à l'aide des majestueux chevaux des Marais d'Eïmhir. Ces animaux nobles à la robe blanche se désaltéraient dans le fleuve avant de s'en retourner dans leur contrée. Les cerfs non plus n'iraient pas plus loin et les Sylphes s'affairaient à les détacher. Les charrettes seraient dorénavant tirées à bras.

Kael reconnu certains de ses amis et s'en fut les saluer, laissant à Ambre le temps de se rapprocher du pont. La chamane n'avait jamais vu de telles constructions, dans la forêt de Jade, tout était bâtit en bois, le matériau le plus facile à trouver et renouvelable, de surcroit. Pendant que des membres du groupe rejoignaient la rive pour se désaltérer en se frayant un passage entre les roseaux, elle s'engagea sur l'ouvrage d'art pour en admirer le travail. Elle observa les jointures précises qui séparaient les pierres grises et lisses et ne pût s'empêcher de passer la main sur la rambarde du pont pour en apprécier le grain légèrement rugueux. Ebonia serait-elle construite de la même manière ? Elle n'en savait pas grand-chose, ayant simplement entendu quelques vagues descriptions parlant maisons de bois, de pierre et d'adobe. Elle avait hâte de voir à quoi ressemblait réellement la capitale.

Lorsque son ami revint vers elle accompagné d'un Non-Ailé, de deux Sylphes et d'une Sylphide, Ambre ne put s'empêcher de se demander, en voyant son enthousiasme et la joie qu'il éprouvait à les retrouver, s'il regrettait de ne pas avoir fait le voyage avec eux plutôt qu'avec une bande d'inconnus. Mais elle fut rassurée lorsque Kael passa affectueusement son bras sur ses épaules pour faire rapidement les présentations, en commençant par Jorvic, son jeune frère, qui ne lui ressemblait pas pour un sou. Il était plus petit et tout blond, et arborait un air jovial qui inspirait immédiatement la sympathie. L'apprenti avait déjà expliqué à Ambre que c'était la raison pour laquelle il accompagnait la Grande Migration cette année. Les deux garçons, qui étaient visiblement très proches, souhaitaient être ensemble pour l'Envol. Jorvic comptait sur le soutien de son frère pour cet événement et ce dernier n'aurait manqué ça pour rien au monde.

Ambre ne put s'empêcher de penser qu'il avait de la chance que son ainé s'occupe ainsi de lui, ce n'était pas Godric qui se montrerait aussi prévenant. Lui suivait plutôt le convoi et avait hâte d'atteindre la capitale pour y faire la fête. A cette pensée, elle chercha son frère des yeux et l'aperçu au bord du fleuve, jouant à éclabousser un groupe de jeunes filles Non-Ailées qui protestaient lourdement devant tant de bêtise. Ambre leva les yeux au ciel puis reporta son attention sur les trois amis qui s'avançaient à leur tour pour la saluer d'un signe de tête.

Il y avait Ismaël et Cédric, deux frères et amis d'enfance de Kael. Leurs ailes étaient aussi orange que leurs cheveux étaient roux, cela ne faisait aucun doute que ces deux-là provenaient du même moule. Kael lui présenta enfin Valériane, une grande Sylphide au port altier, aux cheveux noirs et au teint de porcelaine qui arborait des ailes transparentes d'un violet foncé. Elle lui fit un sourire discret puis reporta son regard améthyste vers Kael. La chamane se demanda si leur relation était purement amicale où s'il y avait plus entre les deux Ailés. Car la nouvelle venue semblait assez tactile envers le jeune homme, elle avait enroulé un bras autour de son biceps et ne paraissait pas prête de vouloir le lâcher.

— Voici mon amie Ambre, c'est une sorcière très douée et ma future voisine à Edéan.

Ambre rougit malgré-elle à ce compliment qu'elle savait être un encouragement à croire en ses capacités.

Lorsque le convoi se remit en marche, ce fut en compagnie de celui de Tercera. Certains groupes de jeunes fraternisaient déjà avec leurs voisins et l'ambiance dans les rangs était joviale, surtout que le but était maintenant clairement en vue : Ebonia les accueillerait ce soir pour un dernier bivouac avant la nuit de l'Envol. Galvanisé par leur objectif commun, la troupe accéléra le rythme et en fin d'après-midi la cohorte arriva sous les premières branches de l'Arbre Sacré.

La Ville-Basse étendait ses quartiers tentaculaires sous l'ombre du chêne plurimillénaire. Les premières baraques que découvrirent les participants à la Grande Migration n'avaient rien d'exceptionnelles. Elles étaient faites de différents matériaux, souvent de récupération à en juger par les morceaux de planches noirâtres et les pierres grossièrement taillées qui en formaient les murs pas toujours très droits. Parfois, il ne s'agissait que de simples cases en terre séchée. Ambre était surprise, elle s'attendait à entrer dans une ville beaucoup plus impressionnante et surtout moins sordide. Elle en fit la remarque à Kael qui marchait à ses côtés en tirant une charrette avec l'aide de son frère.

— Ce ne sont que les faubourgs, attends de voir la rue principale, lui assura celui-ci.

En effet, au fur et à mesure que la compagnie progressait dans la ville, les habitants sortaient de demeures de plus en plus imposantes pour observer l'arrivée des participants à l'Envol de l'année. Ils se tenaient sur le pas de leur porte et les scrutaient souvent avec un air envieux dans le regard. Certaines bâtisses, toutes construites à même le sol comportaient plusieurs étages. Aucune habitation n'était perchée, comme à Edéan, pour la simple raison que pas une plante, pas un arbre ne pouvait survivre dans l'ombre de l'Arbre Sacré.

Hormis le manque de verdure, ce qui surprit le plus Ambre était que pratiquement aucune ne disposaient de terrasses extérieures ou de plateformes d'envol. Mais à y réfléchir cela était logique, les habitants de la Ville-Basse étaient, pour la plus grande majorité d'entre eux, des Non-Ailés. Non pas des jeunes en attente de leurs ailes - bien qu'il y en eût aussi - mais des gueules cassées, des Sylphes brisés par la vie, par un accident ou qui n'avaient tout simplement jamais eu suffisamment d'ailes pour voler, faute au destin. Ils s'étaient établis ici en espérant un miracle, beaucoup pensant que la magie de la capitale leur redonnerait un jour ce qu'ils avaient perdu ou n'avaient jamais eu. Certains ne faisaient que passer et, déçus, finissaient par repartir, ce qui expliquait d'ailleurs le nombre incroyable d'auberges plus ou moins crasseuses que l'on trouvait le long de la route. D'autres avaient fini par s'installer dans la Ville Basse et, à leur manière, y avaient prospéré, grâce au commerce notamment. Ebonia se trouvant au carrefour des différents domaines du Haut-Royaume, c'était là que se rencontraient les membres des différentes peuplades Sylphes pour y faire du troc. Il fallait dire que l'on trouvait de tout à Ebonia.

Bientôt, la caravane des Dryades fut rejointe par des groupes de jeunes enfants, qui se mirent à courir à leur côté en criant et en les acclamant. Ambre remarqua que beaucoup étaient mal vêtus, leurs habits sales et déchirés, leurs cheveux emmêlés. L'un d'eux s'approcha d'elle et lui tendit la main.

— A manger ! implora-t-il avec de grands yeux bleus qui ressortaient d'autant plus dans son petit visage amaigri que ce dernier était tout crasseux.

Ambre mit aussitôt les doigts dans une de ses poches pour en tirer un biscuit de pignons de pin qu'elle n'avait pas terminé et le tendit au petit garçon, qui lui arracha presque la nourriture des mains et se jeta dessus pour le dévorer. L'enfant fut aussitôt rejoint par d'autres et une bagarre éclata. Ambre voulu intervenir mais Kael la retint.

— Ça ne sert à rien, la prévint-il d'un air blasé.

— Ce n'est pas juste, je lui ai donné ce bout de biscuit, il était pour lui.

— Oui, mais ils ont tous faim... expliqua Kael.

— Attends, qui sont tous ces enfants ? Pourquoi ne les nourrit-on pas ? Où sont leurs parents ?

— Ce sont des orphelins... la majorité est née sans bourgeons d'ailes, et ils ont été abandonnés au pied de l'Arbre Sacré.

— Mais c'est horrible ! s'exclama Ambre, choquée de voir tellement d'enfants esseulés, car plus ils approchaient de la base de la capitale, plus la foule et le nombre d'enfants devenaient nombreux.

— Mais que fait Asmodée ? Comment peut-il laisser ces enfants ainsi ? Abandonnés à leur sort ?

— Il a fait construire un orphelinat il y a quelques années, mais j'ai entendu dire qu'il n'y avait jamais assez de places. Lorsque les gens en ont eu connaissance, les abandons ont augmenté. Les parents avaient apparemment moins de scrupules à laisser leurs enfants, pensant qu'ils seraient accueillis. Ce qui se voulait être une bonne action de la part du roi s'est retournée contre lui. Aujourd'hui il est critiqué pour son initiative car le nombre d'abandons ne fait qu'augmenter.

— Mais c'est complètement injuste, on devrait le remercier, et agrandir l'établissement ! s'insurgea la guérisseuse.

— Je suis d'accord, certains pensent comme toi, mais pas tout le monde si l'on en croit les détracteurs d'Asmodée, et ils sont de plus en plus nombreux, conclu Kael avec fatalité.

Ambre se promit de profiter de son séjour à la capitale pour en apprendre plus sur la politique sociale de leur roi. Ce premier contact avec la cité était un choc pour elle. Bien sûr, elle avait entendu parler des Mal-Aimés et des laissés pour compte qui constituaient une bonne partie de la population, mais jamais elle n'aurait imaginé y trouver un si grand nombre d'enfants.




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