Chapitre 7 : La veillée
Fatiguée et poussiéreuse, la cohorte marqua enfin un arrêt pour la nuit. Ambre avait cédé sa place dans la charrette à d'autres Non-Ailés plus fatigués qu'elle et avait poursuivi sa route à pied aux côtés de Kael, alternant périodes de conversation et temps de silence.
Silences qui n'avaient rien de pesant, au contraire. Ambre avait besoin de se plonger dans ses pensées, de se recentrer sur elle-même et sur sa vie qui allait être chamboulée par l'apparition de ses ailes. Elle voulait réfléchir à son nouveau statut de guérisseuse et de sorcière, même si ses pouvoirs ne s'étaient pas encore connectés à son talisman. Elle était inquiète et excitée à la fois, curieuse de ce que lui réservait l'avenir et anxieuse de ne pas y trouver sa place.
Ensuite, pour couronner le tout, venait Kael. Elle était intriguée par le jeune homme avec qui elle s'entendait si bien, l'intérêt qu'il suscitait en elle était nouveau et elle avait du mal à analyser ses sentiments sans aucun point de repère ni de comparaison. Car, jusqu'à présent, c'était le calme plat côté vie sentimentale. Elle n'avait tout simplement pas le temps, trop occupée par ses études auprès de Lahn. Il y avait bien eu un garçon, une fois, avec qui le courant était bien passé. Il était plus âgé qu'elle et l'avait initié au plaisir des sens, mais il était parti s'installer à Dolham, près de la Mer des Cieux, pour entamer une formation de souffleur de verre.
Depuis, personne n'avait jamais retenu son attention à Edéan, qui était tout de même une petite bourgade ne comptant pas plus de mille âmes. Autant dire que parmi les jeunes gens de sa génération, on avait vite fait le tour et quand on savait qu'une grande partie d'entre eux se comportait comme Godric, ça ne méritait pas la peine qu'on s'y intéresse.
Or, Kael, lui, était résolument différent, définitivement plus mature. Mis à part ses traits fins, des yeux à s'y noyer et une paire d'ailes majestueuses, il était sensible, prévenant, intelligent et avait ce côté malicieux pour lequel il aurait été difficile de ne pas craquer. Sans oublier son physique athlétique. La vision de ses pectoraux luisants et durs comme du marbre se rappelant à sa mémoire généra un frisson coupable le long de son échine.
— Est-ce que tu peux m'aider ? interrogea Kael, faisant sortir Ambre de sa rêverie.
Elle rougit, se sentant prise sur le fait, comme si l'Ailé avait deviné vers où divaguaient ses pensées.
Le jeune homme était en train de décharger un chariot contenant des vivres, et l'un des sacs semblait coincé. La jeune femme fit patienter un cerf qu'elle était en train de dételer et alla aider l'apprenti à dégager le bout de tissu qui s'était pris entre deux planches, menaçant de se déchirer et de laisser son contenu se répandre sur le sol. Kael la remercia et s'empara du ballot de fruits séchés qu'il emporta près de l'un des feux de camps.
Les tâches étaient bien réparties entre tous les participants, les Ailés adultes qui accompagnaient le convoi, dont Môhan, orchestraient l'installation du bivouac avec méthode. Chacun savait ce qu'il avait à faire, les uns étaient de corvée de bois, les autres préparaient le repas quand certains étaient en charge de l'approvisionnement en eau.
Ambre s'occupait de rendre leur liberté aux animaux qui avaient vaillamment tiré leur charge tout l'après-midi et qui méritaient amplement de retourner gambader à leur guise dans la forêt. Elle étrilla une bête aux bois majestueux et la remercia mentalement en déposant son front contre le museau du noble animal. Celui-ci abaissa la tête, comme dans une révérence et s'en alla d'un pas leste avant de disparaitre dans un fourré.
Courbatue, Ambre s'assit enfin près du feu, aux pieds d'un hêtre centenaire, où une future Ailée lui servit avec un sourire une belle ration de soupe accompagnée de biscuits aux pignons de pins et une généreuse portion de fruits secs. Bien que le déjeuner partagé avec Kael ait été très copieux, il était déjà loin et elle mourait de faim. Ravie de pouvoir enfin se reposer et de manger, elle poussa un soupir contenté en croquant dans une galette.
— Je peux me joindre à toi ? demanda Kael qui en avait fini avec le déchargement.
— Bien sûr, dit la guérisseuse la bouche pleine en se poussant légèrement pour lui faire une place.
Elle s'était confortablement installée en tailleur sur un épais tapis de mousse étalé entre deux énormes racines.
D'autres jeunes Sylphes ainsi que de futurs Ailés vinrent les rejoindre et ensemble ils discutèrent une bonne partie de la soirée autour du feu. Lorsque le repas fut terminé, que la corvée de nettoyage fut exécutée, les participants à la Grande Migration reprirent place autour de leurs foyers et commença la veillée, rythmée par des chants et de la musique. Lorsque le feu commença à baisser, Liam, l'un de ceux qui participeraient avec Ambre à l'Envol d'ici quelques jours, demanda à Kael :
— Toi qui est déjà allé à Ebonia à de nombreuses reprises, parle-nous de la capitale, quels sont les endroits que nous devrions voir ?
L'Ailé au plumage turquoise s'empara d'un tison et attisa le feu. Tout le monde s'était tut en attendant la réponse du Sylphe qui releva les yeux vers ses spectateurs et s'éclaircit la voix.
— Comme vous le savez, l'Arbre Sacré est gigantesque, nos arbres résidences sont immenses, mais celui-ci est incommensurable, rien que son tronc occuperait toute la circonférence d'Edéan, alors imaginez ses branches, elles sont si vastes et leurs feuillages si épais que leur ombre s'étend sur des lieux à la ronde. Il règne donc une constante pénombre dans la Ville-Basse qui s'est développée à ses pieds, malgré cela, cette partie de la cité est vraiment impressionnante et mérite le détour, même si le palais est lui-aussi à couper le souffle.
— C'est vrai que c'est dangereux ? demanda Hazel, la jeune fille qui avait fait le service.
Kael reporta son attention sur le feu dont il triturait les braises avec son bout de bois et répondit :
— Ça dépend des endroits, le long de la rue circulaire qui fait le tour de l'Arbre Sacré la ville est plutôt sûre, on y trouve des marchés, des boutiques, des vendeurs de rue qui vous proposent à boire et à manger à toute heure, des bordels...
Cette dernière précision arracha quelques rires graveleux à certains et Liam échangea des coups de coude et des regards entendus avec son voisin.
— Mais ils sont très chers... termina Kael avec un petit sourire sadique en relevant les yeux vers les deux jeunes hommes.
Cette déclaration figea les faces ravies qu'arboraient ses interlocuteurs quelques instants auparavant.
— ... Toutefois, il y a des tavernes et des maisons closes un peu plus accessibles dans les artères latérales, précisa-t-il malicieusement.
Un éclat d'espoir apparu aussitôt dans les yeux de Liam et de son compère.
— Cependant, ce sont de véritables coupe-gorges, je vous conseille de ne jamais y aller seuls, surtout une fois que vous aurez vos ailes, conclu Kael avec plus de sérieux cette fois.
La lumière s'éteignit définitivement dans le regard lubrique des deux futurs Ailés.
— Parle-nous du palais, demanda la jeune serveuse avec une excitation non feinte.
Ambre la remercia intérieurement pour ce changement de sujet. Elle ne comprenait pas l'intérêt de certains garçons pour ce genre d'endroits et se refusait à imaginer comment Kael en savait tant sur la question.
— On y accède par un chemin de bois suspendu qui tourne tout autour du tronc, il est assez large pour que deux charrettes se croisent. Il débouche dans la basse-cour où se trouve l'intendance du château, les cuisines, les magasins aux vivres et à proximité ont été aménagées de grandes terrasses d'atterrissage et de décollage.
— C'est de là que nous nous envolerons ?
— Non, il faudra entrer dans le château. Ce dernier est composé de nombreux bâtiments construits essentiellement en bois, qui entourent les principales branches du chêne. Il dispose d'une immense cour intérieure, le cloître, avec en son centre la Fontaine Sacrée. C'est là où se concentre l'énergie d'Ebonia. Et c'est de cet endroit, ou des terrasses surplombant le jardin public, que vous vous élancerez.
— Et le prince, enchaina Hazel, curieuse, l'as-tu vu la dernière fois ?
— Oui, de loin, il se doit d'assister à tous les Envols.
— Et c'est vrai ? Il ne vole vraiment pas ?
Kael haussa les épaules et secoua la tête.
— La dernière fois, je n'ai fait que l'entrapercevoir. Il a fait acte de présence quelques instants sur l'une des terrasses au moment de l'Envol pour saluer le peuple, puis dans la salle de réception afin d'ouvrir le bal, je ne sais même pas s'il y a assisté jusqu'au bout. En tous les cas, il ne s'est pas joint à l'Envol comme le fait parfois Asmodée. Son unique aile ne lui permet pas de voler. Il essaye cependant d'inventer une machine qui remplacerait ses ailes, mais jusqu'à présent ça n'a pas très bien fonctionné.
— Mais pourquoi ne cherche-t-il pas plutôt l'amour ? demanda la jeune fille, ça règlerait son problème.
Kael haussa une fois de plus les épaules. Il n'en savait rien. Il était vrai que cela résoudrait la question pour le prince Samaël et que ça ferait taire les rumeurs qui courent à son sujet depuis le jour de sa naissance.
Dans le Haut Royaume, être né difforme n'était pas une fatalité. Si vous croisiez le chemin de la bonne personne, que vous tombiez amoureux et que vous vous rendiez avec elle à la cérémonie annuelle de l'Envol, une nouvelle paire d'ailes pouvait apparaitre dans votre dos et compléter votre parure.
— Apparemment l'amour véritable et partagé ne se rencontre pas à tous les coins de rue, même à Ebonia, constata-t-il simplement.
— Moi je ne serai pas contre lui apporter un peu de réconfort, voire plus, ne plaisanta Hazel qu'à moitié. Qui sait ? Peut-être arriverais-je à lui faire pousser des ailes ?
— Ben t'as peur de rien ! s'exclama Liam. Paraîtrait qu'il est très laid, son visage serait plein de cicatrices. C'est pour cela que le bal de l'Envol est un bal masqué. Il peut ainsi y participer sans faire fuir la moitié du royaume, ricana-t-il. On dit aussi qu'il a un caractère de chien et qu'il est impitoyable si tu as le malheur de lui déplaire.
— Tu crois qu'il lui vient d'où, son surnom de Prince Scorpion ? renchérit le voisin de Liam avec un regard d'avertissement à sa voisine.
Hazel ne se démonta pas, haussa les épaules et répondit quelque chose qu'Ambre ne comprit pas et qui fit rire toute l'assemblée. Môhan venait de poser sa main sur son épaule et lui murmurait à l'oreille qu'on avait besoin d'elle à l'autre bout du campement.
Ambre s'excusa auprès de Kael et du groupe qui riait toujours puis se leva aussitôt pour suivre son oncle sous le regard perçant du jeune Sylphe qui la suivit un instant des yeux.
Quelques Non-Ailés avaient souffert de la première journée de marche et présentaient des ampoules ouvertes qui leur causaient de vilaines douleurs et rendaient chaque pas plus difficile. Ambre désinfecta les plaies, confectionna une pommade apaisante à base de miel et de millepertuis pour l'appliquer sur les pieds des intéressés qui la remercièrent chaleureusement.
Pour ces interventions mineures, elle n'eut pas besoin de solliciter son don, ces soins pouvant être apportés par un novice de premier cycle. Enfin, elle s'occupa d'une jeune fille qui s'était foulée la cheville et lorsqu'elle eut terminé, certains des groupes avaient déjà cessé leur veillée. Beaucoup de participants à la Grande Migration, éreintés par leur journée de marche, s'étaient roulés en boule dans leurs couvertures pour trouver un sommeil qui ne serait pas long à les emporter.
Lorsqu'elle rejoignit sa place au pied du grand hêtre, le feu de camp s'était presque éteint et Liam ronflait à plein poumon. En frémissant, elle ajouta une belle bûche sur les braises et se dirigea vers son paquetage d'où elle sortit le plus silencieusement possible sa couverture pour ne pas réveiller ses voisins endormis.
Elle s'allongea entre les deux racines, juste à côté de Kael dont la tête, qui était dans l'ombre, reposait sur l'un de ses bras. Sa respiration lente et régulière indiquait qu'il dormait déjà.
— Rien de grave ? chuchota soudain la voix grave de son ami dans l'obscurité.
Ambre sursauta. Elle le pensait assoupi mais visiblement celui-ci l'attendait.
— Non, rien que des petits bobos, murmura-t-elle une fois que les battements de son cœur eurent ralenti.
Ambre frissonna malgré sa couverture et son gilet de laine. Sylvana avait raison, les nuits dans la forêt étaient fraiches. L'humidité qui s'élevait du sol gagnait rapidement les habits et s'insinuait jusqu'aux os. Au matin, la rosée se déposerait sur les corps, se glisserait sur les cheveux qui scintilleraient au soleil levant au même titre qu'un pétale de coucou, que les herbes des sous-bois ou les fines perles sur les toiles d'araignées.
Kael remarqua que son amie était frigorifiée et lorsqu'elle fut allongée, se glissa plus près d'elle et passa un bras autour de sa taille pour l'attirer dans sa chaleur. Ambre se laissa faire et se lova dans ses bras. Une fois réchauffée, elle s'endormit aussitôt.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top