13
Sa dague s'envola vers le ciel.
Ash la rattrapa négligemment, puis la relança. Posté sur le chemin de ronde, il laissait le vent malmener sa tresse. Son dos était pratiquement dans le vide, car le loup était appuyé contre la pierre des créneaux au niveau des reins. Pourtant, Ash n'y prêtait pas la moindre intention, concentré sur sa nouvelle mission : protéger le prince en démasquant l'intruse.
Il savait qu'il devait fouiner du côté de Dame Edalyna. Mais irrémédiablement, la culpabilité l'enserrait. Il ne voulait pas condamner quelqu'un d'innocent, même si le fait d'infiltrer le palais était plus que suspect, connaissant le sort des êtres surnaturels dans ce royaume. Cependant, Ash croyait en la présomption d'innocence.
Alors, il réfléchissait. Devait-il enquêter, puis tenter de persuader la Dame de rentrer d'où elle venait ? Ou la dénoncer ? Et si elle était venue s'en prendre au prince ? Comment savoir ?
Il rabattit sa tresse contre son cou d'une main, dont les doigts se mirent à caresser les mèches grises. Ses yeux bleus étaient plongés dans ses réflexions et ses doutes.
Il resta un long moment sur la muraille, à regarder dans le vague afin de trouver une solution miraculeuse. Laquelle, sans surprise, ne se dévoila pas juste sous son nez.
Finalement, il inspira profondément et décida d'aller se promener dans les couloirs des domestiques. D'une main, il ramassa sa cape délaissée sur le sol et de l'autre, il rattrapa la dague avant de la ranger dans son fourreau à sa ceinture. Il avait retourné le problème dans tous les sens et un plan prenait forme dans son esprit.
*
C'était toujours intéressant d'écouter les conversations des femmes de chambre. Lorsqu'elles étaient en pause, elles se retrouvaient non loin de la cuisine, dans une petite pièce qui servait d'entrepôt à grain. Les sacs de toile devenaient des divans sur lesquels les dames se laissaient choir, afin de reprendre quelques forces pour la suite de leur journée éreintante.
Ash, debout dans l'un des couloirs non loin de cette réserve, tendait l'oreille, déployant son ouïe jusqu'à entendre parfaitement les voix des domestiques. Elles s'échangeaient les potins, discutaient des jeune filles nobles arrivées le jour-même, se racontaient des anecdotes drôles en exagérant les manières de ces filles précieuses. La plupart des noms mentionnés dans la conversation n'intéressèrent pas Ash, qui prit son mal en patience. Il avait vite appris à rester de longs moments sans bouger, sans parler, silencieux comme les murs du palais, lorsque le prince lui demandait d'espionner, que ce furent des habitants du château ou une toute autre personne. La capuche rabattue, les pans sombre de la cape refermés autour de son corps, il se fondait dans l'ombre du couloir peu fréquenté.
— Et quelle pimbêche, cette fille, j'vous jure ! Elle m'a fait recommencer le pliage des draps, parce que mad'moiselle trouvait qu'ils étaient froissés... Non mais franchement, les draps avaient été faits l'matin même ! s'exaspérait une femme de chambre.
— Elles sont toutes pareilles, ces filles, moi j'vous l'dis, grommela une autre.
— La mienne elle est bizarre, elle m'a renvoyée sitôt que j'lui ai montré la chambre, intervint une autre qui semblait plus jeune.
— Ah bon ? Elle s'appelle comment ?
— Dame Edalyna...
Ash ouvrit les yeux dans le noir du couloir. Voilà le nom qu'il guettait.
— Elle était avec sa propre servante, une fille nommée Bellatrix qui m'a congédiée en disant qu'elle s'occuperait de sa maîtresse seule. Et quelle femme, cette Dame ! Elle avait des yeux aussi beaux que des morceaux d'ambre et ses cheveux sont aussi noirs que la nuit ! Elle était vraiment très jolie ! Mais je sais pas, elle m'inspirait pas confiance, elle m'a effrayée...
— Allons, tu es juste stressée par son arrivée, tu es nouvelle, Eve, la rassura l'une de celles qui se trouvaient avec elle.
— C'était vraiment bizarre, conclut la plus jeune.
Ash retint le prénom de la femme de chambre et, puisqu'elles ne parlaient plus de Dame Edalyna, décida de retourner à ses tâches habituelles. Cette enquête officieuse ne lui ôtait pas ses responsabilités des épaules !
Il reprit le chemin de la cour où il devait trouver Zachary et Amaury, ainsi que ses hommes pour un entraînement groupé qui lui permettrait de réviser ses troupes. Ce n'était vraiment pas le moment pour un relâchement de la sécurité.
*
— Alors, avez-vous pu rencontrer toutes les charmantes jeunes filles qui n'attendent que votre attention ?
Le prince eut un sourire en coin. Il se tourna vers Ash et termina de fermer les boutons de son habit, encore une fois magnifique, tout de rouge et d'or. Ethel brillait comme un soleil.
— Ash, voyons, je discute avec de nouvelles personnes chaque soir, ou presque. Je prends le temps de leur parler, de les rencontrer. Le contraire aurait été inconvenant.
— Et toujours aucune perle rare ? poursuivit Ash.
Le prince sourit et secoua la tête.
— Malheureusement. Mais il me reste de nouvelles jeunes femmes à découvrir lors du bal de ce soir. Dis-moi, tu es bien curieux... Aurais-tu trouvé quelque intérêt dans une de ces charmantes demoiselles ?
— Pas exactement, non...
Ce n'était pas ce type d'intérêt que Dame Edalyna lui inspirait. Il enquêtait depuis des jours à présent, passant son temps libre à écouter, observer, se renseigner. Dame Edalyna ne demandait jamais l'aide des domestiques, elle ne se laissait approcher que par Bellatrix, sa suivante qui se faisait extrêmement discrète. Ash ne la croisait jamais et ne le cherchait pas vraiment. Pour l'instant, il préférait se tenir à distance. Il ne comprenait pas encore les intentions d'Edalyna.
— Allons-y, nous devrions nous dépêcher, conclut le capitaine de la garde en se tournant vers la porte des appartements.
*
La musique s'élevait dans la salle de bal du palais royal et entraînait les danseurs sur la piste. Les robes chatoyaient, reflétaient les lumières des candélabres, les tissus bruissaient doucement et les rires cristallins soulignaient les mélodies.
Ash, lui, se tenait en retrait. Effacé, dans l'ombre d'une tenture de velours rouge, il gardait le regard sur le prince, comme son rôle le lui demandait.
Il ne devait pas relâcher sa vigilance. D'autres gardes stationnaient dans la salle, un peu dans les jardins, mais lui devait protéger la personne la plus importante de cette petite fête. Entouré de jeunes demoiselles pétillantes aux yeux écarquillés pour contempler l'héritier, Ethel souriait doucement, accordant des danses à quelques heureuses élues, mais ses regards étaient polis. Très peu intéressés. Ethel ne trouvait pas cette perle qu'il cherchait parmi les jeunes femmes.
Ash se retenait de sortir les crocs lorsque les doigts manucurés des nobles effleuraient les manches du prince. Non pas qu'il considérât qu'Ethel était à lui, mais son instinct lui hurlait que ce membre de sa meute se faisait toucher par des inconnues. Et il devait maintenir toute son attention pour se contrôler. Il prenait soin de desserrer les doigts du manche de sa dague camouflée dans un fourreau discret.
Ses yeux cherchaient Edalyna. Où était-elle ? Pourquoi n'entourait-elle pas le prince, elle aussi ?
Parmi toutes les robes scintillantes, toutes les coiffures osées couvertes de pierreries, impossible de la distinguer. Il abandonna et reposa les yeux sur Ethel, qui s'esquivait vers les jardins. Il contournait habilement les jeunes filles, esquissait quelques pas vers l'extérieur de la salle, puis disparut derrière un rideau dans le noir de la nuit. Ash sourit et sortit à son tour.
Le visage soulagé du prince témoignait de la pénibilité de cette soirée. Il était fatigué de sourire, fatigué de discuter avec entrain et délicatesse... Toutes jeunes femmes étaient adorables et distinguées, mais il leur manquait quelque chose. Il ignorait quoi, mais il manquait ce quelque chose.
Un long soupir lui échappa et il leva les yeux vers son garde du corps, qui se tenait, droit, à quelques mètres du saule où Ethel avait trouvé refuge. Les branches tombantes le camouflaient aux regards indiscrets, mais Ash connaissait cette cachette. Il se posta non loin, dans l'ombre d'un autre arbre moins fourni. Silencieux, il attendit. La musique était beaucoup moins présente, les sons des cordes des violons se perdaient dans l'air nocturne.
Ethel eut un regard reconnaissant vers son ami d'enfance, qui savait toujours lorsqu'il fallait le laisser seul. En cet instant, il se sentit profondément chanceux de l'avoir à ses côtés. Jamais Ash ne lui avait fait défaut. Depuis leur première rencontre, il le suivait où qu'il aille, malgré le danger ou le climat. Il se souvenait d'un voyage dans les steppes du nord, où la moitié de leur troupe avait été forcée de s'arrêter dans une auberge à la frontière avec le royaume qui dominait les plaines glaciales. Ash, lui, avait serré les dents et suivi le prince sans faillir, talonnant sa robuste jument au milieu du vent qui charriait des flocons. De petites étoiles blanches qui venaient s'emmêler à ses cheveux incroyablement longs... Ethel s'était senti soutenu de manière inconditionnelle et cela lui avait donné la force de braver les éléments jusqu'au château de son homologue à flanc de montagne.
Au milieu de ces souvenirs plus récents s'invitaient parfois des images fugaces de leur enfance commune, à se pourchasser dans les corridors, à rire ensemble dans le petit salon... A son arrivée, Ash lui avait paru terne et triste. Ethel avait appris qu'il venait de perdre sa mère. Alors, quand les premiers éclats de rire du petit garçon lui étaient parvenus, qu'il avait vu ses beaux yeux bleus s'illuminer de mille feux, il avait juré de veiller sur son protecteur comme Ash le ferait. Mais le temps passa et celui aux mèches de cendre s'était peu à peu éloigné. Il avait pris conscience des fossés qui les séparaient à cause de leur naissance. Et Ethel regretterait toujours ces instants où ils n'étaient que des petits garçon joueurs, et non un prince et un serviteur.
Quelques pas parvinrent à ses oreilles et le prince se redressa, émergeant de ses pensées. Il aperçut une silhouette avancer dans les jardins, à peine visible. C'était une femme, assurément. Une longue robe suivait ses pas, bruissant doucement sur l'herbe, alors qu'elle cheminait en silence. L'inconnue s'arrêta juste de l'autre côté des branches du saule, puis poussa un soupir léger et parut passer un mouchoir de soie sur son front. Ethel s'interrogea. Qui était-elle ?
Un parfum puissant et féminin envahissait l'air peu à peu. Cela lui rappelait les fleurs champêtres, fraîches et délicates, et surpassait les odeurs de la nuit. Cette délicate senteur n'appartenait à aucune des jeunes demoiselles avec qui il avait déjà conversé, de cela il était certain.
Intrigué, il finit par se décoller du tronc du saule et s'avança pour émerger de son couvert. Il fit alors face à une superbe jeune femme, qui sursauta légèrement à son apparition, puis soupira avec un petit rire.
— Prince Ethel, Votre Majesté ! Vous m'avez fait peur !
Sa belle voix résonna agréablement aux oreilles de l'héritier. Il eut un sourire et s'inclina face à la jeune noble, avant de se redresser pour lui faire face, la détaillant de ses yeux ambrés.
— Vous m'en voyez navré, ma Dame.
Elle possédait de longues mèches ébène qui ondulaient sur ses épaules et dans son dos, mêlées de fils d'or et de perles. Son visage pâle et ses grands yeux noisette étaient réellement ravissants, Ethel la trouva simplement magnifique. Sa longue robe au tissu fluide, de la couleur de la braise, paraissait saupoudrée d'or. Les bijoux précieux qui ceignaient son cou de cygne et son front ajoutaient à l'élégance qui l'entourait d'une aura magnétique. Ethel se replongea dans les iris hypnotisants de la jeune femme et cette dernière sourit, avant de faire la révérence en se présentant d'une voix enchanteresse.
— Dame Edalyna, mon prince.
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