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La Cour observa le condamné, traîné au sol par des soldats, qui quittait la salle du trône dans un silence de mort. Il n'avait pas protesté, sachant déjà que c'était un sursaut vain.
Ash s'inclina brièvement devant le souverain et son fils, puis emboîta le pas à ses hommes, la démarche droite et fière, alors que sa cape sombre effleurait le sol au rythme de ses pas. Son regard bleu s'était fait impassible, camouflant les regrets qui y gisaient. Comme à chaque condamnation à mort d'un être innocent.
Une fois la double porte franchie, il laissa un soupir s'échapper de ses lèvres et se plaça en tête de file. Le changeforme sanglotait sans bruit, encadré de soldats, comme s'il allait s'échapper à tout instant. Ash sentait bien que tout espoir avait déserté le jeune homme, ses joues étaient marquées des traces salées de ses larmes et son regard, éteint, fixait le sol de dalles. Le capitaine de la garde fit un geste et le convoi se mit en marche en direction des geôles.
Les couloirs étaient pour la plupart déserts, puisque la Cour quittait à peine la salle du jugement. Seuls quelques serviteurs, effrayés par ce criminel condamné aux pouvoirs mystérieux, s'écartèrent avec empressement de leur chemin.
Ils descendirent les escaliers de pierre, passèrent devant les torches aux murs qui éclairaient les couloirs des sous-sols et Ash sortit une clef, lourde et pesante, qu'il enfonça dans la serrure de la grille. De l'autre côté de cette herse, le couloir de la prison royale s'allongeait dans une pénombre menaçante, les bruits des plaintes et des gémissements des prisonniers parvenaient à leurs oreilles dans une mélopée de désespoir qui emplissait comme toujours la bouche d'Ash d'un goût amer.
La grille s'ouvrit en grinçant affreusement et les hommes pénétrèrent dans la prison. Ash se força à ignorer toutes les auras magiques, de faible intensité, qui émanaient des gens enfermés dans cet endroit humide et froid... car la plupart des personnes enfermées étaient réellement surnaturelles. Il garda les yeux droit devant lui, passa dans la petite salle d'interrogatoire qui séparait les cellules à la moitié du couloir, puis s'arrêta en face de l'une des geôles et ouvrit la porte, qui s'avérait être une grille elle aussi afin que tous puissent garder un œil sur les prisonniers. Au sol, de la paille offrait un confort misérable, et une couche collée au mur de pierre épaisse, ainsi qu'un pot formaient le mobilier dérisoire accordé aux criminels.
On poussa le changeforme dans sa cellule, puis les gardes s'en furent, alors qu'Ash leur indiquait qu'il suivrait. Son regard se posa enfin sur l'homme en guenilles qui s'était recroquevillé contre le mur du fond, la tête posée sur ses avant-bras.
Le prisonnier leva légèrement son visage, juste assez pour croiser les yeux de l'homme qui se tenait face à lui.
— Qu'est-ce que vous regardez ? Je vais mourir.
— En effet. Mais ce ne sera pas demain, l'exécution aura certainement lieu dans quelques jours.
Le Changeforme renifla bruyamment.
— J'ai rien fait. Ce devrait être vous, à ma place, vous qui avez conduit tant de gens à la mort avec vos gardes. C'est comme si vous les aviez tués.
— Je sais que vous n'avez rien fait, murmura Ash. Mais c'est le roi qui prononce son jugement.
— J'ai des gosses, vous savez ? Sans moi, ils vont mourir. Ils ne savent pas se cacher, se débrouiller. Leur mère est déjà morte et il ne restait que moi, lui cracha l'homme.
Ash ne le montra pas, mais une nausée le prit à la gorge. Il savait. Mais le roi ne faisait aucune différence entre les êtres qui avaient une famille, et ceux qui vivaient seuls... Ils étaient tous coupables d'être nés différents.
Il eut la vision de ces enfants qu'il ne connaissait pas, orphelins, errants dans les ruelles de la ville basse, le visage émacié et le regard hagard... Le cœur empli de tristesse et de colère contre le monde entier.
Il savait ce que ça faisait.
— Je suis désolé.
C'étaient de bien pauvres mots. Un rictus se dessina sur le visage du condamné.
— Écoutez, monsieur le noble capitaine, j'en ai rien à faire de votre pitié. Je vais mourir. Alors à moins que vous ne décidiez soudain d'aider tous ces gens innocents qui croupissent dans une geôle, vous pouvez partir et fermer les yeux, une fois de plus. Comment pouvez-vous vous regarder dans un miroir chaque jour, en sachant que des innocents ont péri sans que vous ne bougiez le petit doigt ? cracha le changeforme.
Ash reçut calmement les paroles de l'homme, sans tressaillir. Cela faisait déjà longtemps qu'il les étouffait dans son esprit lorsque ses pensées ramenaient dans sa tête les cadavres de ceux qu'il avait vu périr.
C'était vrai, il les regardait mourir sans rien faire. Il courbait l'échine face au roi, alors que cela aurait pu être lui, enchaîné, pendu, brûlé. S'il n'avait pas été choisi pour tenir compagnie au prince... Qui savait ce qui aurait pu lui arriver ?
Et cela faisait des années qu'Ash vivait ici. Et il n'avait jamais rien fait. Il fermait les yeux, s'empêchait d'écouter.
Ash serra les poings, puis se força à les détendre et riva son regard dans celui du prisonnier.
— Vous avez raison, soupira-t-il. Je n'ai encore rien fait.
Et sans rien ajouter, il partit.
*
— Il est vrai que mon père est dur dans ses jugements, cependant je crois qu'il contribue à maintenir l'ordre dans le royaume. Tous les pillages perpétrés par les êtres surnaturels seront stoppés si tous sont en prison ou morts. Nous devons maintenir le pays en paix. Si nous laissions tous ces êtres assoiffés se répandre, Ash, nous serions perdus. Alors même si je ne crois pas que l'homme de ce matin ait commis un crime, il faut qu'il soit enfermé. C'est nécessaire si nous voulons la paix.
Le prince Ethel leva les yeux de son plat, un bouillon où flottaient quelques morceaux de viande, pour observer la réaction de son plus proche serviteur. Ash faisait mine de réfléchir, mais son avis était déjà tranché.
— Vous répétez ce que dit votre père, mon prince, avança-t-il prudemment. Pour ma part, j'estime que tous méritent un jugement impartial, ne tenant aucunement compte de leur nature. S'ils n'ont commis aucun crime, eh bien, leurs origines ne doivent pas en être un, ni un motif pour les emprisonner.
Le prince porta son gobelet à ses lèvres, songeur, les sourcils froncés.
— Nous n'avons jamais encore eu ce genre de conversation, Ash, fit-il remarquer. Ton avis est très intéressant. Cependant, je me range à l'avis de mon père. Nous ne pouvons guère croire des êtres capables de sortilèges. Ils se dissimulent, masquent la vérité et accusent d'honnêtes gens. Quant à ceux qui sont condamnés à tort, je suis convaincu qu'ils sont très peu et c'est malheureusement nécessaire afin de capturer tous les coupables.
Le capitaine de la garde baissa le visage, renonçant à argumenter davantage. Le prince était persuadé de ce qu'il disait et le faire changer d'avis si rapidement était impossible. Il faudrait du temps, de la patience, mais Ash avait eu l'idée de ranger le prince du côté de la justice. Ethel n'était pas fermé à toute discussion et il n'avait pas vécu dans la peur du surnaturel de longues années, comme ça avait été le cas pour le souverain. Car Ash était persuadé que ce n'était pas une décision rationnelle de condamner ces êtres, mais la conséquence d'une peur profonde, irraisonnée, transformée peu à peu en haine viscérale, qui poussait le roi à prononcer de tels jugements.
Le capitaine de la garde s'inclina et quitta les appartements princiers lorsqu'il put disposer. Dans le couloir, ses pensées filèrent à toute vitesse, aussi vite que la nuit tombait sur la capitale. Car Ash sentait qu'il devait agir. Agir vite, pour se faire pardonner des années d'inaction, si seulement c'était possible.
Il sentait la chaleur moite du sang sur ses mains.
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