Chapitre 10 : Dans les ruelles obscures de la Ville-Basse

Sous l'ombre de l'Arbre Sacré, la nuit tombait plus vite que dans la plaine ou que dans la forêt de Jade. Par endroit, les rayons du soleil ne perçaient jamais les épais feuillages, et une partie de la ville, la plus infréquentable, était plongée dans une semi-obscurité constante, même lorsque le soleil, plus loin, caressait la plaine de ces chauds rayons.

La nuit, la rue circulaire était éclairée de lampe à lucioles et aussi de quelques lampes à huile à intervalles réguliers, ce qui dénotait de la richesse du quartier car cette denrée était rare et coûteuse. Le petit groupe arpentait déjà l'avenue depuis un bon moment, s'arrêtant devant des devantures exotiques et des étalages de boutiques qui ne fermaient jamais, c'était en tout cas ce que leur avait assuré Godric. Ce dernier était tout excité de parcourir Ebonia en compagnie de ses meilleurs amis et tous étaient déjà bien éméchés grâce au contenu de la bouteille achetée un peu plus tôt dans la soirée. Le breuvage passait de main en main, même Kael y avait gouté, mais Ambre refusait systématiquement d'y plonger les lèvres. Elle était trop émerveillée par tout ce qu'elle découvrait, sa tête lui tournait déjà suffisamment, elle n'avait pas besoin d'en rajouter. Et surtout, elle voulait se souvenir des moindres détails de sa visite, pour cela, il lui fallait garder l'esprit clair.

Cadfael vida la dernière goutte du breuvage et s'exclama, désappointé :

— C'est vide ! Ce truc avait un goût de crottin de chevreuil, mais par les ailes de l'Oracle, que c'était fort ! Trouvons-nous une auberge pour étancher notre soif dignement !

Des rires gras éclatèrent suite à cette déclaration et cette proposition trouva l'assentiment de chacun, aussi Ambre se trouva contrainte à suivre le mouvement car elle ne se voyait pas rentrer seule jusqu'au campement. D'ailleurs elle n'en avait pas envie. Même si la tournée des tavernes n'était pas ce qu'elle aurait préféré faire, il fallait avouer que l'ambiance dans le groupe était excellente et que la soirée se passait bien. L'expérience était d'autant plus agréable grâce à la présence de Kael et de ses amis ; les deux frères, Cédric et Ismaël étaient de véritables boute-en-train.

La joyeuse troupe se mis en quête d'une taverne, mais soit c'était trop cher, soit Godric et ses copains se faisaient remarquer par leur état d'ébriété avancé et on leur claquait la porte au nez.

— Quittons la rue circulaire, proposa Ismaël, je connais un endroit pas très loin où l'on nous laissera entrer et où la cervoise est tout à fait abordable.

— Tant qu'on ne nous sert pas de pisse tiède, rigola Cadfael, je suis prêt à te suivre.

— Tu penses au tonnelet vert ? demanda Kael qui semblait savoir de quel établissement parlait son cousin.

Ce dernier acquiesça, et la bande se dirigea vers une ruelle uniquement éclairée de lampes à lucioles.

Plus ils progressaient dans les rues des bas quartiers en s'éloignant du tronc de l'arbre sacré, plus les allées devenaient étroites et l'éclairage rare. Les boutiques étaient remplacées par de simples habitations d'où s'échappaient des sons étouffés et quelques éclats de voix. Les seules personnes que l'on croisait encore dehors à cette heure avancée étaient des prostituées en recherche d'un dernier client et quelques ivrognes qui s'en retournaient chez eux en titubants. Le groupe bifurqua à plusieurs reprises dans des ruelles de plus en plus obscures. Seule une faible lumière provenant par endroit des fenêtres des maisons basses qui se collaient les unes aux autres éclairaient le sol de terre et de poussière jonché de détritus. Adieu la propreté et les pavés de la rue circulaire.

— Vous êtes sûrs que vous savez où vous allez ? s'enquit tout de même Ambre au bout d'un instant, pas très rassurée par ce changement rapide d'environnement.

Soudain un bruit d'objet chutant au sol et des miaulements de chats sauvages firent sursauter la guérisseuse. Elle aperçut quelques rongeurs fuir dans un rais de lumière à ses pieds pour se diriger vers ce qui semblait être un passage en cul-de-sac sur sa droite.

La première surprise passée, elle tourna la tête vers le recoin obscur et découvrit deux grands yeux brillants qui la fixaient d'un air étrange. Ils étaient si grands et si clairs qu'ils semblaient voir dans l'obscurité des détails qu'Ambre était incapable de percevoir. Et en cet instant, c'était elle qu'ils fixaient. Le cœur de la guérisseuse fit un nouveau bond dans sa poitrine.

Kael tira Ambre par le coude au moment où la créature sortit une main décharnée de l'obscurité et la posa sur le bras de la chamane.

— Aidez-moi, geignit une petite fille échevelée et sale en sortant de sa sombre cachette, j'ai faim.

Ambre se dégagea gentiment de la poigne de son ami en comprenant à qui elle avait à faire. Le groupe s'arrêta et Godric se mit à protester.

— Hé la sorcière, on va pas s'arrêter à chaque coin de rue pour faire la charité à tous les miséreux que l'on va croiser, si ?

Dans la bouche de Godric le titre de "sorcière" semblait toujours péjoratif lorsqu'il l'employait pour la désigner. La guérisseuse ignora la remarque égoïste et acerbe de son ainé et plongea la main dans la poche de sa tunique pour en sortir un autre biscuit sec qu'elle tendit à l'enfant chétif. Cette dernière s'en empara d'un geste brusque et s'en retourna dans les ténèbres de l'impasse. Les yeux d'Ambre s'étant habitués un peu à l'obscurité, elle remarqua que la ruelle était tellement étroite qu'on avait pu disposer des planches d'un toit à l'autre pour en faire un passage couvert ou une sorte d'abri de fortune. Même de jour, la lumière ne devait pas avoir beaucoup de chance de pénétrer jusqu'ici.

— Ne part pas si vite, la rappela la chamane en faisant un pas dans la ruelle malodorante.

Ambre se doutait bien que son petit biscuit ne changerait pas grand-chose à la condition de la fillette. On ne soignait pas des années de malnutrition par un morceau de pain ! Un sentiment de révolte, qui était né dès l'entrée dans la capitale plus tôt dans l'après-midi, se développa dans ses tripes. Elle en était encore à se demander ce qu'elle pouvait faire pour changer cet horrible état de fait, que les grands yeux sortirent à nouveau de l'obscurité, mais cette fois il y en avait trois paires. La première enfant était maintenant accompagnée d'un jeune garçon, plus âgé mais tout aussi frêle, et d'une autre petite fille, tellement maigre qu'on se demandait comment une telle créature pouvaient encore tenir sur ses jambes. Ils entourèrent rapidement la jeune femme en tendant les mains et en agrippant ses vêtements.

Ambre plongea à nouveau les doigts dans ses poches et en sorti un dernier biscuit qu'elle donna à la plus jeune et, se tournant vers ses amis qui l'observaient, médusés, et pour certains avec un air écœuré, leur demanda :

— Avez-vous quelque chose à manger ?

Valériane fut la première à réagir et donna aux enfants quelques fruits séchés, bientôt rejointe par Cédric qui leur offrit à son tour quelques brisures de biscuit.

— Bon on y va, là !? s'impatienta Godric, dont la soif était apparemment plus intense que la faim des trois orphelins.

— Ne mangez pas trop vite, leur conseilla Ambre sans prêter attention à son frère.

Ce dernier tourna les talons, rapidement suivit par ses inséparables amis sans cervelle, puis par les autres en lançant à Kael et Ambre :

— Bon, nous on y va, vous n'aurez qu'à nous retrouver sur place !

Ambre se contenta de hausser les épaules et attira les enfants dans la lumière d'une fenêtre proche. Elle voulait les observer un peu mieux pour se faire une idée de leur état de santé. Et ce qu'elle avait deviné se confirma. Les enfants, surtout la plus jeune dont les genoux étaient bizarrement déformés, souffraient de rachitisme. Le manque de nourriture était une chose, mais le manque de lumière était sans doute aussi grave pour ces enfants qui passaient leur journée dans l'ombre de l'Arbre Sacré et ces ruelles sordides. Ambre ne pouvait pas y faire grand-chose à part leur dire de sortir de la ville pour aller s'exposer au soleil. Mais les enfants secouèrent la tête, ils ne voulaient pas s'éloigner. Ambre imaginait bien que ce passage obscur était leur maison, l'abandonner, ne serait-ce que quelques heures et la place serait prise par d'autres.

— Je dois absolument trouver de la carragheen, soupira Ambre plus pour elle-même que pour Kael qui l'attendait patiemment. Ces enfants ne survivront pas longtemps si personne ne les soigne.

Elle se promit de revenir avec l'algue remède et de faire des cataplasmes à la petite pour la soulager un peu.

— Sais-tu où je pourrais trouver un marchand Néréides demain, ou un herboriste du nom de Zegael ? demanda-t-elle à Kael.

Ce dernier acquiesça et lui promis de la conduire chez le marchand de remèdes la matinée suivante. La guérisseuse se souvint qu'elle avait avec elle du trèfle d'eau séché. Pour être efficace, l'enfant devrait en prendre tous les jours pendant plusieurs lunes. Elle réfléchirait plus tard comment elle s'y prendrait pour lui administrer la potion régulièrement, mais elle comptait bien commencer ce soir. Elle ouvrit sa trousse de soins, en sortit la poudre qu'elle versa dans son petit gobelet de voyage avec un peu d'eau de sa gourde et offrit la mixture à la plus jeune qui la regarda sans comprendre.

— Tiens, bois, ça va te faire du bien...

Comme la petite secouait la tête de manière véhémente, elle lui expliqua qu'elle était chamane, qu'elle voulait la soigner et pour preuve sorti son talisman de sa tunique afin que les enfants comprennent qu'elle ne leur voulait que du bien.

La petite, bornée, regarda à peine le bijou et refusa. D'un geste vif elle envoya le tout valdinguer dans les airs sous le regard dépité de la guérisseuse avant de partir en courant se réfugier au fond de l'allée putride qui leur servait de maison.

Ambre rangea son collier puis se baissa pour ramasser son gobelet et se releva avec lenteur, comme si l'air de la capitale pesait soudainement sur ses épaules. Alors qu'elle se redressait péniblement, déçue de n'avoir pas pu faire entendre raison à sa petite patiente, elle aperçut un mouvement dans une ruelle opposée. Elle se figea et fixa la zone dans l'obscurité. Elle avait l'impression qu'on les observait dans l'ombre. Un sentiment d'insécurité l'envahit soudain et elle remercia intérieurement Kael de l'avoir attendue. Elle n'aimerait pas se retrouver seule dans cette partie de la ville, surtout en pleine nuit.

Une main posée sur son épaule la fit sursauter et la ramena à la réalité.

— Tu viens ? Je crois qu'on ne peut pas faire grande chose de plus pour ces petits ce soir... suggéra Kael d'une voix douce.

Ambre acquiesça sans quitter la ruelle opposée des yeux, puis se laissa finalement entrainer à la suite de Kael en criant à l'attention des enfants qu'elle reviendrait le lendemain.

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Une chose se tapit dans l'ombre. Votre théorie ? c'est quoi/qui ?

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