1 ~ les missions d'un capitaine

— Ash, reste à mes côtés, nous arrivons.

Les cavaliers s'étaient élancés il y a plusieurs heures déjà à travers la forêt luxuriante du royaume. Le soleil était encore haut dans le ciel azur, dispersant ses rayons sur la chevelure couleur perle de l'un des hommes. Ses longs cheveux avaient été attachées en une tresse pratique qui ondulait dans son dos au rythme du galop du cheval. Cependant, quelques mèches s'en étaient échappées et virevoltaient autour de son visage aux traits juvéniles et fins. Les rayons du soleil éclairaient la peau mate et lisse du cavalier, mais les feuilles des arbres y projetaient leurs ombres. De longs cils sombres encadraient deux yeux scintillants de la couleur du ciel d'été. Concentré, l'homme approcha sa monture de celle du chef de leur troupe d'une habile traction sur les rênes, afin de galoper côte à côte.

L'autre cavalier se tenait droit et fier sur son étalon alezan. Sous la fine couronne dorée qui ceignait son front, ses mèches ébène effleuraient à peine le haut de ses yeux ambrés. Son visage était fermé, les traits marqués et virils ne cachaient toutefois pas son âge encore jeune. Vêtu d'une armure rutilante astiquée à la perfection, il posait sa main gauche sur le pommeau de son épée et sa dextre tenait les rênes. De son corps s'échappait un charisme certain, perçu par les cinq hommes d'armes qui suivaient le duo de tête dans un silence profond.

Seuls les sabots des chevaux sur le chemin provoquaient des bruits étouffés et sourds. Les respirations étaient calmes, contrôlées par l'habitude de chevaucher. Ils arrivaient bientôt à leur destination, déjà le donjon se dessinait au loin, encore indistinct, de l'autre côté d'une petite colline à l'orée des bois.

Ils la gravirent sans trop de peine et le paysage se dévoila sous leurs yeux. Comme toujours, Ash le contempla avec déférence. C'était toujours aussi impressionnant et beau. Des champs verts et fertiles entouraient les murailles de la petite ville qui elle-même formait le pourtour du château royal, avec ses hautes tours et son donjon de pierres robustes et centenaires. Le soleil abattait ses rayons sur les toits des maisons, sur l'eau des ruisseaux qui serpentaient autour de la capitale en scintillant, sur les prés où couraient les chevaux, tout de muscles et de force.

La troupe ne s'arrêta pas et poursuivit sa route vers la vallée en contrebas. Les sentiers étaient de mieux en mieux dessinés, plus empruntés et des traces récentes de chariots creusaient la terre meuble. Leur groupe ne passa pas inaperçu, les villageois et les marchands qu'ils croisèrent ôtèrent leurs chapeaux et autres couvres-chef afin de les saluer. Certains souriaient et des enfants leur firent signe de la main.

— Vous êtes de plus en plus apprécié, mon prince. C'est une bonne chose, lança Ash.

— Je suis heureux que mes actes plaisent à mon peuple, répondit l'homme aux yeux d'ambre.

Comme d'habitude, il ne sourit pas. Ash trouvait cela dommage que le prince ne sourie pas en public. Il ne se permettait de telles démonstrations émotionnelles qu'en présence de sa famille et de ses proches. Pourtant, celui aux yeux bleus trouvait que lorsque le prince souriait, il était magnifique.

Les cavaliers dépassèrent les champs et les prairies pour passer la grande porte, véritable arche de pierres où des gravures anciennes montraient les exploits passés des anciens monarques. Au-delà, la rue pavée serpentait en montant jusqu'à la porte du château, assez grande pour laisser passer un chariot. Les cavaliers n'eurent aucun mal à la franchir et débouchèrent dans une grande cour sous l'œil attentif des gardes.

Le prince mit pied à terre en premier et laissa les rênes de son alezan à un écuyer qui était accouru. L'homme se dirigea ensuite vers une porte colossale de chêne massif, cloutée et renforcée de fer et d'acier au milieu de la façade de pierre. Quant à Ash, il descendit à sa suite et donna son cheval à l'un des soldats qui les suivaient, avant d'emboiter le pas au prince, se portant à son niveau avec le plus grand des naturels.

Les gardes en armure qui étaient postés de chaque côté de l'entrée inclinèrent la tête et redressèrent leurs lances pour les laisser passer avec déférence.

La cape rouge du prince ondula dans son dos alors qu'il parcourait les couloirs dallés du château. Les multiples tableaux et tapisseries accrochées aux murs le laissaient indifférent, car il ne voyait que cela depuis qu'il était né. Ce palais, son enceinte étaient devenus peu à peu sa prison dorée, alors qu'il rêvait de larges étendues verdoyantes où galoper à bride abattue, le vent dans les cheveux et le sourire aux lèvres. Parfois, le prince rêvait de ne plus être prince, mais il savait qu'il devait assumer son rôle et les implications qui en découlaient. L'une d'elles l'avait d'ailleurs poussé à effectuer sa chevauchée de la journée.

Ash gardait le regard impassible sous ses mèches grises, cependant il observait à la dérobée le profil du prince, comme il en avait l'habitude. Il pouvait presque ressentir la tension qui émanait de l'homme, de ses épaules crispées à ses pas fermes et actifs. Ash connaissait la raison de cette tension, bien sûr, mais il ne pouvait rien y faire. De toute façon, ce n'était pas son rôle d'interférer dans ces choses-là.

Les couloirs étaient déserts à cette heure. Tous les courtisans et autres nobles de la cour devaient patienter dans la salle du trône, lieu où les deux cavaliers étaient attendus. Ash n'appréciait pas cet endroit, mais il suivait le prince sans broncher, comme toujours. Il le suivrait où qu'il aille.

Deux gardes apparurent dans le corridor, devant eux, chacun d'un côté d'une double porte gravée d'une licorne cabrée. Un symbole ironique, qui ne manquait pas de faire sourire Ash à chaque fois qu'il voyait ce blason royal décoré d'une créature magique dans ce royaume qui n'acceptait pas le surnaturel.

Les deux soldats s'inclinèrent devant le prince avec respect, lequel leur adressa à peine un signe de tête, alors qu'Ash leur sourit. Il connaissait tous les hommes de la garde et ne manquait jamais de les saluer par leur prénom lorsqu'il était seul et qu'il en avait le temps. Là, ils étaient pressés, alors il se contenta d'un sourire, que les soldats apprécièrent en le lui rendant.

L'un des gardes ouvrit les battants pour dévoiler la salle du trône.

— Sa Majesté le prince Ethel Nihil de Jasulem ! Messire Ash, capitaine de la garde royale !

La salle du trône resta silencieuse, alors que le jeune homme au sang bleu avançait d'un pas décidé, habitué à parcourir les dizaines de mètres qui le séparaient du siège royal. Malgré son jeune âge, il avait le menton haut et le dos droit alors que les membres de la cour le scrutaient, mi-respectueux mi-fascinés. Quelques murmures discrets commentèrent toutefois l'apparition d'Ash, légèrement en retrait, une main dans le dos et le regard baissé, qui accompagnait le prince. Vêtu de son habituelle cape sombre, il se remarquait au milieu des tenues colorées des nobles et de l'assurance de la famille royale. S'il ne dégageait pas le même charisme que le prince Ethel, tous connaissaient son statut ici et le respectaient en conséquence, même si des remarques et des piques ne manquaient jamais de s'élever contre lui. Il avait appris à les laisser glisser sur sa carapace.

La salle du trône était immense, son plafond d'arcades s'élevait aussi haut que celui d'une cathédrale et formait un dôme au-dessus de leurs têtes. Les arches de pierre taillée étaient décorées de bas-reliefs raffinés en bois rouge et caramel, eux-mêmes enrichis de fils d'or, donnant à toute la partie supérieure de la pièce une ambiance délicate et chaude. Quelques tapisseries couvraient les murs de pierres à hauteur d'homme, illustrant les scènes importantes des règnes des souverains précédents. Le sol de dalles noires laissait résonner le moindre pas, afin que toute personne qui pénétrait la salle soit annoncée. Ash savait que s'il le voulait réellement, il pourrait se faire si discret qu'on le prendrait pour le vol d'un papillon, mais ce serait se trahir, alors il laissait ses pieds frapper les dalles, comme tout humain.

Le roi, entouré de ses conseillers, les regardait approcher de son regard perçant et droit. Les iris bleu sombre du monarque les détaillaient attentivement. Cet examen minutieux avait autrefois fait trembler Ash, à son arrivée, mais depuis il savait qu'aucune agressivité ne résidait dans les yeux du monarque.

Sur le trône de bois acajou gravé et rehaussé de fils d'or, le roi Eirik Olsen de Jasulem dominait l'assemblée présente dans la salle, comme l'exigeait son statut. Arrivé à cinq mètres de son père, le prince Ethel s'arrêta et inclina le buste, avant de se redresser pour guetter un signal qui lui permettrait de prendre la parole. Ash lui cessa d'avancer deux mètres derrière son maître et resta les yeux rivés aux dalles noires, puisqu'il n'était pas noble. Il garda cette position durant de longues secondes, la respiration contrôlée, le temps que le monarque décide qu'ils pourraient discuter. Même si Ash savait qu'il n'allait pas avoir l'honneur de parler au roi, il était d'un rang trop inférieur.

— Fils. Comment s'est déroulé l'entrevue avec le Duc des terres de l'est ? interrogea enfin le roi d'une voix si grave qu'elle semblait sortir des profondeurs de la terre.

— Parfaitement bien, père. Il nous a accueillis avec la déférence qui seyait. Le rapport de régulation surnaturelle sur ses terres indique un excellent travail et il m'a paru zélé.

La voix du prince était calme et posée, suffisamment forte pour porter dans toute la salle. Ethel avait toujours eu une prestance naturelle et une aisance en public qu'Ash lui enviait, tout en sachant que c'était un atout pour le futur monarque qu'il allait devenir.

— La future Duchesse était-elle présente ?

Ash sentit le prince se crisper discrètement. Il pouvait presque voir ses épaules se contracter, dans un coin de sa vision. Mais il n'eut pas la plus petite réaction, comme il le devait. Observateur invisible, comme toujours. Le prince gérait parfaitement les situations de ce type, qui arrivaient de plus en plus souvent récemment. Ash avait quelques soupçons sur ce que les mois suivants allaient lui réserver...

— Effectivement, Dame Alyna se tenait aux côtés de son père.

Le roi hocha la tête et fit un geste de la main signifiant que le rapport était terminé, cependant il retint son fils d'un regard, donc Ash resta lui aussi. Les nobles de la cour sortirent en silence de la salle du trône, jusqu'à ce qu'il ne reste que les gardes royaux qui assuraient la sécurité du monarque dans la pièce, ainsi que le prince et son bras droit.

— Ethel, mon fils, j'aimerais m'entretenir avec toi seul à seul. Congédie ton serviteur, que nous soyons entre nous.

Cette demande aurait pu paraître saugrenue ; le roi n'avait-il pas le pouvoir de congédier Ash lui-même ? En réalité, Ash ne servait que le prince Ethel et ne répondait qu'à ses ordres, sauf en cas d'urgence ou lors de circonstances particulières. Le roi devait donc demander à son fils d'ordonner à son subalterne de quitter les lieux, ce que le prince fit. Ash marcha à reculons sur les dalles noires, les yeux toujours dirigés vers le sol, et sortit de la pièce en silence.

Dans les couloirs, il marchait en silence, couvert de sa cape sombre. Les nobles ne l'abordaient que très peu, il ne cherchait pas leur compagnie. A vrai dire, il les avait en piètre estime depuis des années. Et sa nomination à la tête de la garde n'avait rien arrangé : d'habitude, le fils d'un illustre Duc obtenait ce poste, mais Ash n'était fils de personne. Et, de surcroît, il n'avait que dix-huit ans.

Il savait où se diriger dans le palais. Leur retour de mission engendrait une rapide inspection de la caserne, puisqu'il avait délégué sa gestion à son second au sein de la garde. Ash tenait à témoigner le respect qu'il devait aux soldats. Après tout, ils risquaient parfois leur vie pour défendre le château ou les messagers royaux, et bien trop souvent ils devenaient aigris face au manque de reconnaissance. Ash avait l'espoir de transformer ses hommes en justiciers, et non en brutes.

Les couloirs aux sols dallés se ressemblaient tous. La lumières du soleil perçait difficilement les verres épais des fenêtres peu larges, les pierres des murs aspiraient la chaleur, si bien qu'il faisait toujours un peu frais dans le château, ce qui n'était pas pour déplaire à Ash. Parfois, dans les corridors plus proches des ailes royales, de somptueuses tapisseries et de riches meubles égayaient l'endroit, seulement, il se dirigeait vers les quartiers des domestiques, où il n'y avait que des pierres nues et du carrelage froid.

Plus bas se situaient les geôles, mais Ash préférait ne pas y mettre les pieds... C'était plus sûr.

Enfin, il sortit dans une petite cour intérieure et avisa deux hommes vêtus de protections de cuir qui riaient ensemble, accoudé à une colonne devant un bâtiment de pierres grises fermé par une porte de bois solide, mais légèrement cabossée.

— Zachary, Amaury, comment allez - vous ? leur lança joyeusement Ash en approchant d'un pas actif.

Les deux hommes se tournèrent vers lui, agréablement surpris du retour de leur capitaine. Ensuite, ils échangèrent un regard malicieux, puis se mirent à courir.

Ash soupira d'un air fataliste, l'ombre d'un sourire au coin des lèvres. Lorsque les deux colosses arrivèrent face à lui, l'un tenta de lui saisir le bras, alors que l'autre le contournait dans l'intention de l'attraper par derrière. Mais Ash fut plus rapide et se baissa souplement, pour faucher celui qui était devant lui d'un ample balayage. Ensuite, il se redressa, entoura le poignet du deuxième garde et le lui tordit dans le dos, le forçant à s'agenouiller sur les pavés de la cour.

Celui qui gisait encore sur les pavements poussa un long soupir en fixant Ash de ses grands yeux gris.

— Capitaine, vraiment, comment arrivez-vous à vous en sortir à chaque fois ?

— Zachary, si je te le disais, comment veux-tu que je reste capitaine ? Je ne dévoile jamais mes secrets, rit-il.

— Bon eh bien, nous n'avons plus qu'à poursuivre les entraînements, souffla celui qui avait encore le bras tordu dans le dos. Pouvez-vous me lâcher, capitaine ?

— Bien sûr, Amaury.

Ash déplia ses doigts et se redressa, en profitant pour renouer correctement ses cheveux en une longue natte grise impeccable. Cette coiffure était plus commune chez les dames, mais Ash tenait à ses mèches de cendre, c'était le seul écart qu'il se permettait. Cela lui avait d'ailleurs déjà servi lors de missions pour le prince, où il ne se couvrait que d'une ample cape et laissait ses cheveux cacher ses traits, faisant ainsi planer le doute sur son genre et son identité. Bien souvent, ceux qui l'apercevaient ne parvenaient pas à en dresser un portrait. Ce qui était somme toute un avantage non négligeable.

Lorsque ce fut fait, les deux colosses sourirent franchement à Ash, qui devait lever les yeux pour les dévisager, étant donné qu'ils le dépassaient d'une bonne tête. Il n'y avait que leur respect pour leur capitaine qui était encore plus grand.

— Comment cela s'est-il passé en mon absence ? se renseigna celui aux cheveux de cendre.

Alors que les deux gardes lui contaient sommairement les activités de la garde, un jeune garçon arriva en courant dans la cour inondée de soleil et s'arrêta juste derrière le capitaine, qui se retourna, l'air interrogateur.

— Le Prince, sa Majesté Ethel, vous demande dans ses appartements, balbutia l'enfant en se redressant vivement, le souffle rapide comme s'il avait couru depuis les provinces frontalières.

— Bien, je vais m'y rendre. Amaury, Zachary, le devoir m'appelle auprès de Sa Majesté. Transmettez mon bonjour aux autres.

Il pivota agilement sur ses talons et reprit le chemin par lequel il était venu. Que lui voulait le prince ? A vrai dire, Ash avait bien une petite idée, puisqu'il pensait connaître le contenu de la discussion entre le père et le fils. Et si c'était bien à ce propos, il avait hâte d'entendre l'opinion du prince sur la question.

Dans les couloirs de l'aile des domestiques, tout n'était que silence, seuls les pas d'Ash résonnaient contre les pierres. Puis, là, lui parvint brièvement un cri, une plainte déchirante qui provenait de sous ses pieds. Un hurlement de douleur, de terreur qu'Ash ne voulut plus jamais entendre... Il sursauta et une grimace fendit un instant son visage impassible. L'homme secoua la tête, se retenant de se boucher les oreilles comme un enfant.

Il devait rester vigilant. Ses sens s'étaient déployés sans qu'il ne le sente et c'était un risque qu'il ne devait en aucun cas prendre ; que se passerait-il s'il entendait un son non-perceptible par les humains, et qu'il y réagissait ? Ce serait le début des soupçons, le début d'une descente qui le mènerait sans doute là d'où provenait ce cri.

Alors Ash contrôla son ouïe, la rétracta pour atteindre la sensibilité de celle d'un humain, puis continua d'avancer, sourd aux appels qui émanaient des sous-sols.

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