Chapitre 26


Une douleur cuisante lui brûla la joue, le tirant de l'état de semi-inconscience dans lequel il se trouvait. Aidan ! Aidan était en danger ! Il ouvrit les yeux et tenta de se redresser, mais le monde autour de lui tanguait dangereusement. Son estomac se révulsa et il eut juste le temps de se tourner pour ne pas se vomir dessus.

Une main ferme se posa dans son dos, une seconde sur son bras. Quelqu'un l'aidait à s'asseoir. Il mit plusieurs secondes à réaliser qu'il s'agissait du roi. Aussitôt, il essaya d'attraper la dague qui pendait habituellement à sa ceinture. Il se rappela alors qu'on l'avait désarmé avant de l'emmener ici. Au moins, n'était-il plus attaché.

—Du calme, mon garçon, le danger est écarté, le rassura le souverain, se méprenant sur sa réaction. Pour l'instant.

Callum se dégagea et observa la scène autour de lui. La lune qui pénétrait par les vitraux éclairait les quatorze cadavres gisant au sol. Debout dans un coin de la pièce, Edwane le fixait, sa peau pâle maculée de sang.

— Content de te revoir dans le monde des vivants, lui lança-t-il.

Le rouquin arborait son éternel sourire, comme s'il ne s'était rien passé.

— Qu'est-ce que.... Je croyais que.... Balbutia Callum.

— Que je t'avais trahi ? Non, j'ai fait semblant.

— Pourquoi ?

— Si je ne l'avais pas fait, nous serions probablement morts avant d'arriver jusqu'au roi.

— Non... Je veux dire : pourquoi m'avoir aidé ?

Edwane parut trouver la question stupide.

— Mais parce que nous sommes amis. Tu l'as oublié ?

Ami. Callum n'avait pas d'amis. Ne dépendre de personne, ne pas s'attacher pour ne plus jamais ressentir la douleur de la perte. Aimer rendait vulnérable. Mais même ça, il avait échoué. Fleur-de-Lune était entré dans sa vie, perçant son armure comme s'il s'agissait d'un vulgaire gilet de laine. Puis Aidan était revenu. Aidan ! Aidan était en danger !

Il essaya de se lever, mais ses jambes le trahirent. Le roi le rattrapa juste avant qu'il ne s'écroule.

— Doucement, mon garçon. Tu as pris un mauvais coup sur la tête.

– Aidan. Aidan est en danger.

— Aidan ? Il est en vie ? Mon fils est en vie !

Des larmes coulaient sur les joues du monarque. Il paraissait tellement différent de l'homme que Callum admirait enfant. Il avait pourtant prouvé à l'instant que derrière cette allure de vieillard se cachait encore le roi guerrier qui avait conquis le trône et l'admiration de son peuple.

L'assassin inspira un grand coup pour chasser l'image de la tête de son père roulant sur l'échafaud. Sa vengeance pouvait attendre. Tant que le roi resterait en vie, Silus ne se débarrasserait pas du prince.

— Oui, Silus a besoin de lui vivant pour signer la reddition de Riglian.

— Pourquoi ? Sa signature n'a aucune valeur. Il n'est pas roi. Pas encore...

Sa voix s'éteignit quand il comprit ce qu'impliquaient ses paroles.

— Il faut vous mettre en sécurité, dit Callum en enlevant la main du monarque toujours posé sur son bras. Ensuite, nous irons secourir le prince.

Il fit quelques pas, et, cette fois, ses jambes ne se dérobèrent pas.

— Clayton, attend, le retint le souverain. Je suis désolé d'avoir cru que tu serais capable de lui faire du mal.

Callum s'arrêta et dévisagea celui qu'il avait passé tant d'années à haïr. En le voyant, il ne ressentait qu'un grand vide. Il avait assisté à la fin d'assez de monde pour reconnaître cette lueur dans son regard. Le roi n'avait plus beaucoup de temps à vivre et il le savait. À son teint jaunâtre et aux veines éclatées dans ses yeux, il soupçonnait un problème au foie. Poisson ou maladie naturelle, il l'ignorait, mais une chose était sûre, le tuer ce soir n'aurait servi qu'à avancer de quelques semaines ou de quelques mois, l'inévitable. Cette pensée réveilla sa colère. Il avait le sentiment d'avoir été floué, comme si l'on venait de lui arracher ce qu'il avait toujours désiré. Pire, il avait failli perdre Aidan à cause de ça. Il risquait encore de le perdre.

— Ne vous excusez pas, rétorqua-t-il avec amertume. Si les choses s'étaient déroulées comme prévu, je vous aurais tué.

— Je vois, dit le roi. Et est-ce encore d'actualité ?

Callum hésita quelques secondes avant de répondre.

— Non, murmura-t-il, presque à regret. Cela n'en vaut pas la peine.

L'irruption d'un groupe d'hommes armés interrompit la discussion. Le spectacle des corps ensanglantés de leurs collègues les figea un instant de stupeur, mais ils se reprirent vite en voyant leur souverain à la merci des deux Ombres.

— Éloignez-vous immédiatement du roi, ordonna l'un des militaires, un sergent d'après l'insigne accroché sur son uniforme.

— Ou sinon quoi, répondit Callum d'un ton bravache.

Il se sentait frustré, en colère, un peu comme un chien hargneux prêt à mordre quiconque oserait l'approcher.

— Clayton, ça suffit, le rabroua Arzhel.

Un murmure parcourut la troupe. Clayton. Clayton Bellamont, le tueur de princes. Ils firent un pas en avant, l'épée brandie, mais la main qu'Arzhel posa sur l'épaule de Callum tempéra leur ardeur.

— Majesté ? demanda l'officier en quête d'un ordre de son souverain.

— Je vais bien. Clayton et son ami m'ont sauvé la vie après que Roderic et ses hommes aient essayé de me tuer.

Les soldats échangèrent un regard dérouté. Ils pensaient sauver leur roi d'une tentative de meurtre et voilà qu'on leur disait que leur chef était coupable de trahison et que les assassins qu'ils s'apprêtaient à arrêter étaient en fait les gentils de l'histoire. Leur entraînement ne les avait pas préparés à un tel cas de figure.

Le sergent, un peu plus vif que les autres, baissa son arme et s'agenouilla. Il retira son casque, dévoilant un visage juvénile et des boucles brunes que Callum ne reconnut pas. Il avait dû arriver au château après son départ, sans doute un fils de la toute petite noblesse que son père avait envoyé au palais dans l'espoir qu'il s'illustre à la cour. Visiblement, il n'avait pas trop mal réussi son coup et était parvenu à sortir de la masse.

— Votre Majesté, veuillez être assurée de notre fidélité, déclara le gradé, tête baissée, tandis que ses hommes, soulagés qu'on leur indique la marche à suivre, l'imitaient.

Arzhel s'avança vers eux et Callum eut l'impression de retrouver le souverain majestueux dont il gardait le souvenir.

— Relevez-vous, le royaume est en grand danger.

— Nous savons. Les deux cercles extérieurs sont déjà tombés. Nos hommes, aidés d'une partie de la noblesse, tentent de défendre le cercle intérieur, mais nous sommes en infériorité numérique. J'ignore combien de temps nous tiendrons.

— Je vois, fit le roi. Quelles sont, selon vous, nos chances de sortir d'ici ?

— Faibles, Votre Majesté. Très faibles.

— Faibles, c'est déjà mieux que nulles, soupira le monarque.

Les hommes échangèrent un regard. Tous savaient qu'à moins d'un miracle, ils ne sortiraient pas du palais vivant. Les assaillants contrôlaient toutes les issues. « Non, pas toutes », songea Callum. Il en existait une que seuls Aidan et lui connaissaient.

— Je connais un moyen de nous faire sortir d'ici, déclara-t-il. Il existe un passage qui relie la bibliothèque royale aux Enfers. Aidan et moi nous y cachions pour échapper aux gouvernantes.

En terminant sa phrase, il prit conscience que les soldats le dévisageaient d'un air mauvais. Ces hommes croyaient qu'il avait tué Aidan. Et si la noblesse méprisait le prince pour sa faiblesse et son ascendance nouerdienne, Callum savait que sa gentillesse naturelle avait depuis longtemps gagné les domestiques et les gardes à sa cause. Penser à Aidan lui fendit le cœur. Pourvu qu'il ne se soit pas trompé sur les intentions de Silus et qu'Aidan aille bien.

— Très bien, approuva Arzhel. Dans ce cas, il n'y a pas une minute à perdre. Les dieux seuls savent combien de temps il nous reste avant que nos ennemis arrivent jusqu'ici.

— Votre Majesté, intervint le sergent. Vous êtes sûr ? Cela pourrait être un piège. Cet homme... Il a quand même assassiné le prince... Votre fils.

— Mon fils est en vie, le coupa le roi. Et j'ai confiance en Clayton.

— Le prince est en vie ?! s'exclama l'un des soldats.

Et l'espoir que Callum lut dans ses yeux et dans ceux de ses camarades confirma ce qu'il avait toujours pensé. Aidan pourrait faire un grand roi. Il ne lui manquait qu'un peu de confiance en lui.

Le son d'une cloche interrompit les réjouissances. Tout le monde se tut pour écouter la volée funeste qui annonçait la mort du souverain.

— Silus ne perd pas de temps, constata Arzhel. Je ne suis pas encore mort qu'il voudrait déjà m'enterrer.

— Il compte sur l'annonce de votre mort pour déstabiliser les troupes et faciliter l'invasion de la ville, expliqua Edwane. D'autant plus qu'il détient le nouveau roi.

— Aidan... murmura le monarque.

—... ne crains rien pour l'instant, le coupa Edwane. Il est trop précieux pour Silus. Nous par contre... Mieux ne pas traîner ici.

***

En entendant le bruit de la clé qui tourne dans la serrure, Aidan sentit son cœur s'emballer. Il adressa une prière muette aux dieux pour qu'il s'agisse de Clayton, mais il ne nourrissait guère d'espoir à ce sujet. L'assassin n'était pas venu le voir une seule fois au cours des deux derniers jours. Et, s'il se fiait au nombre de repas qu'on lui avait apporté, l'invasion ne tarderait plus. Peut-être avait-elle même déjà commencé. Il essaya de se calmer, se concentrant sur la sensation du couteau glissé dans sa ceinture. Il allait prouver à tout le monde qu'il n'était pas une pauvre petite chose fragile, mais le digne héritier de son père. Peu importe à quel point il pouvait ressembler à sa mère, il était aussi le fils d'un guerrier, voilà ce qu'il se répétait depuis des heures dans l'espoir que le moment venu cela lui procure le courage nécessaire pour se battre et défendre le royaume, son royaume. Mais quand la porte s'ouvrit, Aidan comprit qu'aucune parole d'automotivation ne suffirait à vaincre la terreur qui s'emparait de lui.

— Tu ne pensais pas me revoir, n'est-ce pas, petit prince ?

— Mais... mais... Vous êtes mort... Clayton... Clayton vous a tué...

Un sourire diabolique apparut sur le visage du rat.

— Nuance... Il m'a presque tué... Heureusement que cet Islaodien était là. Qui aurait cru que ces guerriers assoiffés de sang aient une telle connaissance de la médecine et du corps humain ? Pas moi, en tout cas. Mais je ne vais pas m'en plaindre. Sans son intervention, je serais sans doute en train de me faire dévorer par les vers à l'heure actuelle. Mais assez parlé, j'ai hâte de reprendre où nous en étions, Votre Altesse. Où plutôt, devrais-je dire, Votre Majesté. Après tout, vous êtes notre nouveau roi. Dommage que vous ne pussiez pas profiter de ce titre bien longtemps, ajouta-t-il en avançant vers Aidan que la peur tétanisait toujours.

Celle-ci empêcha tout d'abord Aidan de comprendre ce qu'impliquaient ses paroles, puis l'évidence se fraya un chemin jusqu'à sa conscience. Son père était mort. Plus jamais, il ne lui passerait la main dans les cheveux en lui disant que tout irait bien. Plus jamais ils ne joueraient aux échecs ensemble ou ne discuteraient du dernier livre qu'Aidan avait lu. Plus jamais le prince ne verrait sa silhouette massive s'éloigner pour s'occuper des affaires du royaume. Désormais, le sort de tous ces gens reposait sur ses épaules à lui. Non, ce n'était pas possible. Il ne pouvait pas devenir roi. Il n'était pas à la hauteur de cette tâche, il ne l'avait jamais été. Clayton, lui, avait la carrure d'un souverain, mais Clayton n'était pas là. Il avait trahi son pays et très probablement assassiné le monarque.

Marcurio avança, content de son petit effet. Il ramassa une larme sur la joue d'Aidan et la porta à sa bouche.

— Je crois que je vais demander à Silus si je ne peux pas te garder un peu auprès de moi. Il me doit bien ça après ce que m'a fait cet idiot de Callum par sa faute. Si cela avait tenu qu'à moi, je l'aurais tué le jour où on nous l'a emmené, pauvre petite chose au cœur brisé et plein de haine. Mais Silus a trouvé plus divertissant de cultiver cette rancœur, de la voir grandir et le ronger jour après jour. Il a un petit côté joueur, comme un chat qui ne peut s'empêcher de jouer avec sa proie avant de la manger. J'ai toujours aimé ça chez lui. Tu sais que c'est moi qui lui aie tout appris. Quand je l'ai recueillie, il n'était qu'un gosse perdu et en colère. C'est amusant, d'ailleurs, quand on y pense, à quel point sa situation et celle de Callum se ressemblent.

Plongé dans un abyme de souffrance, Aidan n'écoutait pas vraiment ce qu'il racontait. Une seule pensée tournait en boucle dans sa tête, creusant encore un peu plus son désarroi à chaque passage. Clayton, l'homme qu'il aimait, qu'il avait embrassé, avait tué son père. Il aurait voulu être en mesure de chasser cette idée, de se dire que son ami n'était pas capable d'une telle chose, mais il savait que si. Clayton n'avait jamais caché la haine qu'il vouait au roi ni sa volonté de venger la mort de seigneur Bellamont. Aidan avait cru que l'affection qu'il lui portait serait suffisante pour qu'il renonce à son projet, mais il s'était trompé, et cela lui faisait presque plus mal que l'acte en lui-même. Aujourd'hui, il n'enterrait pas seulement un parent, mais aussi des sentiments que, visiblement, il était le seul à ressentir. Peu à peu, la colère prit le dessus sur le chagrin. Il en avait marre de subir. Il voulait vivre pour pouvoir regarder Clayton dans les yeux et lui demander pourquoi, pourquoi avait-il tout gâché ?

Sûr de sa supériorité, Marcurio était venu seul. Mal lui en prit. Il poussa un cri quand le couteau se planta dans sa cuisse. Il lâcha Aidan qui en profita pour se précipiter vers la porte.

— Espèce de sale petit merdeux, tu ne perds rien pour attendre, gueula-t-il en arrachant la lame.

Une gerbe rouge écarlate jaillit de la blessure. Aidan n'en crut pas sa chance. L'artère fémorale était touchée. Toutes ses heures passées à éplucher les traités d'anatomie n'avaient finalement pas été vaines. Il ne s'attarda pas pour vérifier si l'homme se vidait bien de son sang. Il claqua la porte. Le rat ne s'attendait tellement pas à ce qu'Aidan lui résiste qu'il avait laissé la clé dans la serrure. Les mains tremblantes autant de peur que d'excitation, le prince la tourna, enfermant l'assassin à l'intérieur de la cellule. Ce n'est qu'alors qu'il réalisa. Il avait réussi. Il s'était sorti d'affaires tout seul. Il glissa au sol, ses jambes refusant de le porter. Derrière lui, Marcurio, qui n'était peut-être pas aussi gravement blessé qu'Aidan avait voulu le croire, cognait contre la porte.

— Ouvre-moi tout de suite, espèce de petit morveux ou je te jure que tu me supplieras de t'achever.

— Allez-vous faire voir, répondit le prince qui essayait toujours de maîtriser les battements de son cœur. Vous me croyez vraiment assez bête pour vous ouvrir ?

— Et toi, tu crois vraiment que tu vas pouvoir t'en sortir ? Je suis peut-être enfermé, mais, toi, tu es coincé ici. Ton père est mort. Callum est mort. Personne ne viendra t'aider.

Aidan sentit son estomac se tordre. Callum, mort ? Impossible.

— Vous mentez ?! s'écria-t-il. Callum est de votre côté. Vous l'avez envoyé tuer mon père. Comment pourriez-vous savoir qu'il est mort ?!

Un rire mauvais lui parvint de derrière la porte.

— Vous êtes tellement naïfs, tous les deux ! Il n'y en a pas un pour rattraper l'autre. Jamais Silus n'a eu l'intention de laisser Callum quitter le palais en vie. Il a beau avoir changé de nom, il reste un Bellamont, et Silus s'est juré d'éradiquer sa lignée, ainsi que la tienne.

Silus avait prévu de tuer Clayton ?! Cela n'avait aucun sens. À moins que... cela expliquerait tout ! Les pièces s'emboîtaient dans sa tête et il n'aimait pas du tout l'image qui se dessinait. Des voix qui se rapprochaient l'empêchèrent de creuser plus en profondeur cette théorie. Il jeta un regard désespéré autour de lui à la recherche d'une issue, mais il dut se rendre à l'évidence. La cellule se trouvait au fond d'un couloir. L'unique moyen d'entrer ou de sortir de là était un escalier duquel s'échappait la lumière tremblotante d'une lampe. Quelqu'un venait et il était coincé là, seul et sans arme. Il n'avait aucune chance de s'en tirer. Il n'en avait jamais eu aucune. 

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