5

Si quelqu'un dans ce château avait le pouvoir de faire changer les choses, hormis la famille royale, c'était bien lui.

Ash observait la course du soleil qui plongeait à l'horizon depuis l'étroite fenêtre de sa chambre. A son opposé, la lune se levait déjà, ronde et pleine, à peine esquissée dans le ciel aux tons pastels.

Le capitaine de la garde se détourna et commença à se changer pour la nuit. Ses vêtements de soldat, les pièces de cuir et les armes, tombèrent au sol, le laissant torse nu, seulement vêtu d'un ample pantalon beige qu'il enfilait pour dormir. Une fois que ses habits furent pliés sur une chaise, Ash promena son regard dans la pièce, s'assurant que tout était à sa place et rangé. L'armoire sobre, en bois sombre, se tenait contre le mur de pierre grise, et son bureau ainsi que sa chaise se trouvaient à côté. Son coffre renforcé de métal n'avait pas bougé non plus, et les chandelles qui éclairaient la chambre de leur lueur vacillante et chaude étaient prêtes à être mouchées.

Ce qu'Ash fit, avant de s'allonger sur son matelas et de rabattre la couverture sur lui. Dehors, la pleine lune montait dans le ciel, et les doigts d'Ash se refermèrent doucement sur le pendentif qui reposait sur son sternum. Le cristal laiteux, taillé en forme allongée et maintenu de quelques cordons à une chaînette, n'était pas ordinaire. La pierre de lune l'empêchait de se transformer en bête assoiffée de sang chaque mois, lorsque l'astre nocturne prenait sa forme la plus ronde. Ce collier était extrêmement précieux. Sans lui, il serait repéré et envoyé aux cachots, ou bien tué par quelques soldats dans une ruelle de la ville comme un chien errant. Quoiqu'il doutait que de simples gardes parviennent à lui causer le moindre mal lorsqu'il était sous cette forme-là...

Ses pensées dérivèrent vers le changeforme, qui devait somnoler plusieurs mètres plus bas sur une couche de paille. Kami avait eu le mérite de le faire réagir. Ash réfléchissait à une manière d'aider les êtres innocents que le roi condamnait. Il pouvait peut-être les faire évader... Non, le roi se rendrait bien vite compte qu'un traître sévissait dans ses rangs. Mais peut-être qu'il pouvait accomplir autre chose, une aide plus discrète...

Un soupir lui échappa. Ash y songerait demain. Pour le moment, il était épuisé et la pleine lune n'arrangeait rien, le forçant à retenir des instincts impulsifs et violents. Même si son pendentif l'aidait à rester sous forme humaine, son caractère, lui, changeait légèrement à cette période. La journée du lendemain risquait d'être éprouvante.

Après avoir défait la longue tresse qui maintenait ses cheveux gris, Ash tomba dans un sommeil profond, peuplé toutefois de regards accusateurs.

*

Il ouvrit les yeux au milieu de la nuit. La lumière de la lune projetait un fin rayon blafard sur le mur opposé à la fenêtre.

Ash soupira.

— Qu'est-ce que je fais éveillé ?...

Il passa une main sur son visage. Peut-être était-ce un cauchemar qui l'avait sorti du sommeil ?

Non, il n'avait pas le souvenir d'une peur assez puissante.

Il finit par se lever. Le bruit également avait pu le réveiller. Il devait faire une ronde, histoire d'avoir la conscience tranquille.

Une fois habillé, il passa sa cape sur ses épaules et sortit.

Les couloirs étaient plongés dans une pénombre quasi-totale. Un humain n'y verrait pas à deux mètres, songea Ash. A ses yeux, tout n'était qu'un ensemble de tons gris et noirs, parfois percés de blanc là où la lune éclairait la pierre au travers du verre épais des fenêtres.

Il tendit l'oreille. Hormis son pas de chat sur les dalles, il n'entendit pas grand-chose : la respiration des servants endormis dans les petites chambres, le souffle du vent contre les murs de l'édifice, et sa propre respiration.

Il parcourut ainsi toute son aile du palais sans croiser âme qui vive.

Ash soupira. Il s'était probablement réveillé sans aucune raison.

Il rebroussa chemin, mais un léger son étouffé lui parvint. Il se figea.

Ses narines captèrent alors une odeur de chien, ainsi que la fragrance acide de la peur. Il écarquilla les yeux.

— Kami... souffla-t-il.

En quelques pas, il se retrouva face à un molosse aux poils noirs. L'animal, plaqué dans le renfoncement d'un mur du couloir, montra les crocs à sa vue, mais cela n'arrêta pas Ash. Le capitaine jeta un regard circulaire, tendit l'oreille, mais ils étaient seuls. Il reporta son attention sur le changeforme.

— Que faites-vous ici ? murmura-t-il rapidement.

Kami gronda.

— Taisez-vous ou vous allez vous faire repérer ! le gronda-t-il le plus bas possible.

Surpris, le changeforme se tut et cligna des paupières. Ash poussa un long soupir.

— Vous vous êtes échappé, mais vous êtes perdu. C'est bien ça ?

Le chien baissa la tête. La honte pouvait se lire aussi clairement que si ça avait été écrit sur sa fourrure. Le capitaine de la garde passa une main sur son visage. Qu'était-il censé faire, exactement, dans cette situation ?

L'aider, évidemment...

Il pinça les lèvres. S'il se faisait prendre, si quiconque découvrait son acte de trahison — car il s'agissait bien de cela, une trahison — il risquait sa vie. Et il perdrait tout.

Mais pouvait-il décemment ramener Kami dans sa cellule et se lever à l'aube sans se sentir le dernier des misérables lâches ?

Finalement, il jeta un coup d'œil au changeforme recroquevillé contre le mur. Il se méfiait de lui, ça se lisait dans ses muscles crispés et le regard de biais qu'il lui lançait. Ash soupira.

— Suis-moi.

*

Le silence des couloirs ne lui avait jamais paru aussi oppressant. Les griffes du changeforme cliquetaient sur les dalles à chaque pas, accentuant le contraste avec la nuit au palais. Ash grinçait des dents, mais il ne pouvait quand même pas porter Kami sous prétexte que ce bruit le mettait sur les nerfs. Avec un peu de chance, ils ne croiseraient personne.

Mais la chance décida de les délaisser cette nuit-là.

Un bruit de pas, une respiration humaine.

Ash s'immobilisa, alors que le changeforme se précipitait dans un coin d'ombre. La silhouette d'un soldat se dessina dans la lumière de la torche qu'il tenait dans sa main, l'autre serrant une hallebarde.

Le capitaine eut envie de se frapper. Il était censé connaître le tracé des rondes, bon sang ! Il les avait établis lui-même !

L'homme jeta un regard attentif dans le couloir, mais poursuivi sa route sans approfondir son inspection. D'un côté, Ash lui en fut reconnaissant, mais de l'autre, il remettait sérieusement en doute la capacité de ses hommes à surveiller le palais la nuit et empêcher les incursions.

Il fit signe à Kami de le suivre et obliqua pour s'engager dans le passage qui menait aux cuisines. La petite porte déboucha sur une volée de marches de roche grossière et ils pénétrèrent dans la pièce renfermant les fourneaux. Le chien ne retint pas le gargouillis qui lui agita le ventre, et Ash se retourna, un sourcil haussé. Le changeforme lui rendit son regard.

— Vas-y, soupira le capitaine. Mais vite et peu.

Kami se jeta sur un boudin et l'avala d'un coup. Il saisit ensuite délicatement un pain aussi gros que son crâne, mais ne le mangea pas. Ash comprit et eut un sourire triste, se détournant pour passer une autre porte et déboucher sur une petite cour. Il s'immobilisa, tout juste assez sorti pour observer les alentours. La lueur de la pleine lune vint éclairer les pavés, mais aucune silhouette ne se dessina sous son éclat laiteux.

Kami renifla, passa la tête à côté d'Ash et lui lança un regard interrogateur. Le capitaine approcha ses lèvres de l'oreille du canidé et lui murmura quelques mots.

— Longe le mur de gauche. Puis, il y a la porte du chenil royal et une petite barrière de bois. Elle est facile à passer, et tu arriveras dans le quartier des couturiers.

Le changeforme lui accorda un long regard. Dans ces yeux sombres, Ash lut une reconnaissance si puissante qu'il ne douta plus de son acte. S'il avait encore eu des doutes, ils s'évanouirent.

L'animal se faufila dans l'ombre avec son pain et s'évanouit dans la nuit. Lorsque le capitaine le vit franchir la petite barrière, un sourire soulagé lui étira les lèvres.

Puis, il referma la porte des cuisines et retourna dans sa chambre.

*

De puissants coups frappés sur sa porte tirèrent Ash du lit plus efficacement qu'un seau d'eau. Il bondit, drapa une cape sur ses épaules et alla entrouvrir le battant, les cheveux ébouriffés, mais l'esprit déjà alerte.

— Il s'est échappé ! lui annonça Zachary, l'épée à la ceinture et le regard grave.

Ash se composa un air surpris, accentué par le voile de sommeil qui habitait encore son visage, puis hocha la tête et ferma la porte afin de s'habiller. Une fois correctement vêtu, il attacha rapidement sa chevelure en une queue de cheval et emboîta le pas de son soldat, demandant quelques précisions à l'homme pour mieux jouer son rôle.

— Le condamné d'hier s'est évadé. Il a blessé quelques gardes dans sa fuite. Ça a eu lieu au milieu de la nuit, il a été extrêmement discret, sans doute a-t-il usé de sa capacité à se transformer en chien. Toujours est-il qu'il est introuvable.

— Le roi est-il au courant ?

— Oui. Il vous a demandé d'inspecter les lieux puis d'aller lui faire un rapport.

Ash hocha la tête, alors qu'un frisson désagréable courait sur son échine.

— Merci Zachary. Retourne aider les équipes de recherche, je me rends aux cachots.

Le soldat obéit et le capitaine poursuivit son chemin. La joie se disputait à l'inquiétude. Il pria pour que personne ne les ait aperçus...

Dans l'escalier qui menait à la prison, des voix lui parvinrent. Il reconnut quelques-uns de ses hommes. Ils paraissaient surpris, stupéfaits. Ash accéléra, ignorant les autres prisonniers. Qu'avait laissé Kami dans son cachot pour que les soldats réagissent ainsi ?

À sa vue, les gardes lui firent un signe de tête et l'un d'eux commença les explications, alors que le capitaine s'approchait de la cellule où avait résidé le condamné le temps d'une seule soirée. Tout en écoutant celui qui lui racontait ce qu'ils avaient trouvé, Ash inspecta l'endroit du regard. Il laissa ses narines capter les odeurs qui subsistaient.

La paille avait été remuée, le sol de pierre était par moments apparent et le pot de chambre gisait, renversé. La couche paraissait avoir été déchirée, sans doute pour s'en faire un manteau à placer sur les épaules. Les guenilles que le changeforme portait la veille justifiaient sans doute ce pauvre larcin, même si Ash n'avait pas le souvenir d'avoir vu quoi que ce soit sur le dos du chien cette nuit. Peut-être n'était-ce qu'un leurre afin de suggérer qu'il errait sous forme humaine.

L'odeur forte de canidé présente dans la cellule, une effluve de sang à peine séché et quelques restes de senteurs témoignant de violence suffirent à prouver les dires des soldats. Quelques traces de griffures, profondes, avaient rayé les dalles du sol et les hommes qui avaient assisté à l'évasion arboraient une mine choquée. Cela avait dû être impressionnant, en effet, s'ils avaient fait face à un chien immense et farouchement déterminé à rester en vie.

Kami avait profité de l'entrée dans la cellule d'un soldat qui venait changer le pot pour l'attaquer et sortir avant que les autres ne ferment la porte, le tout sous forme de chien, bien plus rapide et discrète. À l'heure qu'il était, Ash espérait que Kami était parvenu à s'éloigner de la capitale.

Il envoya ses hommes se soigner et patrouiller, afin de rechercher le fugitif même s'il savait qu'ils ne le retrouveraient pas. Lui prit son courage à deux mains et s'en alla faire son rapport au roi.

*

— Ash, j'ai un service à te demander.

Cela faisait quelques jours que tout était revenu à la normale, le changeforme n'ayant pas été retrouvé et l'affaire avait à présent quitté tous les esprits. Tous, sauf celui d'Ash, bien sûr. Mais il ne parvenait pas à s'en vouloir pour cet acte de trahison, lorsqu'il revoyait le regard reconnaissant de Kami, avant qu'il ne s'évanouisse dans la nuit.

— C'est bientôt l'anniversaire d'Adeline. Je n'ai pas encore eu le temps d'aller lui chercher un cadeau et avec tous les conseils qui s'enchaînent aujourd'hui, je n'en aurai guère l'opportunité. Va donc chez le bijoutier royal pour lui choisir un cadeau, je te fais confiance, tu connais très bien la princesse.

Le sourire en coin de l'altesse indiqua à Ash que le prince sous-entendait bien plus que ce qui existait. Le capitaine ne prit pas la peine de nier, Adeline étant la petite sœur qu'il n'avait jamais eue, cependant il savait que le faire comprendre à Ethel était peine perdue. Cela faisait des années que le prince voyait quelque chose qui n'existait que dans son esprit.

— Bien, sire. Je m'y rends de ce pas.

Ash fit volte-face et sortit des appartements princiers, le visage détendu. Il aimait beaucoup rendre visite au joaillier royal. C'était un sacré personnage, mais surtout un bon ami qui partageait son secret.

Il passa prendre sa cape sombre dans sa chambre, puis passa la porte du palais pour se rendre en ville.

Il avait lui aussi quelque chose à aller chercher chez le bijoutier.

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