Chapitre 14


« Nul ne sait quand exactement Mordyn, troisième du nom, devint fou. Certains prétendent qu'enfant, déjà, il possédait un caractère lunatique, pouvant passer de l'amusement à la colère en quelques battements de cœur. Pourtant, celui qui vous dira qu'il avait prédit ce qui arriverait est, soit un menteur, soit un devin, car rien ne laissait présager les jours sombres à venir.

Peu d'informations nous sont parvenues sur les premières années de vie de Mordyn. Ce n'est qu'à la demi-maturité, cet âge où les garçons quittent définitivement le monde des femmes pour entrer dans celui des hommes qu'il commença à marquer les esprits.

Une guerre opposait à l'époque Riglian et Nouerdia, le peuple insulaire du Nord. Le conflit, l'un des plus importants du siècle, durait déjà depuis dix bonnes années, les deux ennemis héréditaires étant à peu près de force égale. Ce fut donc tout naturellement que le futur Mordyn III, alors tout juste 14 ans, embarqua avec son père et une foule de jeunes nobles tout aussi désireux que lui de faire leurs preuves en direction des côtes nouerdiennes. Une fois là-bas, il ne tarda pas à impressionner les généraux présents, que ce soit par son courage sur le champ de bataille que son esprit d'analyse et ses stratégies pour le moins surprenantes. Quand il eut seize ans, son père lui laissa le commandement et rentra au pays, et pour la première fois en plus d'une décennie, la balance commença à pencher en faveur de Riglian.

À dix-sept, il remporta la bataille de la plage d'Erin et réussit presque à atteindre Ormsa, la capitale, avant d'être repoussé, ses hommes épuisés par plus d'un an de combats ininterrompus en territoire ennemi. Son père mourut un an plus tard dans un accident de chasse, et le prince guerrier devint roi.

La cérémonie se déroula en grande pompe, malgré la guerre qui s'éternisait, vidant les caisses de la couronne et faisant ployer la population sous les impôts. Le peuple était en liesse, admiratif devant ce jeune souverain qu'on surnommait désormais le lion de Riglian. Beau, intelligent, charismatique, adoré par ses sujets, respecté par la noblesse, son règne démarrait sous les meilleurs augures, et les dirigeants de tout le continent rêvaient de lui offrir leur fille à marier. »

Callum écoutait d'une oreille distraite l'histoire qu'Aidan racontait à une Fleur-de-Lune subjuguée. Il enconnaissait chaque mot, chaque virgule, jusqu'aux emplacements où des doigtsenfantins, pas toujours très propres, avaient laissé des traces de gras. Son père lui avait offert le mince volume relié de cuir rouge le jour de ses sept ans et le prince et lui l'avaient lu et relu presque tous les soirs cette année-là. Il s'agissait du seul objet de sa vie d'avant que Callum avait emporté avec lui dans sa fuite et il le conservait précieusement autant pour ces souvenirs heureux que pour se rappeler que, quelles que soient la gloire et la puissance d'un roi, il pouvait être défait.

« Mais le roi était amoureux de Drienne, la fille de son maître d'armes, qu'il connaissait depuis l'enfance et dont la beauté n'avait d'égale que la bonté. Le peuple de Riglian tomba lui aussi sous son charme de la demoiselle et ce fut sous les applaudissements que le couple royal se rendit au temple pour célébrer son union » poursuivie Aidan.

Concentré sur sa lecture, il repoussa une mèche de cheveux qui lui tombait devant les yeux. En les voyant assis, Fleur-de-Lune et lui, blottis l'un contre l'autre, Callum se fit à nouveau la réflexion qu'ils ressemblaient à un frère et sa petite sœur. Ils possédaient le même visage fin, les mêmes cheveux blonds, les mêmes yeux bleus. Des traits typiquement nouerdiens qu'Aidan avait hérités de sa mère. Quant à Fleur-de-Lune, eh bien, les dieux seuls savaient de qui elle tenait, la fillette n'ayant jamais été en mesure de lui raconter ses origines. Il doutait même qu'elle les connaisse, la plupart des enfants des rues, souvent fils et filles de prostitués, étant abandonnés dès qu'il pouvait se passer du sein maternel. Il secoua la tête pour chasser cette pensée au goût amer qui revenait régulièrement le hanter depuis quelques semaines : avait-il sauvé Fleur-de-Lune uniquement parce qu'elle lui rappelait Aidan ?

« Les mois, puis les années passèrent sans que cette union ne donne d'héritier à la couronne. Et, peu à peu, le comportement du roi changea. Si la plupart du temps, le souverain s'avérait des plus charmants, ses colères étaient légendaires et craintes par tous, domestiques comme membres de la cour. Un rien pouvait causer ces crises de rage, et même ses propres conseillers prenaient des pincettes pour lui annoncer les mauvaises nouvelles. Et celles-ci ne manquaient pas. De l'autre côté de la mer, le statu quo semblait s'être rétabli, chacun campant dans ses positions dans une guerre qui était bien partie pour durer une décennie de plus. Les caisses étaient presque vides et le peuple commençait à se plaindre des impôts qui pesaient sur lui.

Quand Drienne tomba finalement enceinte, sept longues années après son mariage, tout le monde y vit un signe favorable. Les dieux avaient enfin décidé d'honorer à nouveau Riglian de leurs bienfaits. Le roi lui-même parut s'apaiser face à ce miracle auquel plus personne ne croyait.

L'héritier tant attendu naquit par une froide et belle matinée d'hiver. Au même moment, la reine rendit son dernier soupir.

À l'annonce de la mort de sa femme bien-aimée, Mordyn sortit son épée et tua le messager venu lui apporter la funeste nouvelle. La crise qui suivit dura trois jours, trois longues et interminables journées, pendant lesquelles il s'enferma dans ses appartements, cassant tout ce qui lui tombait sous la main et poussant des cris déchirants qui faisaient trembler les domestiques. Quand il réapparut enfin, amaigri et le regard hanté, il déclara un deuil national d'une année entière. Il refusa de voir son fils qui fut confié à une nourrice et relégué au fin fond du palais, loin, très loin des quartiers royaux.

C'est à peu près à cette date qu'arriva à la cour un mage islaodian du nom de Nazeen. Celui-ci encouragea la paranoïa du monarque, l'incitant à croire que tous, autour de lui, complotaient pour le destituer. C'était faux, bien sûr, même si je mentirais en vous disant que certains nobles n'y avaient pas songé. Commencèrent alors des heures bien sombres pour Riglian. Les perfides murmures de Nazeem à son oreille couplés à sa propre folie poussèrent le roi, déjà excessif, aux pires horreurs. Humiliations, punitions injustes, bannissement se succédèrent. Sous le regard impuissant de ses conseillers, Mordyn renia les Grands-dieux qui protégeaient le royaume depuis l'aube des temps pour se convertir au culte de Banu le sanglant, roi des dieux islaodians, et les têtes de ceux qui osèrent protester se mirent à orner les remparts du palais.

Mordyn III, qui, bien qu'ayant perdu la raison, gardait ses talents de stratège, était désormais prêt à tout pour vaincre Nouerdia, quitte à précipiter ses soldats au-devant d'une mort certaine. La bataille de Dromore où il envoya 10 000 hommes à l'assaut de cette forteresse réputée imprenable marqua le point de non-retour. Ils furent huit milles à périrent du côté riglianien et les survivants, déjà épuisé et écœuré de ce massacre, reçurent l'ordre de tuer tous ceux qui se trouvaient à l'intérieur, vieillards, femmes et enfants compris.

Aidan leva les yeux du livre et les planta dans ceux de Callum comme pour lui demander la permission de continuer. L'assassin détourna la tête comme s'il se désintéressait de l'affaire et le prince reprit son histoire avec, peut-être, un léger soupçon d'hésitation dans la voix.

« Le futur Arzhel I était alors un jeune général à la carrière prometteuse. En tant que deuxième fils du duc de Faer, il avait été élevé à la cour où il était devenu un ami proche de Mordyn III qu'il avait toujours servi avec une loyauté sans faille, même lorsque les doutes avaient commencé à planer sur sa santé mentale. Mais ce jour-là, quand il vit les femmes et les enfants terrifiés rassemblés dans la cour principale de la forteresse, il fut incapable d'exécuter l'ordre qu'on lui avait donné. Son uniforme était encore taché du sang des milliers de cadavres riglianiens et nouerdiens que ses hommes et lui avaient empilés toute la journée sur d'immenses bûchers. L'odeur, écœurante, de la chair brûlée s'accrochait à ses narines, sa peau, ses vêtements. Fidèle malgré tout, il envoya un message au roi pour l'informer de sa décision et le supplier de négocier un accord de paix. Le souverain lui répondit qu'il devait tenir sa position, car la fin de la guerre ne tarderait plus. Rassuré, le général resta à Dromore. Jusqu'à ce que ses soldats interceptent un groupe de déserteurs qui tentaient de rejoindre le front pour rallier l'ennemi. Ceux-ci lui racontèrent les horreurs auxquelles ils avaient refusé de prendre part : les villages et les champs incendiés, la fumée âcre qui s'en échappait, obscurcissant le ciel sur des kilomètres, les cris des femmes violées, les enfants égorgés ou capturés pour être vendu comme esclave.

Cette nuit-là, le général ne parvint pas à trouver le sommeil et, au petit matin, il s'enferma dans son bureau en compagnie de son capitaine et ami, Lord Bellamont. Ils discutèrent pendant des heures avant d'arriver à la conclusion que le roi qu'ils connaissaient n'existait plus et qu'il serait impossible de faire entendre raison au monstre assoiffé de sang et de victoires qui avait pris sa place. Le soir venu, ils convoquèrent tous les hommes sous leur commandement pour leur annoncer leur décision de s'opposer au roi. Ils leur laissèrent le choix : se rallier à eux ou rejoindre l'unité la plus proche. Aucun ne partit. Ils informèrent également l'ensemble des généraux présents sur le territoire Nouardien, et, à leur plus grande surprise, la plupart d'entre eux se rangèrent sous leur pavillon.

Désormais à la tête de la majorité de l'armée riglianienne, les insurgés posèrent un ultimatum au souverain, lui assurant qu'ils se rendraient une fois que la guerre serait terminée. En réponse, le roi leur envoya la tête de leurs pères respectifs en leur ordonnant de rentrer immédiatement pour être jugé pour haute trahison sous peine de voir le reste de leur famille subir le même sort. Les deux nobles partirent dès le lendemain, à cheval et sans escorte, vers les terres encore sous le contrôle de l'ennemi où ils se livrèrent en demandant à être reçus par leur dirigeant. La reine Jytne de Nouerdia accéda à leur requête et, ensemble, ils négocièrent un accord de paix. Pour mettre un terme définitif à la rancœur que ne manquerait pas de susciter entre les deux peuples cette guerre sans vainqueur, elle promit au général la main de sa jeune sœur, la princesse Sille à la condition qu'il parvienne à s'emparer du trône de Riglian. Pour se faire, elle lui prêta des bateaux et quelques milliers d'hommes supplémentaires.

De retour au pays, les rebelles ne rencontrèrent que peu de résistance de la part des nobles locaux dont la plupart se réjouissaient qu'on les débarrasse de ce roi qui faisait régner la terreur. Ceux qui restèrent fidèles à Mordyn III se rassemblèrent autour de la capitale. La bataille de Shadeash, que la mémoire collective immortalisa sous le nom de Bataille des rois, dura une journée et une nuit.

Le soleil, ce matin-là, pointa timidement le bout de son nez comme s'il hésitait à éclairer les cadavres qui parsemaient les abords de la ville. Ses rayons indécis teintèrent l'horizon de reflets rouges, donnant l'impression que tout ce sang qui avait inondé la terre au cours des dernières heures dégorgeait jusqu'aux cieux.

L'affrontement touchait à sa fin, et, au milieu de ce chaos, il devenait difficile de discerner les ennemis des amis dans cette guerre fratricide où tous ou presque portaient le même uniforme. En première ligne, le général, que tous appelaient déjà Arzhel I, et le capitaine Bellamont combattait côte à côté. Ils pataugeaient dans la boue et le sang comme tout un chacun, leurs montures s'étant écroulées depuis bien longtemps, les jarrets tranchés d'un coup d'épée pour l'une, une flèche en plein milieu du front pour l'autre. Soudain, Arzhel aperçut Mordyn III, tout fringuant dans son armure étincelante. Mobilisant ses dernières forces, il chargea, balayant tout ceux qui s'interposaient entre le roi et lui. Les corps tombaient sur son chemin, silhouettes anonymes condamnées à demeurer dans l'oubli, jusqu'à ce, qu'enfin, il parvienne à hauteur du souverain. Les deux anciens amis se dévisagèrent, le rapport d'autorité qui avait toujours existé entre eux symbolisé par la position dominante de Mordyn du haut de son cheval. Mais les temps étaient en train de changer. Arzhel leva son épée et la planta dans le garrot de la monture royale. Ne comprenant pas qu'il était déjà mort, la bête se cabra, éjectant son cavalier. Les derniers Curaidhi encore debout s'interposèrent pour protéger le monarque, mais celui-ci se releva en leur criant de s'écarter.

— Poussez-vous, il est à moi !

Les hommes hésitèrent entre leur devoir de préserver la vie de leur souverain et l'obéissance qu'ils lui devaient. Le regard fou que leur lança ce dernier les convainquit de choisir la deuxième option. »

Aidan marqua une nouvelle pause, le temps d'écarter encore une fois les mèches qui le gênaient. Ses cheveux, déjà longs à son arrivée, lui tombaient maintenant devant les yeux. Callum songea qu'il faudrait qu'il demande à Fleur-de-Lune de les lui couper. Le prince ne pourrait jamais se battre dans ses conditions. « En même temps, pourquoi aurait-il à se battre ? » se dit-il tandis qu'Aidan, poussé par les gesticulations indignées de la fillette, reprenait le fil de son histoire.

« Le duel commença. Un duel à mort qui allait décider du sort du royaume.

Mordyn et Arzhel avaient eu les mêmes instructeurs et souvent ferraillé ensemble par le passé. Ils connaissaient donc tout du style de l'autre. Tous les deux excellents bretteurs, ils enchaînaient les attaques avec un tel brio que, peu à peu, les affrontements cessèrent tandis que les survivants se rassemblaient autour d'eux. Il était évident pour tout le monde que cette guerre se terminerait avec la défaite de l'un d'entre eux. Et, malheureusement, l'équilibre des forces ne jouait pas en faveur des rebelles. Le général combattait depuis des heures. Seule sa volonté lui permettait encore de manier l'épée. Le roi, lui, venait de rejoindre le champ de bataille entouré de sa garde. Il était donc frais et reposé.

Si cette histoire vous était contée par un barde, il vous dirait sans doute que, transcendant la fatigue, Arzhel avait réussi à triompher. Après tout, la chance ne sourit tel pas toujours au juste. Mais je ne suis pas de cette espèce-là. La vérité, la seule et l'unique, est que, même s'il se battit comme un lion, l'épuisement finit par avoir raison de lui et qu'il commit une erreur. Une toute petite erreur. Quelqu'un de moins aguerri que Mordyn ne l'aurait probablement pas remarqué, mais le souverain, malgré sa folie, restait un combattant redoutable. Percevant une brèche dans la défense de son adversaire, il s'y engouffra et son épée vint se glisser entre les plaques en métal qui protégeaient ses flancs. Celui-ci lâcha son arme et tomba à genoux.

Sûr de sa victoire, le roi ôta son heaume. Arzhel s'était débarrassé du sien, trop cabossé, depuis longtemps déjà. Les deux amis se dévisagèrent, puis un rictus mauvais étira les lèvres de Mordyn qui leva sa lame. Digne dans la défaite, le général regarda la mort venir en face. Mais, à la place du coup fatal, un liquide chaud lui éclaboussa le visage. Il cligna des yeux. Là où aurait dû se trouver la tête du monarque, il n'y avait plus que du vide. Et, derrière le corps décapité du souverain, se tenait le capitaine Bellamont. Celui-ci lâcha son épée ensanglantée, comme s'il ne parvenait pas à croire à la réalité de son geste.

Autour d'eux, le temps semblait s'arrêter. Les fracas des lames, les cris d'agonies, tout avait cessé. Pour la première fois depuis la veille, le silence régnait. Puis, soudain, un homme lança :

- Le roi Mordyn est mort. Vive le roi Arzhel. »

Bonjour à tous,

J'espère que vous allez bien. 

Un chapitre plus "narratif" que d'habitude. J'ai eut un peu de mal à l'écrire, j'espère que cela ne se voit pas trop, qu'il vous a plu et qu'il répond à certaines de vos questions.

A bientôt,

Abigaël


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