19
— Je tiens à remercier la Cour pour avoir répondu à cette convocation avec autant d'empressement. Le prince et moi-même avons à vous faire part d'une nouvelle qui vous réjouira tous et apportera à ce royaume un avenir stable et assuré.
Ash avait envie de vomir. Bien droit, impassible en retrait d'Ethel, il fixait les visages des nobles, observant diverses émotions s'y succéder. Les plus présentes se trouvaient être la curiosité et l'impatience, sans surprise. Tous ces hommes et ces femmes en tenues pompeuses attendaient leur heure, la cupidité patientait sous leurs bonnes manières. Ils devaient sans doute déjà échafauder des plans afin de profiter de ce que le roi annonçait. Lui avait une tout autre chose en tête.
— Vous avez assisté à l'arrivée au palais de dames de grande distinction, et Sa Majesté le prince a passé du temps avec chacune de ces demoiselles ravissantes.
Lesdites demoiselles avaient également été conviées et Ash y voyait là une cruauté de la part du roi. Elles allaient assister à cette annonce sans réellement avoir été préparées. Parmi elles, une seule paraissait calme et ne papotait pas impoliment : Waeghana rayonnait d'avance. Cela ne faisait aucun doute pour Ash ; elle s'était empressée d'accepter la demande du prince de Jasulem. Cela lui apportait un statut privilégié de fiancée princière et lui permettait de passer encore plus de temps aux côtés de l'héritier. Elle se servait certainement de leurs entrevues afin de découvrir la malédiction et ses failles en prévision de la lune sanglante...
Le loup serra les poings et se força au calme. Ce n'était pas le moment.
— Toutefois, l'une d'elles a retenu son attention, reprenait le roi Eirik de Jasulem, plus majestueux que jamais.
Ash lisait toute la satisfaction que lui procurait l'aboutissement de ses plans. Avant cette cérémonie, il avait convié le capitaine de sa garde dans la salle du trône et l'avait interrogé sur ses recherches quant à la possible intruse. Ash avait dû lui assurer que rien de surnaturel n'avait passé ses remparts, alors qu'une bile acide lui remontait la gorge.
Sentant une goutte glacée lui dévaler l'échine à ce souvenir, il détourna le regard du monarque et préféra observer sa fille, la belle Adeline, assise sur son trône de princesse de Jasulem. Son regard, pour ce qu'il en distinguait, n'abritait qu'une calme joie. Elle se réjouissait pour son frère, comme toute sœur le ferait. Elle n'avait aucune idée du danger de mort qui rôdait près du prince.
— Mes chers amis de la Cour, mesdemoiselles, intervint Ethel en se levant de son propre siège pour s'avancer dans la salle et s'arrêter juste devant le trône de son père.
Il fit face à l'assemblée qui patientait fébrilement, suspendue à ses lèvres. Son regard d'ambre brillait, Ash en était certain. Le loup inspira profondément. Ses paroles n'avaient rien changé, strictement rien.
— J'ai le plaisir de vous annoncer mes fiançailles avec Dame Edalyna de Montgrêlacée.
Quelques applaudissements retentirent dans la salle, rendus en échos par la voûte qui les surplombait. Waeghana, resplendissante, fit quelques pas gracieux en direction de son promis et accepta le bras qu'il lui tendait avec l'élégance dont elle avait toujours fait preuve. Ash serra les dents si fort qu'il craignit un instant que le roi l'entende. Mais l'Altesse était trop occupé à observer son fils mener la dame au centre de la Cour, laquelle lui adressait ses félicitations les plus hypocrites. Le loup voyait bien les murmures et les regards échangés. Cette intrigante n'avait pas la confiance des nobles et pour une fois, il voulut bien leur reconnaître une qualité : ils n'étaient pas dépourvus d'instinct de survie, par moments.
Quant à lui, il resta bien droit derrière le siège qu'occupait le prince quelques instants auparavant. Il fixait les deux fiancés, qui se déplaçaient souplement en offrant des sourires à tout va. Ethel semblait sincèrement heureux. Ash soupira.
— Un bal grandiose aura lieu dans trois jours afin de célébrer cette promesse d'union ! clama le roi, qui se leva lentement et descendit au pied de l'estrade où se trouvaient les trônes.
Tous s'inclinèrent devant le monarque et Eirik de Jasulem s'éclipsa, laissant son fils et sa future princesse échanger avec la Cour. Ash ne bougea pas, le regard triste et enragé à la fois. Il haïssait Waeghana pour son intention de tuer le prince, il ne supportait pas de la voir pendue à son bras comme s'il lui appartenait. Elle ne le méritait pas.
D'un autre côté, il s'attristait pour Ethel qui pensait avoir trouvé l'âme-sœur en cette femme qui le dupait.
Le bleu de ses iris luisit férocement, alors que ses doigts se serraient dans son dos.
Elle payerait.
*
Ash lâcha un profond soupir en descendant les escaliers du chemin de ronde, suivi de deux de ses hommes. Il aurait aimé se dispenser de ces quelques surveillances, mais il avait depuis toujours décidé de participer aux tâches des soldats et s'en détacher si soudainement n'aurait fait que mettre la puce à l'oreille des plus observateurs.
Il foula le sol sablonneux qui s'étendait devant la caserne, puis congédia le reste de sa petite patrouille et prit le chemin de la salle du conseil. Il devait à présent rejoindre Ethel et assumer sa seconde fonction de garde du corps du prince.
Le loup sentait une immense fatigue lui peser sur le corps. Il dormait mal, mangeait mal, était rongé par l'inquiétude et le temps qui passait inexorablement jusqu'à la nuit de la lune sanglante se décomptait, seconde par seconde, dans son esprit. Ash se força à détendre ses épaules et effleura le bout de sa tresse des doigts en espérant se calmer. Ça ne servait à rien de se laisser submerger par l'anxiété. Tant qu'Ezio n'aurait pas fini de préparer le sortilège, il était réduit à attendre en faisant de son mieux pour protéger Ethel.
Lorsqu'il arriva devant la porte de la salle du conseil, il salua les deux gardes d'un signe de tête. Les hommes le lui rendirent, mais un étrange pressentiment saisit le capitaine. Il se décala, fit face à celui dénommé Arthur, qu'il connaissait depuis quatre ans. Les yeux du soldat ne bougèrent pas, son regard passant comme à travers de sa présence. Ash se raidit.
Ce n'est pas normal. Que se passe-t-il ?
Il frappa le lourd battant de la porte ouvragée et frappée de la licorne de Jasulem, puis attendit. Une voix lui intima d'entrer, et le loup se détendit quelque peu en reconnaissant celle du prince.
Il poussa les portes et pénétra dans la salle. Une longue table rectangulaire, entourée d'une dizaine de conseillers, trônait au centre de la pièce. Le reste de l'espace était occupé par d'immenses bibliothèques remplies de traités et de textes politiques, et quelques tables de lecture parsemaient les allées séparant ces rangées de livres. Ethel, reconnaissant son garde du corps, lui accorda un sourire et l'invita à le rejoindre, puis reprit la discussion avec les conseillers. Il s'agissait apparemment d'un pont à construire afin de relier deux villes à l'ouest du royaume.
Le loup se posta en retrait de l'héritier, debout avec les mains dans le dos. Il avait ainsi la majorité de la pièce dans son champ de vision.
Ash assistait à la majorité des conseils qu'Ethel devait présider lorsqu'il n'effectuait pas de patrouilles et ne supervisait pas d'entraînements. Le prince avait reçu la charge de plusieurs décisions de la part de son père et il s'agissait, selon le roi, de le préparer à son avenir. Le capitaine y voyait toutefois aussi une manière de se décharger de quelques heures de discussions. Il avait déjà surpris le roi à festoyer avec quelques privilégiés, ivre d'alcool et riant comme une baleine. Même si Eirik de Jasulem renvoyait une image sévère, quelques verres de boisson éveillaient une facette du roi qu'Ash trouvait, étrangement, plus terrifiante encore.
Même s'il y avait peu de chance pour que le prince se fasse attaquer si profondément à l'intérieur du palais, il devait garder l'œil ouvert en toutes circonstances. Ce qui incluait ces délibérations ennuyeuses, malheureusement.
Ce jour-là, pourtant, le loup se faisait beaucoup plus attentif. L'attitude des gardes devant la porte ne lui disait rien qui vaille. Que leur était-il arrivé ? Pourquoi avaient-ils à peine réagi ?
Il balaya toute la salle des yeux. Les hautes étagères garnies d'ouvrages, les allées désertes, les conseillers qui écoutaient le prince exposer les raisons de la construction de ce pont... Il ne voyait rien de suspect.
Ash renifla discrètement. Il fronça le nez lorsque les odeurs diverses émanant des conseillers lui parvinrent, mais poursuivit son analyse et dénicha une senteur inconnue. C'était acide, fort et pourtant, occulté, comme si...
Quelqu'un se cache.
Il ne laissa aucun indice de cette découverte prendre place sur son visage.
Lentement, il inspira. Au fil de sa respiration, il localisa plus précisément l'origine du parfum acide. C'était une odeur désagréable, qui lui piquait les narines et laissait une impression néfaste, de danger.
Le loup finit par déterminer l'endroit précis où se cachait l'intrus. Il serra les mains dans son dos et observa le dos d'Ethel, qui continuait de parler sans se douter de rien. Il devait le protéger.
— Altesse, lança-t-il soudainement.
Le prince se tourna vers lui, étonné.
— Ash ? Qu'y a-t-il ?
— Dégainez votre épée, lui lâcha-t-il en se précipitant vers la cachette de l'intrus.
Il y arriva en un coup de vent, puis libéra sa dague elfique du fourreau et la pointa vers la silhouette qui se tenait dans l'allée, immobile dans un ample manteau noir au capuchon rabattu.
L'odeur si étrange l'enrobait comme une fumée, alors que l'inconnu levait deux yeux luisants d'une intense lueur violette. Ash se crispa.
De la magie.
Il pointa sa lame vers l'homme, qui lâcha un rire éraillé, presque fou.
— J'avais presque terminé de préparer le sortilège, quel dommage que les gardes soient si efficaces, siffla l'être en libérant ses mains du tissu de son manteau.
Elles étaient entourées de la même lueur améthyste au parfum acide. Le loup fronça le nez et recula d'un pas, méfiant.
— Appelez la garde, Altesse ! clama-t-il sans détacher les yeux du mage.
Un nouveau ricanement échappa à l'intrus.
— De simples hommes ne m'arrêteront pas ! Cet appel est bien trop puissant pour que je l'ignore...
Cet appel ?
Une sphère violette fusa soudain vers son visage et Ash l'évita en se baissant agilement. La magie incandescente s'écrasa derrière lui et explosa contre une table, mais étrangement aucun feu ne prit. Le loup ne s'interrogea pas plus sur ce phénomène et chargea, se ruant vers son adversaire. Il évita un nouveau sort et parvint à entailler l'étrange manteau de l'homme, qui observa le tissu tranché avec surprise en reculant hors de portée, dressant un mur de flammes violettes entre le loup et lui. Puis, il fixa Ash et un sourire perfide se dessina sur son visage ombré par la capuche qui tombait sur son front.
— Une arme capable de trancher les protections magiques, susurra-t-il. Tu n'es pas un simple soldat.
Ash se crispa, mais ne laissa pas le temps à son ennemi de se reprendre. Il inspira et se jeta dans le mur de feu, qu'il traversa au prix de quelques brûlures. Il serra les dents et fit une roulade, avant de bondir sur le mage et de lui taillader le bras. Le sang sombre éclaboussa le sol et son odeur, à nouveau, lui piqua les narines. Ash l'identifia comme celle de la magie noire.
Il repartit à la charge, virevoltant pour éviter les projectiles violets que l'homme lui jetait comme s'il s'était agi de simples cailloux. L'espace entre les deux immenses bibliothèque s'avérait restreint et Ash déploya des trésors d'agilité. Il entendait la respiration du sorcier se précipiter, signe qu'il montrait une faiblesse. Son endurance arrivait certainement à son terme. Le loup accéléra encore la vitesse de ses attaques, sans toutefois paraître trop inhumain.
— Ash !
Le capitaine, surpris, jeta un coup d'œil dans son dos. Ethel se tenait à l'extrémité de l'allée, l'épée à la main. Ash sentit un horrible pressentiment lui tordre le ventre.
— Non, Altesse ! Il en a après vous ! lui cria-t-il en esquivant une énième sphère qui lui frôla le bras.
Il grimaça sous la brûlure. Mais à son plus grand malheur, le prince ne l'écouta pas et le rejoignit.
— Tu ne vaincras pas un mage seul, Ash. La garde est en chemin, lui glissa Ethel sans le regarder, préférant focaliser son attention sur leur ennemi.
Le regard du mage noir se mit à lui plus intensément.
— Ma proie se livre d'elle-même, quelle aubaine !
— Altesse, j'insiste, allez vous mettre à l'abri !
— Non, Ash ! Tu ne réussiras pas à t'en débarrasser seul ! C'est un mage, s'entêta le prince.
Mais bien sûr que si je peux le vaincre seul !
— Je ne fais que le ralentir, persista le loup en se plaçant devant le prince.
Une sphère violette vola dans leur direction et Ash jaugea la situation en un instant ; elle se dirigeait clairement vers Ethel et il n'aurait jamais la rapidité nécessaire pour l'éviter. Les étagères alourdies d'ouvrages l'empêcheraient de se décaler hors de sa trajectoire.
Pestant contre l'obstination du prince, Ash se jeta entre lui et la magie.
Les flammes violettes explosèrent contre son bras, juste en face de son visage. Il serra les dents alors que la brûlure lui dévorait la peau. Rapidement, il ôta sa cape et s'en servit pour étouffer le feu magique, puis la jeta sur son ennemi, espérant grappiller quelques secondes pour raisonner une certaine tête couronnée obtuse.
— Mon prince, je vous en prie, mettez-vous à l'abri !
Ethel fixa le tissu roussi de la manche de sa tunique, puis pinça les lèvres.
— Tu n'aurais pas d-
— C'est mon devoir ! Je vous protège, alors facilitez-moi la tâche et sortez de cette pièce !
Ash fit volte-face et se rua sur leur ennemi, priant pour qu'Ethel lui obéisse. Il évita une attaque d'un bond, puis se servit d'une bibliothèque comme appuis et percuta le mage de plein fouet. Il lui glissa la dague sous la gorge et gronda juste devant son visage.
— Un mouvement, et tu es mort.
L'homme grimaça et ses yeux brillèrent.
— Plutôt mourir qu'être emprisonné par un humain qui se prend pour un roi, lui cracha-t-il à la figure. D'ailleurs, que penses-tu que je lui dise ton petit secret, loupiot ? Il est au courant, ce si fier prince de Jasulem ?
Ash se tendit violemment. Il tenta de chasser la terreur qui lui empoisonna l'esprit et serra les dents.
— Tu seras mort avant d'avoir pu faire quoi que ce soit, parce que je ne te laisserai pas toucher au moindre cheveu de cet humain.
Le mage sourit.
— Bonne chance, lâcha-t-il alors que sa main s'illuminait d'une intense lumière violette.
Ash écarquilla les yeux, puis vit la sphère quitter les doigts de l'homme pour fuser dans l'allée.
— Non !
Horrifié, il constata la présence de l'héritier.
Ethel est encore là !
Le prince, resté malgré les injonctions de son protecteur, roula au sol pour éviter la boule de feu. Mais il ne fut pas assez rapide et son bras gauche flamba dans une explosion violette.
Ash sentit quelque chose s'éveiller en lui. Sa vision se réduisit à un voile rouge alors que des souvenirs qu'il aurait plus que tout souhaité oublier se superposèrent à l'image qu'il avait sous les yeux.
L'impuissance. La souffrance. La rage. La haine.
Il glissa la lame sur le cou du mage, faisant jaillir le sang presque noir sur les dalles. Avec un ultime gargouillis, l'homme mourut juste sous ses yeux. Mais Ash ne le regardait même pas.
Il se rua vers le prince et l'aida à se relever. Ethel grimaça et inspecta son bras ; de longues brûlures le couvraient du poignet au coude, mais ça ne semblait pas très grave. Pourtant, Ash ne le vit pas, l'esprit brouillé. Il serrait le bras du prince si fort qu'Ethel dut crier pour que le loup daigne le relâcher. Mais Ash garda son regard hagard sur l'héritier et ne cessait de lui toucher l'épaule, le souffle court, sans s'éloigner.
Ethel saisit le visage du capitaine entre ses mains.
— Ash, tout va bien.
— Non, vous êtes blessé...
— Ce n'est pas grave.
— Si, c'est grave !
— Je vais bien !
Le loup secoua la tête, les yeux rivés à la blessure.
— Non, je... j'ai échoué, vous avez été blessé et je n'ai pas su l'empêcher, balbutia-t-il.
— Tu sembles être en état de choc, articula le prince en le fixant d'un air soucieux, sans lâcher son visage.
Ash tremblait. Il leva les mains et effleura le front d'Ethel, puis expira profondément en fermant les yeux.
— Je...
Calme-toi, calme-toi, tu es avec le prince dans la salle du conseil, il n'y a plus de danger, il n'est pas mort...
Ash serra les dents, se concentrant sur le contact des mains d'Ethel sur son visage. Il était en vie. Ce n'était pas comparable à cette situation. Tout allait bien. Ça faisait partie du passé.
Il expira.
— Je suis désolé.
Ethel le relâcha doucement, mais ne parut pas convaincu. Ash lui offrit un sourire bancal.
— Juste... des souvenirs... murmura-t-il en se détournant.
Visiblement, il n'allait pas donner plus d'explications. Le prince soupira, puis lui saisit le coude et observa ses bras. La douleur pulsait, mais Ash l'avait occultée. Elle lui revint d'un coup et il se déroba, laissant échapper une grimace. Ethel l'imita.
— Tu n'es pas dans un meilleur état que moi. Nous devons aller voir le médecin.
Le capitaine hocha la tête, puis se mit en marche et rejoignit le centre de la salle du conseil. Au même moment, un groupe de soldats passa la porte et s'arrêtèrent en trombe en voyant leur prince et leur supérieur.
— Vous arrivez un peu tard, lâcha Ash.
— Les gardes en poste ont été drogués, messire, intervint un soldat, le regard rivé au sol. Nous avons eu du mal à réunir assez d'hommes...
C'étaient de piètres excuses et tous le savaient. Le capitaine soupira.
— Escortez-nous jusqu'au médecin...
Les hommes acquiescèrent et les entourèrent, puis ils se mirent en chemin.
*
Les bandages et les onguents apportaient une fraîcheur bienvenue. Ash soupira, alors que le médecin terminait d'en enduire ses bras. La moue préoccupée de l'homme ne lui avait pas échappée.
— Je ne peux rien faire de plus pour soigner ce type de blessures... râlait l'érudit. Nous n'avons aucun ouvrage traitant des dégâts infligés par la magie. J'espère que cela suffira. Peut-être que l'intensité du sort a diminué avec la mort de son auteur. Si jamais vous souffrez encore demain, revenez me voir. Votre Altesse, Messire...
L'homme s'inclina, remballa ses récipients et tissus, puis prit congé, laissant le loup et le prince seul à seul. Ethel, soigné en premier, se leva de son siège et vint prendre place à côté de son serviteur sur le large divan. Ils se trouvaient dans le petit salon des appartements princiers et s'étaient tous les deux changés. Leurs vêtements abîmés par le feu violet avaient dû être jetés.
— Ash, commença Ethel en cherchant son regard, j'aimerais comprendre quelque chose...
— Si vous voulez savoir pourquoi je me suis interposé entre le sort et vous, et pourquoi je vous ai ordonné de partir, Altesse, la réponse est simple : je suis chargé de vous protéger.
La fermeté de la voix d'Ash surprit le prince, et il écarquilla les yeux lorsque le capitaine lui fit pleinement face, plantant un regard brillant dans le sien.
— Et si, dans une situation d'urgence où votre vie est en jeu, vous refusez de suivre mes indications, Altesse, vous vous mettez en danger. Tout ce qui compte est votre sécurité. Pas la mienne. Mon devoir est votre protection et je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour le remplir.
Ethel aurait pu lui reprocher son impolitesse, mais il avait conscience d'avoir manqué de prudence. Ash lui avait demandé de partir ; il était resté et avait été blessé. Mais il ne parvint pas à s'excuser. Il n'était pas sorti de la salle car il avait refusé de laisser Ash combattre seul face à un être surnaturel. Ce n'était pas un simple assassin ou un guerrier, auquel cas il aurait probablement obtempéré, mais un mage.
Le prince soupira.
— Tu ne devrais pas te mettre toi-même en danger de mort pour moi, Ash.
— C'est pourtant ce que je ferais. Sans hésiter. N'essayez pas de m'en dissuader.
— Et si je refuse ? s'exclama soudain Ethel. Si je refuse que tu risques ta vie en permanence sous prétexte que je suis le prince et ne dois pas mourir ?
Ash le fixa, muet. Les yeux d'ambre de l'héritier brillaient intensément et il s'était levé, incapable de rester assis. Il fit face au plus jeune et le regard qu'il lui adressa semblait le chérir, l'entourer d'une impression étrange qui réchauffa agréablement le loup. Il ne détourna pas les yeux.
— Ta vie vaut autant que la mienne, Ash. Je refuse de te voir mourir parce que mon père te l'aura ordonné.
— Altesse...
— Ton devoir est de me protéger, pas de mourir pour moi... Ce serait... si cruel...
— Je serais incapable de vous laisser perdre la vie sous mes yeux...
— Pourquoi faut-il que quelqu'un meure ?
Parce que vous êtes fiancé à une meurtrière. Le danger de mort rôde plus près que jamais.
Ethel poussa un long soupir devant le silence du capitaine. Il s'assit à nouveau et passa une main sur son visage. Il resta un moment silencieux, si longtemps qu'Ash se demanda à quoi il songeait. Lui tentait de dompter sa nervosité et de calmer ses pensées en refaisant sa tresse.
Ce regard que lui avait adressé Ethel... Il ne cessait d'y penser.
— Ash, pourquoi... Pourquoi as-tu refusé de me lâcher après la mort du mage ?
Le loup sursauta et se détourna, cachant ses yeux qui révèleraient sans doute trop.
— Tu avais l'air... ailleurs...
Il sentit une main se poser sur son épaule, puis effleurer son cou et ses cheveux cendrés. Un frisson lui remonta l'échine.
— Ash... Tu peux me faire confiance, murmura Ethel.
Je vous fais confiance. Mais certaines choses sont trop douloureuses pour être divulguées. Vous portez déjà un poids assez lourd sur vos épaules...
— Que je vous en parle ou non, cela ne changerait rien, souffla le loup en fermant les paupières.
— Pouvoir discuter avec quelqu'un est toujours un soulagement.
Ash inspira profondément. L'odeur d'Ethel était partout ; dans l'air, sur les meubles, derrière lui... sur sa nuque.
Les doigts du prince poursuivaient leurs effleurements, comme un soutien silencieux. Et le loup se sentait céder. Il plongea dans ses souvenirs, écarta les voiles qu'il avait superposés pour se couper de la douleur. Voiles qui avaient laissé filtrer une partie de sa souffrance lorsqu'il avait vu le prince se faire toucher par la sphère enflammée.
— Quand j'étais petit, je vivais avec ma mère, souffla Ash, les yeux clos.
Les caresses sur sa nuque s'interrompirent un court instant, puis reprirent et le loup soupira.
— Nous habitions dans une forêt, à l'écart. Nous n'étions que deux, mais nous étions heureux. C'était la meilleure mère que je pouvais avoir. Elle était douce, aimante, attentionnée, à l'écoute... Je l'aimais du fond du cœur. Et je me disais que tant qu'elle était à mes côtés, je vivrais heureux et en sécurité. Rien ne pouvait m'atteindre lorsqu'elle me serrait contre elle.
Une larme brûlante s'échappa, venant rouler sur sa joue. Ash revoyait les moments ensoleillés et emplis de joie qu'il avait vécus avec sa mère, lorsqu'il avait encore une âme innocente. Avant que tout ne soit balayé, un soir d'hiver.
— Mais un jour, des voleurs ont déniché notre maison, isolée dans la neige et les bois. Ils étaient nombreux. Ils sont entrés, se sont emparés de ma mère et m'ont attrapé aussi. Ils nous ont traînés dehors et...
Un sanglot lui secoua les épaules. Il eut l'impression de revivre ce souvenir, que son cœur pleurait à nouveau alors que ses cris d'enfant se perdaient dans l'air glacial.
— Il y avait de la neige partout... Ils ont demandé à ma mère où étaient ses bijoux, ses affaires, mais elle... Nous n'avions rien... Ils se sont énervés et l'ont frappée. Il... Il y avait du sang, partout sur la neige blanche, des taches rouges et ses cris de douleur... Mais je ne pouvais rien faire et ils m'ont obligé à regarder, alors qu'ils la frappaient... J'étais... J'étais impuissant... Je hurlais...
Deux bras vinrent l'enserrer par l'arrière et Ash se blottit inconsciemment dans cette étreinte, alors que les larmes ruisselaient sur ses joues. Il inspira l'odeur rassurante et se gorgea de la chaleur qui l'entourait. Les yeux clos, il revoyait tout. Tout ce qu'il avait tenté d'oublier. Les cris résonnaient dans son esprit, stridents, de moins en moins forts... Jusqu'à ce qu'ils s'éteignent et qu'il voie le corps de sa mère étendu dans la neige écarlate.
— Je n'ai rien pu faire... alors qu'elle... Je lui avais juré de la protéger...
Ethel le serra plus fort contre lui, le cœur en miettes. La souffrance qu'il pouvait ressentir dans ce corps menu pressé contre lui le touchait plus qu'il ne l'aurait imaginé. Ash tremblait dans ses bras, hanté par des souvenirs dont il n'avait jamais parlé.
— Quand je vous ai vu... que la magie vous a touché sans que je n'aie rien pu faire... Je... Tout m'est revenu d'un coup. C'est comme si je revoyais ma mère mourir sous mes yeux. Alors j'ai... C'est pour ça que j'ai refusé de vous lâcher.
Le loup pressa sa manche contre ses yeux, les essuya, mais les larmes continuaient de couler. Il renifla.
Je suis pathétique...
Mais l'héritier ne semblait pas du même avis. Il le fit doucement tourner pour lui faire face, puis plongea son regard ambré dans le sien et passa ses pouces sur ses joues pour en ôter les perles salées.
— Je suis vivant, Ash. Je ne vais pas mourir, murmura Ethel.
Sans répondre, le loup s'agrippa à son cou et se colla à son torse.
Une pensée pernicieuse vint hanter son esprit, lui chuchotant que la lune sanglante tombait dans quatre nuits... et que le prince risquait d'y laisser la vie.
*
Ash marchait rapidement dans les couloirs, distribuant ses ordres à ses hommes. Il renforçait la sécurité après l'attaque visant le prince et rien ne devait plus être laissé au hasard. Certes, l'homme qui s'était introduit dans le palais était un mage, mais quelqu'un aurait dû s'apercevoir que quelque chose clochait ! Et bien sûr, tout cela n'avait pas ravi le roi, causant un malaise de plus au capitaine. Heureusement que les blessures du prince n'étaient que superficielles.
Le capitaine donna ses injonctions au dernier groupe, puis les observa s'éloigner avec un soupir. Ses doigts vinrent pincer l'arête de son nez et il serra les dents. Vraiment, il n'avait pas assez de soucis avec la démoniste qui s'apprêtait à épouser — et tuer — le prince. Il fallait qu'un mage noir s'infiltre dans le château.
Il aurait aimé aller dormir pour les cinq prochaines années, mais malheureusement, il devait encore discuter avec quelqu'un.
Ash se remit en marche et s'orienta pour rejoindre l'aile des invités, où logeait une certaine louve.
*
— Bellatrix, puis-je vous parler un instant ?
La jeune femme lui fit face sans masquer sa surprise. La méfiance y succéda.
— Si c'est un plan ridicule afin de me tuer, ce n'est pas subtil.
— Rien de tout cela, bien que l'envie ne me manque pas.
La louve jaugea sa sincérité, mais dut le croire car elle haussa les épaules et abandonna son travail de couture. L'autre servante qui partageait la pièce parut soulagée de la voir partir.
Ash la mena dans un couloir désert, puis lui fit face et commença sans s'embarrasser de politesse.
— Est-ce vous et votre maîtresse qui avez ordonné l'attaque de ce mage noir ?
— Pourquoi sautes-tu aux conclusions ? rétorqua la louve. Ça pourrait être n'importe qui.
— Vous êtes deux êtres hostiles à ce royaume. Vous auriez pu l'aider à pénétrer dans le palais.
— Nous n'allons pas engager quelqu'un pour tuer le prince ! s'exaspéra Bellatrix.
— Pourquoi donc ?
Ash observa la louve le fixer, se demandant sûrement ce qu'il savait exactement.
— Je n'ai rien à te dire, Ash. Reste en dehors de nos affaires si tu tiens à la vie.
Je tiens plus à la sienne qu'à la mienne, sale fouine.
— J'espère pour vous que vous êtes sincère.
Bellatrix lâcha un léger rire, se détournant déjà.
— J'ai peur...
Ash ne la retint pas. Inutile de perdre son temps en compagnie d'une personne aussi exécrable. Il l'observa s'éloigner dans le couloir et se força au calme, tout en tirant les conclusions de cette brève discussion. Si Waeghana et Bellatrix n'avaient rien à voir dans cette attaque — et ce serait plausible, puisque tuer le prince avant leur rituel serait contre-productif —, alors les dires de Dryt'waru se confirmaient. Ethel était une lueur dans la nuit qui attirait la magie noire autant qu'Ash semblait attirer les ennuis.
Il devenait urgent de séparer son âme de celle d'Akothena.
*
— Non, cette guirlande doit être accrochée sur ce vitrail-ci ! Empoté, j'ai dit celui-ci ! Ne comprends-tu pas les mots les plus simples ?
Cette voix stridente donnait la migraine à Ash, qui pourtant n'avait d'autre choix que la supporter. On lui avait assigné comme mission de coordonner les préparatifs du bal en l'honneur des fiancés et, comble de malheur, Bellatrix représentait la volonté de la future princesse de Jasulem. Elle hurlait sur les serviteurs à la moindre erreur et ne se privait pas de les menacer de tout reporter à sa maîtresse. Le loup déployait des trésors de patience afin de ne pas lui tordre le cou, d'autant qu'il ne cessait de penser au soir-même, lors duquel l'astre nocturne se parerait de pourpre.
Il indiqua calmement à un page l'endroit où devait se dérouler le tapis écarlate que foulerait le couple, puis se détourna en soupirant.
— Quel imbécile ! Ces fleurs sont de prime fraîcheur, mets plus de soin à ta tâche !
Bellatrix surplombait un homme apeuré, qui serrait contre son torse de sublimes lys blancs. Le serviteur paraissait complètement incapable de se ressaisir, alors Ash s'avança et s'arrangea pour que la louve l'aperçoive.
— Ash. J'ignorais que les serviteurs employés dans ce palais étaient aussi médiocres, siffla-t-elle en désignant son bouc émissaire d'un geste méprisant.
— Tous les hommes mal dirigés se révèleront médiocres, très chère. Il ne tenait qu'à vous de correctement indiquer sa tâche à cet homme, déclara le loup d'un ton excessivement calme.
Bellatrix le fusilla du regard et s'approcha, un sourire perfide aux lèvres.
— Oh, je vois, vous jouez à ça.
— Je ne joue à rien du tout. Arrêtez simplement de menacer ces gens.
La louve haussa un sourcil, s'approcha encore, jusqu'à lui souffler au visage. Une violente vague d'aura vint percuter le jeune homme, qui se crispa de la tête aux pieds.
— Sinon quoi ?...
Au diable les politesses ! hurla le loup en lui.
Ash céda et se saisit violemment du bras de la servante, avant de l'entraîner à sa suite d'une poigne de fer. Il se précipita dans un couloir, ouvrit une porte, balança Bellatrix à l'intérieur de la pièce inconnue et rabattit le battant de bois avec une force qui le fit claquer dans un bruit assourdissant.
Le loup respirait fort. Il fit face à sa semblable, le regard luisant d'une flamme bleutée menaçante. Ses longues mèches grises ondulaient librement autour de son visage empreint de fureur.
— Cesse de jouer avec moi et obéis, claqua une voix grondante.
Ash ne la reconnut pas, pourtant c'était bien de sa bouche que sortait ce ton bas et bestial. Bellatrix le fixa un moment, puis éclata de rire.
— Pourquoi obéirais-je, Ash ? Tu ne me domines pas et je n'ai aucun respect pour quelqu'un qui s'asservit à l'ennemi. D'ailleurs, comment vis-tu tes pleines lunes, enfermé dans ce palais ? Ou bien tu sors pour éviter à ton esprit de sombrer dans la folie ? Un loup, seul, ça fait des dégâts... Comment ne se sont-ils pas encore aperçu de ta présence, si proche de la famille royale... J'avoue que cela me bluffe de voir à quel rang tu t'es hissé, alors que ces gens te renieraient, te tueraient s'ils avaient vent de qui tu es vraiment... Quel est ton but, Ash ? Un petit loup comme toi... ne devrait pas pouvoir survivre seul si longtemps...
Avant qu'elle ne puisse ajouter quoi que ce soit, la main d'Ash se referma sur sa gorge et la plaqua contre le mur. Il planta son regard dans le sien et gronda.
— Je n'ai pas envie de t'écouter déblatérer des sottises et penser tout haut. Fiche-moi la paix et sois au moins polie avec les gens de ce palais. C'est tout ce que je te demande.
— Oh, alors tu espères me faire obéir ? Ash, ton aura est insignifiante par rapport à la mienne. Tu n'es pas en position de-
Un glapissement étranglé lui échappa lorsqu'il resserra sa poigne. Elle lui planta les ongles dans le poignet, tentant d'écarter ses doigts de sa gorge, en vain. Les bras d'Ash avaient rapidement guéri grâce à son métabolisme de loup, il ne restait rien des brûlures magiques récoltées quelques jours auparavant.
— Bellatrix, rappelle-moi qui tient l'autre à sa merci, en cet instant ? Je pourrais te briser le cou d'un seul mouvement, susurra Ash en s'approchant si près d'elle qu'il aurait pu lui déchiqueter la gorge d'un coup de croc.
La louve écarquilla les yeux et ouvrit la bouche, mais l'air ne voulut pas entrer jusqu'à ses poumons. Elle hoqueta. Ses mains s'agitèrent, saisirent les vêtements du loup, essayèrent de le griffer, mais Ash ne bougeait pas d'un poil.
Jusqu'à ce que les doigts de Bellatrix se referment sur un pendentif blanc nacré, qu'elle tira à elle de toutes ses forces. La chaîne se brisa. La pierre de lune quitta Ash.
Et il se mit à hurler.
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