Chapitre 6


Aidan tournait en rond dans sa cellule. La dernière visite de Clayton lui semblait dater d'une éternité. Pourtant, la lampe qu'il avait laissée brillait toujours d'une lumière égale, signe que son réservoir d'huile ne s'épuisait pas. Cela ne devait donc pas être il y a si longtemps que ça.

L'image de son père s'imposa à lui. Que ferait-il à sa place ? Il ne se serait jamais retrouvé dans une telle situation, voilà la réponse. Il se serait battu contre ces criminels, quitte à en mourir.

Aidan soupira et se laissa tomber dans un coin. On avait dû s'apercevoir de sa disparition depuis le temps, mais le roi était parti dans le sud, inspecter une forteresse à la frontière avec Falli. Il faudrait au minimum une journée avant que la nouvelle ne parvienne jusqu'à lui. Et après ? Que se passerait-il ? L'hypothèse d'une demande de rançon était peu plausible. Certaines familles possédaient bien plus d'argent que la couronne et seraient prêtes à payer pour ne jamais le revoir au palais. Peut-être était-ce pour ça que Silus l'avait épargné, pour faire monter les enchères.

Des bruits de pas dans le couloir le sortirent de ses sombres pensées.

— Clayton, murmura-t-il en se relevant.

Il se sentait fébrile, oscillant entre la joie de revoir son ancien ami et l'angoisse que lui inspiraient les enjeux de cette confrontation. Clayton était son unique allié, la seule chose qui le séparait d'un trépas plus ou moins proche et plus ou moins horrible. Le cœur battant, il guetta l'ouverture de la porte. Le cliquètement du trousseau, le son de la serrure qui tourne, les gonds rouillés qui grincent... Il avait bien réfléchi à ce qu'il allait dire, aux souvenirs qu'il allait évoquer pour lui rappeler les sentiments qui les unissaient autrefois. Mais ce ne fut pas Clayton qui apparut sur le seuil de la porte, mais deux individus à l'air goguenard.

— Eh alors, votre Altesse, vous n'êtes pas content de nous voir. Vous vous attendiez à quelqu'un d'autre, s'amusa l'un des rats devant la mine déconfite du prince. Je suis désolé, mais Callum est quelqu'un de très occupé. C'est donc nous qu'il a chargé de t'amener ta gamelle.

Occupé ? Est-ce que cela voulait dire que .... Non, il préférait ne pas penser aux genres d'activités pouvait bien retenir Clayton.

— Bah alors, on n'a pas faim ? insista l'homme en agitant un bol en terre cuite.

Le ventre d'Aidan émit un grognement furieux. L'inquiétude l'avait empêché de ressentir la faim jusque-là, mais, à la perspective d'un repas, son estomac vide se rappelait à son bon souvenir.

— Approchez donc, je ne vais pas vous faire de mal, lui lança le rat en continuant à remuer le récipient comme on le ferait pour attirer un animal craintif.

Ne voulant pas passer pour un peureux, le prince s'avança lentement vers son geôlier et le bol qu'il tendait devant lui. Mais, quand il arriva à sa hauteur, celui-ci recula la nourriture et tendit le bras en avant pour empêcher Aidan d'approcher davantage.

— Pas si vite, Altesse. Vous n'êtes plus dans votre palais et nous ne sommes pas vos putains d'esclaves. Ici, si vous voulez manger, il va falloir le demander gentiment.

Aidan sentit la colère monter en lui. Ces moins que rien jouaient avec lui. Il préférait encore mourir de faim plutôt que de leur donner satisfaction.

— Allez vous faire foutre, cracha-t-il en les fixant avec défi.

Sa bravade n'eut guère l'effet escompté. Au contraire, la brute éclata de rire.

— Mais c'est qu'il mordrait. Je crois que je l'ai fâché. Regarde Linus, comme il est rouge, ajouta-t-il en avançant la main vers la joue du prince. N'est-ce pas trop mignon ?

— Fiche-lui la paix, Piner, rétorqua l'autre. Tu as entendu le roi, il appartient à Callum. Et tu sais que Callum a horreur qu'on touche à ses affaires.

— Je sais, grogna son camarade en retirant sa main. Mais il n'y a pas de mal à le taquiner un peu, non ?

Le dénommé Linus haussa les épaules.

— Je suppose que non. Mais on parle de Callum.

— C'est bon, céda son collègue, v'la votre gamelle, altesse. J'espère que vous la trouverez à votre goût.

Le prince attrapa le bol qu'on lui tendait et jeta un regard à la bouillie brunâtre qui s'y trouvait. On était loin des mets fins et délicats qu'on lui servait au palais. Mais si Clayton avait fini par s'habituer à cette nourriture, lui aussi y parviendrait.

— Bah alors, vous ne mangez pas, lui lança Piner.

À son ton moqueur, Aidan comprit qu'il ne le croyait pas capable de goûter l'étrange mixture. Retenant sa respiration pour ne plus sentir les effluves qui s'en échappaient, il y trempa un doigt qu'il porta ensuite à sa bouche. Le goût, immonde, lui arracha un haut-le-cœur. Il lâcha la céramique qui se brisa en mille morceaux, répandant son contenu sur le sol de la cellule. En regardant le liquide à ses pieds, Aidan aperçut un morceau de fourrure. Du rat. Ils avaient essayé de lui faire bouffer du rat ! Pas de la viande de rat. Un rat entier !

Face à cette idée, son estomac se révulsa et le prince se plia en deux, crachant une bile jaunâtre qui se mélangea au reste de son repas. La scène arracha un petit rire à Piner.

— Bonne nuit, votre altesse, lui souhaita-t-il avant de quitter la pièce.

L'autre, Linus, s'attarda un peu comme s'il hésitait. Quand son regard croisa le sien, Aidan y lut de la sollicitude. Non, pas de la sollicitude, de la pitié. Il se détourna. Un Cùraidhi, et à plus forte raison, un prince, n'était pas censé inspirer ce genre de sentiment. Les opposants de son père avaient raison, il n'était pas digne de monter sur le trône. Comment quelqu'un d'aussi faible que lui pourrait-il devenir le défenseur de son peuple ? Il n'était même pas capable de se défendre lui-même.

— Linus, qu'est-ce que tu fous ? appela Piner.

Et, cette fois, Aidan le bénit pour son manque de finesse. Il n'avait pas besoin de leur pitié. Il voulait juste qu'on le laisse tranquille.

Linus jeta un dernier coup d'œil à la flaque immonde qui s'étalait devant le prince et dont l'odeur écœurante commençait à se répandre dans la pièce et une moue contrite se dessina sur son visage.

— Désolé, murmure-t-il, si bas qu'Aidan douta d'avoir entendu, avant d'ajouter, cette fois à haute et intelligible voix. Rien, j'arrive.

Il sortit ensuite de la pièce en claquant la porte derrière lui. De nouveau seul, Aidan retourna se blottir dans un coin de la pièce, le plus loin possible de l'endroit où il avait vomi. À peine s'était-il enroulé dans sa couverture qu'un rat fit son apparition. Il darda son regard rouge sur le prince, puis, concluant que cet humain ne représentait pas un danger, trottina jusqu'aux restes de nourriture. Il fut bientôt rejoint par un congénère, puis un autre et encore un autre. Bientôt, ils furent une dizaine de rongeurs à se bâfrer de la nourriture dont Aidan n'avait pas voulu, léchant le sol pour récupérer jusqu'à la dernière goutte de liquide. Cela ne semblait pas leur poser de problème que le liquide en question contienne un peu d'au moins l'un de leurs semblables. Peut-être ne s'en étaient-ils pas rendu compte. Ou alors simplement s'en foutaient-ils. Ils voulaient vivre. Pour eux, c'était aussi simple que ça. Manger ou être mangé. Tuer ou être tué. Était-ce aussi comme ça que fonctionnaient leurs frères à deux pattes ? Aidan tenait-il suffisamment à la vie pour en arriver à de telles extrémités ? Serait-il capable de mettre fin à l'existence de quelqu'un pour protéger la sienne ? Il en doutait. Pourtant, toutes les créatures de la création, même les plus faibles, n'étaient-elles pas censées posséder cet instinct de survie ?

Déprimé et affamé, il se tourna vers le mur pour ne plus voir les rats festoyer. Cela ne l'empêchait pas de les entendre se battre pour les dernières miettes. Puis, enfin, le silence retomba. Incapable de trouver le sommeil, Aidan continua de fixer la paroi en pierre, observant l'humidité qui se condensait au contact de la pierre froide pour former des gouttelettes qui tombaient ensuite au sol. Sploutche. Les heures défilèrent au rythme de ce son. Sploutche. Monotone. Sploutche. Interminable.

Le prince resta comme ça longtemps. Derrière lui, la lampe commençait à faiblir. Elle était sur le point de s'éteindre quand il entendit une clé tourner dans la serrure. La porte s'ouvrit et quelqu'un entra. Le prisonnier vit l'ombre vacillante se pencher pour ramasser les débris de céramique. Elle se redressa et l'observa un moment en silence, mais il ne se donna pas la peine de se retourner, trop abattu pour esquisser le moindre geste. Au bout d'un long moment, la silhouette quitta la pièce. Avant de partir, elle décrocha la lanterne pour la remplacer par une neuve. Puis la porte claqua de nouveau et Aidan se trouva à nouveau seul avec son désespoir.

— Clayton, murmura-t-il alors que le bruit de ses pas diminuait jusqu'à disparaître. 

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