8
La petite sphère laiteuse roulait entre ses doigts. Cette belle perle nacrée brillait, comme couverte de paillettes d'argent.
Ash la contemplait d'un air soucieux en marchant dans les couloirs du palais. Dans son autre main camouflée sous sa cape, se trouvait le coffret ouvragé qui renfermait le diadème pour Adeline.
La perle lui venait d'Emmha. Lorsqu'elle avait repris ses esprits, elle lui avait dit pressentir qu'il aurait bientôt à faire face au danger et lui avait offert cette petite perle au pouvoir de guérison, confectionnée grâce à ses dons exceptionnels. Depuis qu'elle avait énoncé sa prophétie mystérieuse et dépourvue de sens à ses yeux, il était rentré au palais, soucieux.
Enfin, il parvint devant les appartements princiers et frappa la porte. Ethel lui intima d'entrer et il pénétra dans le petit salon.
— Ash, te revoilà.
Le prince était assis dans un de ses fauteuils, un parchemin à la main, en pleine lecture. Ses vêtements lâches, composés d'une chemise blanche ouverte sur ses clavicules et d'un pantalon brun léger semblaient indiquer qu'il comptait passer la journée à étudier des textes des conseillers, des rapports de patrouilles et autres paperasses qu'Ash espérait ne jamais avoir à traiter lui-même.
— J'ai le cadeau pour votre sœur, Altesse.
Il lui tendit souplement la boîte et le prince s'en saisit avec un sourire.
— Je suis sûr que tu as bien choisi !
Il releva le couvercle après avoir ouvert la fermeture dorée, puis sortit le tissu soyeux et dévoila le diadème. Ses gestes se figèrent.
— Il est splendide ! Ce bijoutier n'est pas commun sur bien des points. Ses ouvrages sont à la hauteur de sa réputation. Ce diadème sera merveilleux sur la chevelure d'Adeline.
Le prince sourit, mais Ash vit la fatigue qui habitait ses traits et son regard d'ambre. Il devait lire des parchemins depuis de longues heures.
— Je vais me retirer. Vous devriez vous reposer, mon prince.
— J'ai malheureusement quelques rapports à lire avant cela, mais je suivrai ce conseil, Ash. Merci d'avoir amené ce cadeau.
Le capitaine eut un sourire et s'inclina brièvement avant de tourner les talons pour sortir dans le couloir. Bien vite, son esprit redevint emprisonné par les brumes de l'inquiétude qui le taraudait depuis sa visite chez Dryt'waru. Emmha était une fillette, certes centenaire, mais ses visions annonçaient souvent de bons présages. Elle voyait des avenirs possibles grâce à ses dons, mais jamais elle n'avait prononcé un tel avertissement. De plus, la perle guérisseuse qui reposait au creux de son poing n'aidait pas Ash à se calmer.
Il la glissa dans sa sacoche, en sortit la galette au poisson du triton et mordit un bon coup, laissant ses papilles s'emplir de son goût délicieux tout en cheminant vers les postes de garde. Il avait une petite inspection à faire avant ce qu'il projetait...
*
Le vent soufflait sur son visage, emmêlait ses cheveux, s'amusant à les sortir de sa tresse couleur cendre. Il s'était délesté de sa cape sombre, préférant une chemise beige et un pantalon brun, ainsi que des bottes de cuir confortables. Il n'aurait guère besoin de plus.
Sur son torse, cachée sous le col, la pierre de lune reposait contre sa peau. Sans son effet, Ash savait qu'il aurait été pratiquement incontrôlable à cette période.
L'herbe verte, haute et oscillante, lui frôlait les mollets. Devant lui, l'orée du Bois Hanté s'étendait sous le soleil déclinant. Le ciel se teintait de rouge, d'orange et de rose, dans un beau dégradé soupoudré de mordoré.
Cette forêt bordait la capitale de Jasulem, mais nul ne s'y rendait le soir. On murmurait que des voix hurlaient parmi les arbres squelettiques, que des sorcières enchantaient sous les frondaisons et que des créatures cauchemardesques chassaient, à l'affût du moindre villageois isolé, d'une pauvre femme seule et perdue. Ash s'y rendait régulièrement et jusqu'ici, rien ne l'avait attaqué. Bien sûr, peu de choses oseraient lui faire face, encore moins le prendre en chasse lorsqu'il venait dans cette forêt au crépuscule.
Enfin il atteignit les premiers troncs, sombres et solides. Il les effleura des doigts, s'imprégna de l'odeur de sève et d'humus. Il s'enfonça de plus en plus, préférant que l'on évite de l'apercevoir par mégarde. Bientôt, il serpentait souplement parmi les ronces, les buissons et les chênes, sans faire le moindre bruit pour l'oreille humaine. Il laissa sa véritable nature prendre le dessus.
Ses bottes échouèrent au pied d'un pin. Bien vite, son pantalon et sa chemise firent de même et il se retrouva à courir nu, alors que déjà il changeait. Sa peau se couvrit de frissons, puis de fourrure, épaisse et soyeuse. Son visage s'allongea en un museau sensible, ses oreilles migrèrent sur le haut de son crâne et se firent pointues et poilues. Son regard, lui, ne changea pas, gardant une couleur vive et bleue qui n'était pas censée être possible. Quatre pattes, une queue, des griffes et des crocs, bientôt il ne fut plus qu'animal, une véritable bête lupine qui galopait dans le Bois Hanté, donnant vie aux racontars des villages.
Ash déployait l'entièreté de ses sens lorsqu'il se laissait aller, caché par les arbres. Il sentait tout, entendait tout, percevait la forêt comme s'il en était lui-même une partie. Ses babines se retroussèrent alors qu'il reniflait la piste d'une biche. Il se mit en traque, loup solitaire affamé cédant à ses instincts.
Ici, il pouvait laisser sa nature s'exprimer. Loin de tous, loin du palais, loin du prince et du roi. Cette double vie l'avait toujours satisfait, il n'avait jamais songé à autre chose. Pourtant, depuis quelques jours, il se surprenait à penser « Et si... ? ». Et s'il révélait son identité ? Et si les créatures n'étaient plus enfermées ? Et si la magie pouvait revenir au royaume de Jasulem ?
Ce n'étaient sans doute que des rêves, pour l'instant. Mais Ash commençait à croire qu'un futur plus clément était possible, un futur où le roi Ethel serait un souverain juste et ouvert d'esprit.
Un futur où il pourrait, enfin, vivre tel qu'il était.
*
Les muscles fourbus et brûlants, Ash se prépara pour la nuit. Il sentait la forêt, l'herbe et la terre, ses cheveux devaient être dans un sale état, pourtant il se sentait plus vivant que jamais. Après une toilette nécessaire, il se glissa dans son lit et ses doigts vinrent serrer la pierre de lune qui pendait, encore et toujours, à son cou. La longueur de la chaîne convenait à ses deux formes et lui permettait de garder un certain contrôle lorsqu'il était un loup, chose utile à proximité d'êtres humains. Après tout, ils étaient des proies comme les autres aux yeux de son espèce.
Ash soupira et se tourna vers le plafond de sa chambre. Cette force qu'il possédait à présent... Il aurait aimé l'avoir étant enfant. Avoir la force de se dresser face à l'ennemi, la force de protéger les êtres qui lui étaient chers. Il ne doutait pas qu'il serait capable de protéger le prince au péril de sa vie, tout comme Dryt'waru ou Emmha, cependant c'était trop tard. Il aurait dû en être capable plus tôt. Avant tout cela, alors qu'il était dans la forêt qui l'avait vu grandir.
Ash se rappela de la terrible impuissance qui l'avait saisie, alors qu'il voyait de ses yeux d'enfant le cauchemar que personne ne devrait vivre. Il se souvint des mains qui le tenaient à l'écart, des cris, des pleurs de celle qui comptait le plus pour lui.
Ash serra les paupières, retenant des larmes qu'il ne possédait plus, tant il avait déjà pleuré.
Il aurait voulu être assez fort pour protéger sa mère.
*
— Ash le tout-petit !
— Ash le bébé !
Le jeune garçon baissa les yeux. Il suivait Ethel dans les couloirs du palais, mais ne pouvait s'empêcher d'entendre les insultes que lançaient les enfants des nobles.
— Ne les écoute pas, lâcha le prince en lui jetant un coup d'œil.
Ash lui offrit un petit sourire, mais garda ensuite le regard rivé au sol. Il avait envie de se faire tout petit, mais c'était impossible puisqu'il suivait l'héritier partout où il allait. Et tout le monde le regardait comme s'ils doutaient qu'il puisse défendre le prince contre ne serait-ce qu'une mouche ou une poule. Ash savait ce qu'ils pensaient tous. Il les entendait quand ils pensaient être hors de portée.
— Altesse, apostropha soudain un jeune adolescent.
Ash leva les yeux. Il s'agissait du prince d'un royaume voisin. Un jeune homme roux aux taches de rousseur si nombreuses qu'elles lui mangeaient tout le visage. Le loup le trouvait plutôt beau, mais il avait toujours un air si supérieur que ça déformait ses traits. Il le détestait.
— Prince Ethel, salua l'autre héritier.
— Prince Carlyle.
Ash entendit dans la voix de son ami la même antipathie que celle qu'il ressentait. Un léger sourire lui étira les lèvres, discrètement.
— Comment vous portez-vous, en cette belle journée ?
— A merveille. Et vous, prince Carlyle ?
— Mais au mieux, je vous remercie.
L'escorte du prince étranger dévisagea Ash avec une forme de scepticisme qui lui donnait envie de se cacher. Pourtant, il se força à garder le dos droit et le visage impassible. Les deux colosses à peine plus âgés que lui n'allaient pas lui faire peur, si ?
Si.
Mais il fit de son mieux pour ne pas le montrer. Il était chargé de la protection d'Ethel, il ne faillirait pas.
— Vous ne nous présentez pas votre... garde du corps ?
Le loup se raidit et croisa le regard du prince étranger, qui le scrutait avec un regard qu'il ne sut interpréter. Ethel eut un sourire amical, mais purement factice.
— Bien sûr ! Ash est mon garde attitré, clama-t-il en le désignant d'un geste ample.
— C'est un honneur de vous rencontrer, votre Altesse.
Le loup s'inclina profondément.
— N'est-il pas un peu jeune ?
— Ash n'est plus jeune que moi que de deux années.
— Je lui en aurai données moins, sourit Carlyle. Il paraît à peine sorti de l'enfance.
L'intéressé garda un visage neutre, bien qu'il ait envie de s'enfuir à toutes jambes. Le prince Ethel, lui, serra le poing et esquissa un sourire parfaitement terrifiant, bien qu'il paraisse poli si l'on n'y regardait pas de trop près.
— Oh, mais tant qu'il a les capacités pour accomplir son devoir, où serait le problème ? Vous insinuez que nous ne sommes pas capables de former nos soldats, prince Carlyle ?
Ash se raidit. Ethel s'enflammait, ce n'était pas de bon augure.
— Je n'insinuais rien du tout, Altesse ! se défendit le prince étranger. Mais je vous avoue être curieux. Alors pardonnez-moi d'avance cette petite... distraction.
Quoi ?
En un instant, les colosses de l'escorte du prince aux cheveux de feu s'avancèrent d'un pas. Ash réagit au quart de tour ; il se plaça devant Ethel et se plaça en position de combat. Les deux soldats, des adolescents aux mèches corbeau et aux yeux verts pour l'un, gris pour l'autre, firent encore un pas de plus. Ash fit signe au prince de Jasulem de reculer, le regard attentif.
— Carlyle, nous ne nous battons pas par distraction ici ! s'exclama Ethel.
Le loup observa les alentours. Ils se trouvaient dans une cour, deux nobles les observaient en discutant près d'une fontaine. L'espace serait suffisant si Carlyle désirait réellement engager un combat « amical » entre les gardes du corps respectifs.
Cela faisait plusieurs années désormais qu'il suivait un apprentissage poussé dans plusieurs domaines, dont le combat au corps-à-corps. Durant ses leçons, il prenait garde à bouger comme un humain, mais il sortait quelques rares fois la nuit pour s'entraîner seul dans le Bois Hanté, exploitant ses capacités au maximum. Malheureusement, il n'arrivait à s'éclipser que peu de temps et de moins en moins souvent.
Mais il pouvait se vanter de suivre un entraînement exigeant. A son jeune âge, il était plus fort que la plupart des soldats et guerriers. Et c'était nécessaire afin de mener à bien sa mission : protéger le prince, même au péril de sa vie.
— Vous avez si peu confiance en votre garde du corps, prince Ethel ? N'avez-vous pas mentionné ses capacités il y a quelques instants ?
L'héritier serra les dents. Ash recula de quelques pas souples.
— Dois-je réellement combattre ? interrogea-t-il sans perdre les colosses de vue.
— Nous n'avons plus le choix, lui souffla le prince.
Ash se mordit la lèvre. Mais avant qu'il ne se mette à douter, il sentit une main se poser sur son épaule et la presser avec force.
— J'ai confiance en toi. Montre-leur qu'ils ont tort de douter de toi.
Le loup lui jeta un regard touché. Ethel sourit.
— Tu es fort, Ash.
Le plus jeune sentit une vague de reconnaissance déferler dans son âme. C'était si puissant qu'il manqua de verser une larme. Il hocha la tête, serra les poings et fit face aux colosses.
Je suis capable de le protéger.
Ce jour-là, il prouva qu'il était assez fort pour protéger ceux qu'il aimait.
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