20

Il avait mal. Beaucoup trop mal. Son corps entier paraissait brûler, sa peau le démangeait, ses pensées s'embrouillaient, ne formant qu'un orage grondant.

Ses ongles s'allongèrent, ses dents poussèrent jusqu'à presque déborder de ses lèvres. Son souffle s'était brutalement accéléré, son cœur propulsait à toute allure un sang bouillonnant dans ses veines, l'assourdissant.

Ash lâcha Bellatrix et recula en se prenant la tête entre les mains, gémissant. Il se sentait changer, ses sens s'étaient déployés sans crier gare et l'assaillaient d'informations d'un seul coup. Le loup découvrit l'étendue de ses capacités décuplées par la lune imminente et le choc fut trop grand. L'humain ne supporta pas cette avalanche de sensations.

Un rugissement tonitruant jaillit de sa gorge et son aura éclata dans tous les sens comme une vague qui se heurte aux falaises. Bellatrix lâcha un couinement et ses pupilles s'écarquillèrent, alors qu'elle se plaquait dos à la porte, les yeux rivés sur la bête qui se ramassait au centre de la pièce. Ash se voûtait, bougeait ses doigts prolongés par de longues griffes puissantes et secouait la tête comme pour chasser un insecte persistant.

La louve n'attendit pas de voir ce qui résulterait de son action et laissa glisser le pendentif entre ses propres doigts. La pierre de lune rebondit sur le sol, alors que la servante se précipitait dehors en claquant la porte derrière elle.

Le tintement du pendentif heurtant les dalles figea Ash. Il tourna la tête dans la direction du bruit et renifla. Ses yeux, encore plus bleus qu'auparavant, scintillaient presque.

Ce fut à quatre pattes qu'il approcha de l'objet, presque méfiant. Alors, c'était lorsque la petite louve lui avait enlevé le collier qu'il avait pu ouvrir les yeux ? C'était cette petite pierre nacrée, opaque et blanchâtre, qui empêchait la bête de sortir pleinement lors de la nuit la plus claire du mois ?

Il eut un rictus dégoûté. Jamais il ne toucherait cette chose dangereuse. Il ne savait pas ce que c'était, mais c'était mauvais.

Pourtant, une partie de lui voulait s'en saisir, refermer ses doigts sur la pierre et...

Et quoi ? S'endormir à nouveau ?

— Jamais, gronda le loup pour lui-même. Je ne veux plus.

Une parcelle de son esprit se rebella. Ils devaient redevenir humain, au moins en apparence.

Pourquoi ? Il se sentait bien. Il était libre.

Si jamais il restait comme ça, il pourrait vivre dehors comme les autres loups, ceux qui n'étaient pas aussi forts que lui. Dans la forêt, avec l'odeur de l'humus et des feuilles, celle de l'eau ruisselante sur les rochers et de l'air pur au parfum de fleurs...

... Mais il ne serait pas heureux. Pourquoi son cœur tremblait-il à l'idée de partir de cet endroit de pierre et empli d'humains ?

La bête secoua la tête. Non, non, il ne voulait pas voir ces images, ces souvenirs qui lui murmuraient qu'il ne pouvait pas partir. Qu'il avait quelque chose à faire ici, dans ce château...

Des flashs apparaissaient dans son esprit sans qu'il ne le désire. Ou alors, peut-être que cette partie de lui qui gémissait, là, tout au fond de sa tête, les faisait remonter à la surface pour le convaincre de le laisser revenir.

Pourquoi devrait-il se laisser enfermer ? Il avait l'impression d'être coincé dans un coin, noir et froid, détesté par l'Autre. Il ne voulait plus y retourner. Plus jamais.

Le loup gronda et recula de quelques pas, s'éloignant de la pierre de lune qui gisait au sol, faible éclat blafard. Il leva le nez et observa l'ascension lente de la lune, par la fenêtre du fond de la pièce. Il voulait sortir et s'enfuir hors de cette ville. Il sentait qu'il n'était pas en sécurité.

Non ! On doit y retourner ! Vite !

Non, il en voulait pas se mêler aux humains, il n'en avait rien à faire ! Sa place était dans les forêts, avec ses congénères, ses semblables qui courent la nuit et hurlent à la lune.

Notre place est avec notre meute ! asséna la voix dans sa tête, celle de l'Autre.

La bête se figea. Dans son esprit, plusieurs visages s'imposaient de force, impossibles à renvoyer dans les ténèbres.

Ethel.
Dryt'waru.
Emmha.
Adeline.

Sa famille.

Il gémit et se traîna au sol, la main tendue devant lui, tremblante à quelques centimètres du pendentif laiteux. Même la partie animale en lui se résignait peu à peu. Pour aider sa meute contre la dévoreuse d'âmes, il devait encore passer inaperçu. Se fondre parmi eux.
Et si la bête gardait le contrôle, ce ne serait pas possible.

Alors le loup geignit et referma les doigts sur le cristal, renonçant par ce simple geste à une partie de lui-même. Pour encore quelques heures, il allait enfermer son identité profonde dans une des pires prisons ; un coin caché au fond de son esprit, d'un noir insondable et atrocement silencieux.

*

Une migraine épouvantable pulsait dans son crâne. Ash lâcha un cri de douleur en se relevant trop vite. Assis au sol, dans la pénombre, il serra les dents et pressa ses paumes contre ses paupières.

Toutes ses pensées se bousculaient en vrac, rebondissaient dans sa tête et s'entrechoquaient. Il grimaça.

Petit à petit, la douleur reflua et Ash tenta de se souvenir de ce qu'il faisait dans cette pièce. Il y avait emmené Bellatrix, lui avait craché ses pensées à la figure, puis... l'avait étranglée... et...

Il cligna des yeux. Il la revoyait se débattre, lui griffer les bras, chercher des prises pour le repousser, le faire lâcher sa prise sur sa gorge. Mais, ensuite, un noir absolu voilait ses souvenirs. Ou, tout simplement, ces souvenirs n'existaient pas...

Bon sang, que s'était-il passé ?!

Il rouvrit sa main droite et découvrit son pendentif de pierre de lune, dont la chaînette avait été brisée.

Oh. Se pourrait-il que...

Une impression étrange le tenaillait. Il la sentait, à présent, cette partie de lui qu'il refoulait en permanence. Une bête dont il avait peur. Qu'il ne comprenait pas et ne pouvait pas maîtriser. Un loup solitaire et qui hurlait, tentait de lui dire quelque chose, Ash en avait l'impression.

Il grattait dans un coin de son esprit, s'agitait plus qu'il ne l'avait jamais fait. La pleine lune ascendante dans le ciel de Jasulem ne pouvait pas être la seule cause de cette agitation.

Ash se concentra et tenta d'écouter cette bête qui sommeillait en lui depuis des années. Cette autre partie de lui-même qu'il n'avait, en réalité, jamais cherché à comprendre. Enfant, elle n'était pas très présente ; puis il avait été forcé de se débrouiller seul et Dryt'waru l'avait aidé en lui offrant des pierres de lune, qui avaient réprimé cette sauvagerie qui s'apprêtait à l'engloutir.

Désormais, Ash avait cruellement conscience d'être comme un jeune louveteau découvrant ses crocs et sa force pour la première fois. Il aurait dû apprendre à se maîtriser bien plus tôt... Mais c'était trop tard et il allait devoir limiter la casse. Renouer avec cette bête qui avait brièvement été libérée et dont il ne pourrait sans doute plus jamais ignorer la voix. Une barrière entre l'humain et le loup s'était fêlée.

Pour le meilleur ou pour le pire, cela, impossible de le savoir.

Ash referma les doigts sur le pendentif et se leva. Son corps lui répondait à présent parfaitement. Le loup grattait dans sa tête, quelque chose n'allait pas. Il devait sortir. Voir si Ethel était en sécurité.

Ethel... Un sentiment de terreur le saisit à la gorge, porté par sa part animale. C'était bien cela qui affolait le loup.

Ash se précipita dehors et courut dans le couloir, peu soucieux des regards des serviteurs surpris par son passage à toute vitesse. Sa cape vola dans son dos et claqua au rythme de ses virages. Il eut toute la peine du monde à retenir ses foulées afin de ne pas se faire surprendre à atteindre des vitesses inhumaines, mais son odorat, lui, s'ouvrit à la moindre senteur que les courants d'air portaient à ses narines.

A l'approche de la salle de bal, Ash se força à ralentir et remit de l'ordre dans sa tresse grise un peu défaite. Il se composa un visage neutre et passa la porte, observant rapidement la foule déjà présente. La fête avait visiblement commencé depuis peu et les invités riaient au son des premiers morceaux de musique. Les robes et les toilettes somptueuses ne suffirent pas à ralentir son regard, qui fureta partout sans trouver ce qu'il cherchait.

Comme son nez ne lui apportait que des odeurs différentes de celle d'Ethel, Ash apostropha un serveur.

— As-tu vu le prince ? Où se trouve-t-il ? lui souffla le capitaine de la garde.

— Messire ! Je, hem, je l'ignore... Il était avec sa fiancée il y a quelques instants, bredouilla le garçon, les yeux écarquillés.

Ash ne prit pas la peine de lui répondre et se tourna vers l'entrée des jardins, où deux soldats familiers scrutaient la foule de leurs yeux attentifs, bien qu'un peu las.

Zachary et Amaury le saluèrent d'un signe de tête respectueux, mais leur supérieur ne leur rendit pas leur salut, bien trop préoccupé. Il vint se placer entre les deux hommes et murmura, de sorte qu'eux seuls l'entendirent.

— Mettez les gardes en alerte, discrètement. N'affolez pas les invités, ils ne doivent pas se rendre compte des changements. Que tous recherchent le prince et sa fiancée.

— Il a disparu ? s'étonna Zachary sur le même ton, tout en gardant un visage calme et détendu.

— Nous l'avons simplement perdu de vue.

— Mais... Vous êtes toujours dans son ombre, fit remarquer Amaury avec un sourire crispé, tentant de donner le change en donnant l'impression qu'ils discutaient d'un sujet banal.

— Ce n'est pas le moment de me faire part de vos reproches, soldat, le coupa Ash avec un regard incisif — et un affreux pincement de culpabilité. Nous devons le retrouver. Quiconque le voit m'en fait part immédiatement.

Les deux hommes hochèrent la tête, inquiets. Il était rare que leur capitaine laisse transparaître ainsi ses émotions.

Ash les quitta d'un pas souple et s'enfonça dans un couloir isolé, le nez frémissant. Son regard fouilla l'obscurité qui subsistait là où les torches et chandelles ne diffusaient pas leurs lueurs. Les senteurs de pierre et les fumets liés au passage dans le couloir l'assaillirent et il tenta d'en faire le tri.

Ash se tendit et serra les poings. Rien, rien...

Il se mit à courir et se rua dans les couloirs en dérapant sur les dalles lisses. Il évita les serviteurs, qui s'écartaient précipitamment, effrayés par son regard fou. Le jeune loup bondit par-dessus les obstacles, ouvrit les portes avec violence et ne prit pas la peine de les refermer.

Enfin, il arriva devant les appartements princiers et entra sans s'annoncer, le souffle court. L'odeur partout était éventée, bien trop légère et dissipée. Ethel n'était pas revenu dans sa chambre depuis plus d'une heure. Ash fit volte-face et se remit à courir à perdre haleine. Un horrible pressentiment l'étreignait sans pitié.

S'il y avait bien une nuit où il aurait dû coller le prince plus que jamais, c'était celle-ci. Et il avait échoué. Désormais, le prince avait disparu et de surcroît, avec une femme qui représentait un immense danger. Sans qu'Ethel n'en sache rien.

Le loup faillit hurler d'impuissance.

*

La princesse Adeline ne profitait pas des festivités, ce soir-là. Elle sirotait une boisson pour donner le change, mais ses yeux suivaient la silhouette d'un certain capitaine qui paraissait bien trop agité. Et surtout, il n'était pas avec son frère.

La jeune femme lissa sa robe d'un rose pâle brodé de perles et s'inclina brièvement face aux nobles qui lui rendirent la politesse, avant de retourner à leurs discussions futiles. La princesse s'éclipsa de la salle de bal et parvint à semer ses suivantes en quelques habiles changements de couloirs, puis se dirigea vers la cour où se situait la caserne. Elle avait besoin de réponses, et Ash n'allait sans doute pas les lui donner de son plein gré...

*

— Nous avons fouillé chaque recoin des jardins et tout le palais. Nous ne l'avons pas trouvé, messire.

Ash avait l'irrésistible envie d'envoyer la table s'écraser sur le mur. Ses poings se serrèrent si fort qu'un craquement horrible retentit. Il grimaça et se força à poser ses paumes sur le bois de la table qui le séparait de Zachary et Amaury. Les deux hommes observaient avec inquiétude leur capitaine au bord de la crise de nerfs.

— Il est forcément quelque part...

Les soldats ne répondirent rien, conscients que s'ils l'avaient fait, Ash aurait laissé exploser sa colère, bien qu'elle ne soit dirigée que contre lui-même.

Un grognement échappa au loup, qui redressa le visage et planta ses yeux dans ceux de ses hommes. Ils scintillaient, luisants de détermination — ainsi que d'appréhension.

— J'ai peut-être un moyen de le retrouver. Je m'y rends, en attendant continuez de chercher discrètement au palais.

— Un moyen ? Que...

— Zachary, ce n'est pas le moment ! Nous avons un héritier à retrouver, le coupa Ash. Exécutez mes ordres.

Les deux gardes hochèrent la tête et s'inclinèrent, alors que le capitaine sortait de la pièce rapidement. Une fois dans le couloir, il se mit à courir, sortit du château et se retrouva dans les rues des quartiers bourgeois. La lune grimpait dans le ciel, inexorablement, et il sentait chaque seconde défiler à mesure que les battements de son cœur résonnaient dans ses tempes.

Ash rabattit sa capuche sur ses mèches grises et prit le chemin d'une certaine bijouterie. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top