18
— Ash ?
Ethel s'avança d'un pas, les sourcils légèrement froncés par l'inquiétude.
— Qu'y a-t-il ?
— Je... Rien, rien votre Altesse.
Le loup se força à décrisper ses doigts et tenta un sourire, qui échoua lamentablement. Il avait l'impression qu'une bête dévorait ses entrailles.
— Je vois bien qu'il y a quelque chose, rétorqua Ethel d'une voix douce. Je m'attendais à une autre réaction à cette nouvelle, je t'avoue ne pas comprendre.
Comment le pourrait-il ?
Ash serra les dents et baissa le regard, se composant un visage aussi impassible que possible. Il ne pouvait pas dire au prince qu'il risquait de mourir dans d'atroces souffrances à chaque minute passée près de celle qui semblait avoir ravi son cœur. Il opta pour une demi vérité.
— Je suis simplement surpris et inquiet, Altesse. Vous ne connaissez qu'à peine cette jeune femme et en tant que protecteur, je me dois de veiller à votre sécurité.
— Ne sois pas si méfiant, Ash, sourit le prince. Elle ne me fera aucun mal et je suis tout à fait de taille à me défendre. J'ai suivi un entraînement poussé et je suis un guerrier.
Mais vous n'avez affronté que des humains...
Il pinça les lèvres et détourna les yeux. Dissuader le prince semblait mission impossible. Pourtant, il le devait. Il ne supporterait pas de se taire alors qu'un tel danger planait.
— J'en suis certain, cependant il existe d'autres manières de faire passer quelqu'un de vie à trépas, mon prince. Des moyens plus subtils contre lesquels vous êtes plus vulnérable.
— Ash, pourquoi ai-je l'impression que tu désapprouves cette union alors que tu ne connais pas Dame Edalyna ? Cherches-tu à l'accuser de complot ?
La voix d'Ethel s'était durcie, son regard assombri. La colère couvait sous ses iris ambrés. Ash se crispa.
— En aucun cas.
— Alors est-ce de la jalousie ? Je sais que nous avons grandi ensemble et que tu me portes beaucoup d'affection. Tu m'as toujours protégé, comme c'est ton rôle à présent. Et je t'en suis reconnaissant, Ash. Mais je n'accepte pas que tu l'accuses injustement à cause de tes sentiments personnels.
Ce sermon fit rugir l'injustice en Ash. Comment pouvait-il être aussi aveugle ? Cette femme était une vipère, elle l'avait ensorcelé, ce ne pouvait pas être autrement. Ces paroles ne pouvaient pas sortir de sa bouche.
C'est si... injuste et... blessant...
Comme s'il pouvait être jaloux... Ce n'était pas seulement ça...
Le loup avait l'envie viscérale de tout avouer au prince, mais pourquoi le croirait-il ?
Viendraient ensuite les questions. Comment Ash était-il au courant ? Comment avait-il obtenu l'aide d'un sorcier ? Pourquoi croyait-il cet homme digne de confiance, alors qu'il n'était qu'une créature surnaturelle comme les autres ?
Ash se vit sur l'échafaud, prêt à être exécuté. Ethel en éprouverait sûrement une grande peine, mais son devoir le forcerait à le condamner.
Le roi le regarderait avec une haine infinie et l'accuserait d'avoir trompé sa confiance, profité de sa bonté. Alors qu'il l'avait accueilli dans sa famille, auprès de son fils unique.
Adeline n'en croirait pas ses yeux et pleurerait. Peut-être même qu'elle le regarderait avec dégoût. Comme l'animal qu'il était. Toute bonté et affection s'éteindrait de ses prunelles noisette.
Un haut-le-cœur lui secoua l'estomac et Ash s'inclina face à son prince.
— Je n'ai jamais eu l'intention de me mettre entre vous et cette dame, votre Altesse. Pardonnez-moi le mauvais choix de mes mots, articula-t-il. À présent, je m'en vais prévenir les cuisines. Veuillez m'excuser.
Ash tourna les talons en priant pour qu'Ethel ne le retienne pas. Il ne le fit pas. Malgré tout, le loup sentit un profond fossé se creuser entre le prince et lui, ce qui faillit lui mettre les larmes aux yeux.
Il eut l'impression de le perdre.
*
La matinée s'écoula avec une lenteur insupportable. Ash avait décidé de se donner corps et âme à l'entraînement, sous les yeux étonnés de ses hommes. Il prenait garde à paraître humain, mais dans ses veines brûlait un tel sentiment d'impuissance qu'il lui arrivait de s'éloigner un instant afin de se calmer.
La poussière couvrait son corps d'une couche sable et quelques gouttes de sueur y traçaient des sillons plus sombres, dévoilant la teinte hâlée de sa peau. Son souffle, pourtant, restait parfaitement maîtrisé. Ash n'était que rarement fatigué par les entraînements habituels.
— Ash !
La voix féminine ne put cette fois le faire sourire. Il garda une mine sombre sans plus chercher à le cacher. De toute manière, elle le remarquerait.
— Te voilà, souffla la princesse en s'arrêtant à ses côtés, l'air essoufflée.
— Qu'y a-t-il ?
— Je te cherchais... En fait, je me demandais si tu avais du temps à m'accorder afin d'améliorer mes feintes...
Le capitaine de la garde soupira, camouflant l'amusement qui pointait le bout de son nez au travers de tous ses tourments.
— Vous esquivez encore un cours de convenances ?
La princesse eut un sourire désolé, mais ses yeux pétillaient, démentant cette culpabilité feinte.
— Je préfère de loin pratiquer une activité essentielle à ma survie, Ash.
— Essentielle ? souleva le loup avec amusement.
— Parfaitement, et j'ai besoin de toi. Je pense que j'ai amélioré mon jeu de jambes !
Le capitaine de la garde couva sa sœur de cœur d'un regard doux, puis obtempéra sans trop rechigner. Ils s'affrontèrent durant quelques minutes précieuses, où Ash ne pensa plus ni à Ethel ni à la menace qui pesait sur sa tête. C'était une aubaine, une éclaircie au milieu de l'orage. Elle ne faisait pas cesser la tempête mais déviait pour un instant les éclairs.
Il avait dit à Ezio et Dryt'waru être capable de tout, même de se révéler, pour sauver Ethel. Cependant, la peur viscérale qui l'envahissait à chaque fois qu'il songeait aux réactions de ses proches l'empêchait de réfléchir de manière rationnelle. Il se savait capable d'une hésitation qui se révélerait peut-être fatale. Et si la lâcheté l'emportait ? Et si la peur le retenait à un instant crucial ? Saurait-il vivre en sachant Ethel dévoré par la magie noire, à cause de son incapacité à le protéger ?
Il frappa la lame d'Adeline avec plus de force et sa garde échappa de la main la princesse. L'épée vola et rebondit sur le sable, alors que la princesse le fixait, inquiète. Le loup se détourna.
— Veuillez m'excuser, j'aurais dû savoir me retenir. Reprenons, Altesse.
— Qu'est-ce qui ne va pas ?
Ash serra les dents, tout en forçant ses épaules à se détendre.
— Tout va bien, princesse.
— À d'autres, Ash. Nous avons grandi ensemble, même si tu étais plus proche de mon frère. Je vois bien que tu as l'esprit préoccupé.
— Vous ne me connaissez pas si bien que vous le pensez, alors, Altesse.
Mais Adeline ne tint pas compte de cette attaque. Le capitaine devait lui cacher quelque chose, c'était évident. Cela confirmait ses soupçons.
Elle le contourna pour lui faire face et lui saisit la manche pour l'empêcher de fuir. Son regard noisette vint se fixer dans les yeux azur du loup.
— Ash... Tu sais bien que tu peux me faire confiance. Dis-moi ce qui se passe.
Non. Non, il ne pouvait pas lui confier ce genre de choses.
« Altesse, je suis un loup et votre frère est en danger de mort, car une démoniste puissante cherche à extirper un démon de son corps. J'ai fait appel à un sorcier afin d'accomplir ce rituel de manière à le garder en vie. Si nous ne faisons rien, il mourra des mains de celle qu'il a décidé d'épouser, d'ici quelques heures probablement ».
Ash retint un rire acide.
— Ce n'est vraiment rien de grave, princesse. La présence des prétendantes cause simplement beaucoup de stress et je dois veiller à la sécurité de tous, notamment celle de votre frère. Cette période est simplement plus intense. Le manque de sommeil se fait ressentir, rien de plus. Pas de quoi vous inquiéter. Vous avez déjà assez de préoccupations.
Le regard d'Adeline sembla vouloir lire en lui, puis elle abandonna la bataille. Elle ne voyait aucune faille à cette barrière qu'il avait érigée entre eux. Pourtant, elle se jura de garder un œil attentif sur le capitaine.
— Si tu le dis, Ash, je te crois... soupira-t-elle finalement.
Extérieurement, le loup sourit et reprit leur entraînement.
Intérieurement, il avait envie de pleurer.
Il se sentait affreusement seul.
*
— Arrête de te ronger les ongles. Continue simplement de m'expliquer votre plan, râla Akothena.
Ash la fusilla du regard mais écarta ses doigts de sa bouche. Il ne contrôlait pas les manifestations externes dues à la tension qui prenait possession de son corps.
Il termina ses explications et la démone eut l'air rassurée.
— Eh bien, au moins tu as trouvé un sorcier. Il reste à réaliser votre plan avant la lune sanglante. Rappelle-moi quand elle tombe ?
— Dans trois jours.
Ash eut envie de vomir. Son visage pâlit considérablement et Akothena lui jeta un regard chargé d'appréhension.
— Si tu me vomis dessus, je jure que je trouve un moyen de te frapper. Très fort.
— Je ne peux pas te toucher, alors te vomir dessus ! grommela Ash.
— Je suis encore sensible aux odeurs. Et laisse-moi te dire que tu pues l'anxiété.
— C'est parfaitement normal, puisque ma vie se jouera dans trois jours aussi sûrement que la sienne...
— Comment ça ? Vous allez trouver une solution avant cette nuit-là, non ?
Le loup se mordit la lèvre et soupira. Il posa les yeux sur la porte du boudoir inoccupé dans lequel ils s'étaient réfugiés. Le prince se trouvait dans la pièce voisine, il s'entretenait avec son père et visiblement la démone parvenait à s'en éloigner assez pour discuter avec Ash, séparée de son hôte par un mur.
Ethel annonçait-il sa décision au roi, en cet instant ?
— Ash ! Réponds-moi !
Le loup inspira, sans pour autant regarder Akothena.
— Ezio fait ce qu'il peut pour se préparer à son espèce de rituel, mais il a peu d'espoir d'être prêt avant la lune sanglante.
— Donc, si je comprends bien, vous avez établi ce plan dont tu m'as parlé sans tenir compte de la présence d'une démoniste et d'une louve. Mais si elles se montrent ?
— Nous nous battrons, gronda Ash. Nous n'aurons pas le choix. Elles ont été claires. Si j'interfère, elles me considèrent comme un ennemi.
— Et ce sorcier ? Tu lui fais confiance ? Pourquoi aiderait-il un prince hostile à son identité la plus profonde ? Ethel n'accepte pas le surnaturel, il pense comme son père.
— Ethel est différent ! riposta Ash d'un ton ferme. Et Ezio... Il est le seul moyen que j'ai de sauver Ethel. Et je fais confiance à Dryt'waru, il ne m'aurait pas faire rencontrer quelqu'un de malhonnête.
La démone renifla, mais n'ajouta rien. Elle eut un rictus presque douloureux et flotta de quelques centimètres en arrière, comme tirée par une corde invisible.
— Il se déplace... Je dois y retourner. Mets-moi au courant si le sorcier est prêt avant la nuit de la lune sanglante !
Ash hocha la tête, mais déjà Akothena disparaissait dans le mur de pierres. Il baissa la tête et relâcha la tension de ses épaules, comme si ses fils à lui le laissaient tomber. Il s'effondra sur lui-même et avala un peu de salive, englouti par l'appréhension. Elle le submergeait, l'entourait, le mettait à mal... Sans compter l'approche de la pleine lune. Il ne résistait que grâce à son collier.
Dans trois jours, l'astre se lèverait dans le ciel étoilé ; rouge comme le sang, mais aussi plus rond que jamais.
Cette nuit-là, le destin d'Ash changerait. En bien ou en mal, cela, il ne savait le déterminer.
« Si tu vas au bout de ce que tu entreprends, loup, nul ne saurait dire si tu verras le lendemain de la nuit sanglante. Puisse la lune t'offrir la force nécessaire pour vaincre les Ombres qui peuplent ton avenir »
Alors il pria la lune de ne pas l'abandonner.
*
— Ash ? Puis-je te parler un instant ?
Le capitaine de la garde haussa un sourcil surpris.
— Vous n'avez pas besoin de me le demander, Altesse. Je suis toujours à vos ordres.
Ethel lâcha un soupir. Quelque chose le préoccupait visiblement. Ash balaya la pièce où ils se trouvaient des yeux ; il s'agissait d'une bibliothèque où le prince compulsait des traités ainsi que des archives et personne d'autre ne s'y trouvait, hormis eux. Ce qui n'était guère étonnant, car les archives n'attiraient pas les foules. Le loup s'y trouvait simplement pour protéger le prince.
— Je voulais... m'excuser.
Ash camoufla son étonnement en s'approchant du bureau où était assis Ethel. Le prince releva un regard où le loup lut du regret.
— Je suis désolé pour mes mots de ce matin. J'ai parlé de manière impulsive, puis j'ai réfléchi et... Tu faisais bien d'exprimer tes doutes. Tu as prouvé que tu étais quelqu'un de franc et c'est une qualité que je respecte.
L'altesse abandonna sa lecture et se leva, contournant le bureau pour faire face au loup. Il vint poser ses mains sur ses épaules et baissa le visage pour s'assurer qu'Ash l'écoutait attentivement et lisait sa sincérité. Il tenait à ce que son protecteur comprenne qu'il s'en voulait.
— Je suis désolé d'avoir insinué que tes sentiments personnels te fourvoyaient.
Le plus jeune prit une profonde inspiration, les yeux rivés à ceux du prince.
Je hais la voir vous toucher. Je hais l'emprise que cette femme possède sur vous. Je hais le fait qu'elle vous fasse sourire. Et je hais cette situation, car rien de tout cela ne finira bien. Elle vous trahira, mon prince. Elle se joue de vous, joue avec votre cœur et je ne peux vous avertir sans m'exposer à la mort. Mais j'agis. Je vous protègerai, comme je l'ai toujours fait.
Il aurait tellement voulu avoir le courage de lui dire tous ces mots. Mais c'était impossible. Alors il sourit.
— Je ne vous en veux pas. Vous avez en partie raison. Je tiens à vous et peut-être que cela me rend plus suspicieux vis-à-vis des personnes que je ne connais pas et qui vous entourent.
— Tout de même. Je n'aurais pas dû te le reprocher.
Ethel baissa le regard sur ses mains, posées sur la cape du plus jeune. Ils étaient tellement différents. Lui, le prince, grand et attirant partout l'attention, parfois malgré lui. Et Ash, le capitaine de la garde si menu et mince, aux cheveux plus longs que ceux de certaines dames, se dissimulant comme un véritable espion, veillant depuis toujours sur lui. Depuis leur enfance, il restait dans son ombre, l'épaulait souvent et il avait parfois l'impression d'être injuste, de ne rien lui rendre en retour pour ce dévouement. Le fossé imposé par Ash entre eux depuis qu'il avait conscience de cette différence l'attristait plus encore lorsqu'il songeait aux moments si précieux qu'ils avaient partagés plus jeunes. Quels auraient été leurs rapports s'ils étaient restés si proches ?
Il ramena son regard sur le visage du loup, qui le fixait en silence, l'air étonné. Il ne le repoussait toutefois pas. Les deux orbes bleues qui luisaient sous les mèches grises reflétaient une telle confiance qu'Ethel se sentit profondément ébranlé. Lui avait une confiance aveugle en son protecteur, mais il n'avait jamais remarqué cet abandon qui brillait dans les yeux du plus jeune.
Il pourrait lui enserrer le cou d'un seul mouvement. Ses mains étaient proches de ce point faible. Mais Ash ne bougeait pas, ne levait pas même les siennes. Il le regardait et attendait.
Dire qu'il s'était énervé contre lui et avait prononcé de si dures paroles...
Il l'avait blessé. L'avait fait souffrir. Et c'était intolérable. La douleur ne devrait jamais habiter de tels yeux.
Il soupira.
Le loup sentit ce souffle lui caresser le visage.
Pourquoi ne s'éloigne-t-il pas ?
Le contact des mains du prince sur ses épaules lui paraissait étrangement brûlant. Ils ne se touchaient jamais, Ash y prenait garde. Mais le visage d'Ethel ne semblait pas vouloir reculer, tout comme ses mains ne quittaient pas ses épaules. Ses yeux d'ambre paraissaient plongés dans d'intenses pensées.
— Altesse ?
Ethel cligna des paupières. Il soupira à nouveau et se recula d'un pas.
— J'étais... perdu dans mes pensées. Il me faut reprendre mon étude des traités, marmonna-t-il.
Il se détourna et retourna prendre place dans son fauteuil, alors qu'Ash ne bougeait pas, encore perturbé par l'attitude du prince. Finalement, il inspira et s'approcha du bureau. Il y posa une main, et planta son regard dans celui d'Ethel.
— Altesse, vous devez tout de même savoir que mon avis n'a pas changé. Vos mots étaient durs mais les miens étaient réfléchis. Je pense toujours que vous ne devriez pas prendre une telle décision aussi abruptement. Et, de surcroît, concernant une femme que vous ne connaissez pas bien. Vous liez votre vie à celle de quelqu'un d'autre.
Vous liez votre vie à une meurtrière.
— Et je me dois de vous dire que je ne fais pas confiance à Dame Edalyna, martela-t-il sans dévier le regard. Je sais que vous pensez que je n'ai aucun élément pour établir ce jugement, mais je ne peux pas me taire sur un sujet aussi important.
Ethel observa longuement la lueur qui brillait dans les yeux du loup. Puis, il hocha la tête.
— Je te remercie pour ta franchise.
A ces mots, le loup ressentit une douleur sourde lui étreindre la poitrine. Le prince l'avait écouté, mais ne le croyait pas.
Ash se détourna, la mort dans l'âme, puis s'assit dans un siège non loin. Quant à Ethel, il reporta son attention sur les documents étalés sur le bois. Il se prit la tête entre les mains et tenta de se concentrer, mais une idée saugrenue avait germé dans ses pensées.
Il avait accusé Ash d'être jaloux.
Avait-il vu juste ?
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