24

Assis contre le pied d'une arche de pierre, Ash respirait fort. Il avait mal partout. Aux bras, lacérés ; au cou, brûlé ; au cœur, broyé.

Cette expression de terreur qu'il avait lue dans le regard d'Ethel lui avait fait plus mal que la lame dans son flanc. Pourtant, la plaie laissait échapper une rivière de sang et il avait l'impression qu'une main sadique agitait un tison chauffé à blanc entre ses côtes.

Il laissa échapper un hoquet de douleur lorsqu'une inspiration trop profonde lui enflamma le thorax. Il serra les dents et tenta de s'occuper l'esprit pour se focaliser autre part que sur la souffrance.

Au centre de la crypte, Ezio détaillait la situation à Ethel. Le prince écoutait sans rien dire, comme s'il se détachait de la situation. Et Ash ne pouvait que le comprendre ; apprendre que son plus proche confident est un loup-garou, que sa fiancée a tenté de le tuer grâce à un sortilège et qu'une démone qu'il est incapable de voir est liée à son âme, tout cela à cause d'une malédiction lancée à son père, ça devait lui faire un choc.

Il appréhendait énormément la suite. Et si Ethel le dénonçait à son père ? Et s'il le chassait comme un traître ? Ou pire... s'il décidait de le tuer de ses propres mains ? Ash serait incapable de lui faire du mal. Même pour sauver sa peau.

Il se mordit la lèvre, alors qu'Ezio expliquait au prince le sortilège qu'il allait accomplir afin de le détacher d'Akothena. Ash guetta la réaction de l'héritier.

— Cette magie est différente de celle utilisée par Wae- Edalyna. Elle est moins néfaste, moins maudite.

— Qu'est-ce qui me prouve que vous me dites la vérité ? Je ne peux pas voir cette démone de mes propres yeux, objecta Ethel.

— « Cette démone » a un nom, stupide tête couronnée, râla Akothena en levant les yeux au ciel.

Mais, évidemment, la tête couronnée ne l'entendit pas.

Ezio jeta un bref coup à la silhouette assise d'Ash, dans l'ombre de l'autre côté de la crypte.

— Si... Si Ash vous confirme mes dires, le croirez-vous ?

Ethel se tourna dans la même direction. Il observa un instant le profil de son garde du corps, qui retenait son souffle dans l'attente de sa réponse. Ash ferma les paupières. Il comprendrait si le prince n'avait plus foi en la véracité de ses paroles...

— Oui, souffla-t-il. Je le croirais.

Le loup relâcha une expiration profonde, soulagé. Au moins le croyait-il toujours.

Il se leva, prenant appui sur le mur de pierre d'une main, l'autre serrée contre son flanc. Le sang coulait sur sa peau nue et venait imbiber son pantalon, mais le loup n'y fit pas attention ; il ne pouvait pas se reposer, ni se changer. Ils devaient encore séparer Akothena de son hôte involontaire.

Il se composa un visage neutre, intériorisa la souffrance qu'il ressentait à chaque pas et vint se placer aux côtés d'Ezio, face à Ethel dont il n'osa pas croiser le regard. Il n'y lirait que de la peur, de méfiance, ou bien peut-être du dégoût. Il n'avait pas la force d'y faire face.

Cependant, tout ce qui occupait les pensées du prince, à cet instant, c'était l'horreur en voyant l'étendue des plaies qui couvraient le corps menu de son garde du corps. Il y avait plus de rouge que de peau...

— C'est la vérité, Akothena est liée à votre âme et Ezio est capable de vous séparer, confirma le loup en gardant les yeux rivés au sol.

Ethel pinça les lèvres.

— Bien, alors je... je suppose que vous souhaitez séparer cette démone et moi le plus rapidement possible ?

Akothena s'apprêtait à protester qu'elle possédait toujours un prénom, mais le sorcier lui jeta un coup d'œil agacé. Ce n'était pas le moment. La démone croisa les bras, lui retournant un regard vexé. Ses bijoux tintèrent dans le mouvement.

— C'est exact, votre Altesse, finit par répondre Ezio. J'ai passé ces derniers jours à préparer le rituel.

— Que devons-nous faire ?

Ash s'étonna du calme apparent dont faisait preuve le prince. Il s'était attendu à de la colère, voire un refus net et clair de participer à des manifestations magiques d'aucune sorte, mais pas à cette forme de docilité dont Ethel faisait preuve. Car Ash était persuadé que s'il était aussi coopératif, c'était grâce à lui... Parce que malgré le fait qu'il lui ait caché sa nature durant toutes ces années...

Il me fait toujours confiance...

Il cligna des paupières en se détournant. Seule Akothena remarqua la perle scintillante qui roula sur la joue tachée de sang du loup. La démone s'approcha d'Ash, alors qu'Ezio emmenait le prince vers le centre de la crypte, l'endroit le mieux éclairé par les torches de flammes pâles.

— Eh, ne pleure pas, petit loup... lui souffla-t-elle. Il ne t'a pas abandonné, ton prince...

Ash lui jeta un regard faussement hostile.

— Je ne pleure pas, rétorqua-t-il. Mêle-toi de tes affaires.

Akothena laissa fleurir un doux sourire sur ses lèvres.

— Tu sais, Ash... Il tient beaucoup à toi. Il ne t'abandonnera pas aussi facilement... Et je suis bien placée pour le savoir. Je peux voir son âme, et tu y as une belle place...

Ash eut l'impression que son cœur loupait un battement à ces mots, mais refusa de s'y attarder. Il ne jeta pas un regard à la démone. Sans répondre, il préféra rejoindre le sorcier et le prince d'un pas prudent.

— Ash, peut-être devrais-je te soigner un peu... Tu perds trop de sang, s'inquiéta Ezio en fronçant les sourcils.

— Ça ira, déclina-t-il. Tu auras besoin de ton énergie pour le rituel.

— Il y a vraiment beaucoup de sang, Ash, insista Ethel en cherchant son regard.

Le loup finit par relever le sien et esquissa un léger sourire.

— Ne t'inquiète pas pour moi. Je... Je suis plus fort que j'en ai l'air.

— Il semblerait... murmura l'héritier. Mais toutes ces blessures...

Ash détourna le regard, tout à coup gêné par l'insistance des yeux ambrés.

Ezio leur indiqua où se placer et fit allonger le prince entre le loup et lui, qui s'agenouillèrent. Ash camoufla la souffrance causée par le mouvement, mais la raideur de ses membres n'échappa pas au regard de la démone, qui lui lança un coup d'œil inquiet.

Ezio invoqua une fiole emplie d'un liquide laiteux. Lorsqu'il la déboucha, une fumée blanche s'en échappa. Ash sentit une odeur florale s'en dégager.

— Il s'agit d'un liquide qui mettra votre corps en condition, Altesse, commença le sorcier en tapotant de l'ongle sur le verre, l'inspectant d'un regard perçant. C'est nécessaire afin que nous ne devions pas vous maintenir de force.

— Vous allez me paralyser, en somme.

Ezio lui jeta un bref regard.

— Je suppose que c'est la même chose, d'un point de vue extérieur.

Le sorcier tendit la fiole au prince, qui s'en saisit. Il avait encore quelques réticences. Devait-il vraiment boire ceci sans se poser plus de questions ?

Il leva les yeux vers le visage d'Ash. Le loup évitait son regard.

— Ash ?

Il consentit à lui dévoiler ses iris bleus. Ethel y lut tant de crainte qu'il resta un moment sans bouger, muet. Était-ce lui qui lui faisait si peur ?

— Si tu me dis que je peux boire ce liquide et consentir à ce sortilège, commença le prince d'une voix douce, je le ferai.

Le loup frémit.

Vous m'avez toujours fait confiance... et même en sachant ce que je suis... ?

Il prit une inspiration tremblante.

— Faites-le, s'il vous plaît, souffla-t-il.

Le prince lui offrit un sourire bancal, puis après une petite seconde d'hésitation, avala le contenu de la fiole.

*

Ezio psalmodiait depuis quelques minutes à présent. Les phrases, prononcées dans une langue inconnue d'Ash, se succédaient sans interruption. Le sorcier avait les yeux mi-clos, et Ethel paraissait endormi, immobile sur le sol de pierre.

Ash se força à expirer lentement. A ses côtés, Akothena, tout aussi inquiète, observait le prince. Son regard doré plongeait dans l'âme même de l'humain et tant qu'elle n'avait aucune réaction réellement paniquée, Ash se disait qu'il ne devait pas s'en faire.

Il passa le regard sur le teint pâle d'Ethel et détailla ses traits qu'il connaissait depuis de longues années. Un visage harmonieux, parfois tendu par le poids des responsabilités qui incombaient à l'héritier. Mais, comme lorsqu'il dormait, Ethel relâchait parfois cette tension et retrouvait un air presque juvénile.

A mesure que le temps passait dans la crypte, une douce lumière orangée se mit à entourer l'humain comme un halo. Ezio, quant à lui, termina d'incanter et releva un regard illuminé de rouge vers Ash.

— C'est maintenant que j'ai besoin de plus d'énergie.

Le loup hocha la tête et tendit les mains au-dessus du prince, mais une lance de douleur lui transperça le côté. Il grimaça et laissa échapper un souffle haché en pressant ses mains contre son flanc. Le sorcier observa les gouttes rouges qui continuaient de couler de la blessure. Lorsqu'il releva ses yeux écarlates, il sonda le loup.

— Ash, tu es très affaibli, je ne suis pas certain qu'il soit prudent...

— Prends toute l'énergie dont tu as besoin pour le sort, le coupa le plus jeune avant de se mordre la lèvre.

— Tu risques de mourir.

L'air grave d'Ezio ne fit pas fléchir Ash. Il lui retourna un regard résigné.

— J'avais conscience des risques en venant ici. Mais ça n'a aucune importance. Sauve-le.

Comme par provocation, le loup éloigna ses mains de sa plaie. La rivière pourpre ruissela sur sa peau, éclaboussa les dalles de fleurs écarlate. Il leva les paumes au-dessus du corps d'Ethel. Le sang goutta sur les vêtements de cérémonie, mais Ash laissa ses mains là où elles étaient. Il retint un frisson dû au froid et à la douleur mêlés.

Le sorcier soupira.

— Nous pourrions...

— Non. Nous ne pouvons pas le laisser vivre avec un démon attaché à son âme. Il en mourrait après quelques années et constituerait une cible durant tout ce laps de temps pour toutes les créatures malveillantes, Ezio. Tu le sais. Alors faisons ce rituel maintenant, cette nuit.

Le loup expira profondément, canalisant la souffrance qui irradiait de son corps meurtri.

— Ne t'arrête pas avant d'avoir terminé. Même si je m'évanouis. Même si je... si je meurs.

Le sorcier lui accorda un regard plein de respect et de tristesse.

— Je ne comprendrai jamais ce dévouement inconditionnel qu'éprouvent les loups pour leur meute.

— Ils ne l'éprouvent pas pour n'importe quel membre de leur meute, glissa Akothena dans un murmure.

Ash ne répondit pas un mot. Il se contenta de fixer Ezio, dans l'attente que le sorcier accomplisse son devoir.

Après un dernier échange de regard, il saisit les mains du loup entre les siennes et se mit à chanter.

La mélopée s'éleva sous la voûte de pierre, résonna dans la crypte alors que l'odeur de la magie se propageait depuis le corps du sorcier. Ash ressentit la différence avec celle qui avait habité la démoniste ; cette senteur-ci était bien plus douce, plus sucrée, apaisante, comme le bouquet qu'il sentait à chaque visite sur la tombe de la reine. Il se détendit imperceptiblement.

Il sentit l'exact moment où Ezio commença à drainer son énergie. Il sentait son esprit s'embrumer, ses membres s'alourdir ; il eut l'impression que la chaleur de la vie quittait son organisme.

Cela dura de longues secondes. Ethel, allongé sur les dalles, brillait de plus en plus fort, irradiant d'une lueur orange comme l'aube naissante ; et Ash parut s'éteindre à ses côtés.

Son souffle faiblissait. Il n'avait même plus conscience de la douleur. Toutes ses perceptions se résumaient aux mains d'Ezio qui enserraient les siennes et à la présence d'Ethel juste devant lui.

Il avait de plus en plus froid. Au fond, tout au fond de son esprit, un loup gémissait dans le noir. Sa fourrure s'éclaircissait, passant du gris perle au blanc nacré.

Et Ash se sentait partir, peu à peu, vers l'inconscience.

Puis, Ezio lâcha brusquement ses mains. Le loup bascula, ses longues mèches de cendre voletèrent autour de son visage et il s'effondra sur Ethel, qui ouvrit les yeux et inspira profondément.

— Ash !

Le prince papillonna des paupières, alors qu'Akothena se précipitait au-dessus du loup. Ses yeux dorés s'embuèrent, alors qu'elle voyait une chose visible d'elle seule. Elle lâcha un sanglot et secoua la tête de droite à gauche.

Ethel se redressa et entoura Ash de ses bras alors que ses yeux ambrés cherchaient ceux du loup. Il lui saisit les épaules et se mit à genoux pour le soutenir de son mieux, passant un bras dans son dos et une main sur sa joue pour le forcer à lui faire face. Ash se laissa faire, appuyant sa tête contre le bras du prince, amorphe. Un souffle léger s'échappait d'entre ses lèvres.

— Ash, non, que...

— Il... Il a donné trop d'énergie, hoqueta Akothena.

Ezio se couvrit le visage d'une main, alors qu'il se mordait la lèvre.

— Vous devez bien avoir un sortilège pour le... le guérir, non ? s'exclama le prince.

Le sorcier pressa l'arête de son nez.

— Je connais plusieurs sorts, mais... Il n'a vraiment plus beaucoup d'énergie, je ne suis pas assez puissant... murmura-t-il à regrets.

— Essayez quand même ! ordonna l'humain d'un ton qui sonna trop désespéré pour que quiconque se soucie des règles de politesse.

— Ethel... Je...

A l'entente de son prénom, il sentit son cœur se broyer dans sa poitrine. Il baissa le visage vers le jeune homme allongé dans ses bras. Les larmes se mirent à ruisseler sur ses joues, alors que les yeux azur d'Ash se voilaient inexorablement. Un sanglot échappa au prince. Ses mains plaquèrent le corps du loup contre son torse et il enfouit son visage dans son cou, inspirant profondément l'odeur de sa peau tiède. Le souffle du plus jeune lui caressa les cheveux. Ash aurait voulu lui rendre son étreinte, mais déjà un froid glacial s'emparait de ses membres. Il ne put que lui effleurer le bras, simple contact éphémère. Ethel quitta son cou pour venir observer son visage, les yeux brillants et les joues humides.

— Ash, reste avec moi, s'il te plaît...

Le loup l'entendit à peine. Tout se résumait à un brouillard, une masse de sons confus. Il eut l'impression qu'une voix s'écriait « Emmha ! », mais c'était impossible... La petite licorne se trouvait à la bijouterie.

La main du prince vint lui caresser les cheveux et ce contact lui redonna une étincelle de vie, un bourgeon de chaleur qui pourtant s'éteignit tout aussi vite. Ne resta que le froid glacial des limbes qui lui tendaient les bras.

Un sourire infiniment triste vint soulever les lèvres du loup.

— Je suis désolé...

Puis sa tête bascula en arrière et le néant lui emplit l'esprit. 

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