Chapitre 1 - partie 2

— Maman !

Le jeune homme se réveilla en criant, le visage baigné de larmes. Les images de ce rêve horrible tardaient à se dissiper, et ce malgré la lumière rassurante de la bougie qui brûlait sur sa table de nuit.

— Tout va bien, votre Altesse. Ce n'était qu'un cauchemar, lui murmura Derik.

Rien qu'un cauchemar. Encore un cauchemar serait plus juste. Aidan plongea ses yeux dans ceux du jeune esclave qui l'observait d'un air inquiet. Cela faisait plusieurs années que Derik veillait sur lui, plusieurs années qu'il était réveillé presque toutes les nuits par les cris de son maître.

Depuis l'assassinat de sa mère quand il n'était encore qu'un tout petit garçon, le prince souffrait en effet de terreurs nocturnes. Un secret honteux que seuls les domestiques connaissaient. Les nobles le méprisaient déjà suffisamment comme ça, il n'osait imaginer les moqueries qu'il subirait s'ils apprenaient qu'il avait peur du noir.

La voix de Derik le ramena à l'instant présent. À genoux sur le lit, celui-ci l'observait d'un air inquiet.

—Vous frissonnez, votre Altesse, voulez-vous que j'allume un feu dans la cheminée ?

Le prince jeta un coup d'œil envieux aux dernières braises qui rougeoyait dans l'âtre. Son mauvais rêve l'avait laissé trempé de sueur et il grelottait dans sa chemise humide. Mais les reflets de la bougie soulignaient les cernes qui marquaient la peau pâle du servant. Le pauvre tombait de fatigue. Aidan n'avait pas le cœur de lui imposer cette corvée en pleine nuit.

— Non, c'est bon, dit-il en rattrapant par le bras l'esclave qui se levait déjà pour raviver le feu. Recouche-toi simplement près de moi.

Celui-ci s'exécuta et le prince reposa sa tête sur l'oreiller en soupirant. Il savait qu'il ne parviendrait pas à se rendormir malgré la chaleur de Derik contre son flanc. Une seule personne était capable de l'apaiser après ses cauchemars, mais cela faisait bien longtemps qu'elle ne vivait plus au château. Était-elle seulement en vie ? Aidan l'espérait. Après tout, Clayton ne lui avait-il pas fait une promesse ?

Il resta un moment immobile à regarder les ombres que la bougie projetait au plafond. Soudain, il tendit l'oreille. En raison de ses fréquentes insomnies, Aidan connaissait par cœur chaque variation du silence qui rythmait les nuits des quartiers royaux. Et là, quelque chose clochait. C'était un infime, presque de l'ordre du pressentiment, mais le prince sentit son cœur se contracter.

Il secoua doucement Derik qui s'était déjà rendormi.

— Un problème, votre altesse ? demanda l'esclave en se frottant les yeux pour en chasser les dernières traces de sommeil.

— J'ai cru entendre quelque chose.

Au même moment, la porte s'ouvrit dans un immense fracas et deux individus masqués pénétrèrent dans la chambre, armes au poing. Des ombres !

— Debout, petit prince. Tu viens avec nous, lança l'un des intrus.

Le sang d'Aidan se figea dans ses veines. Cette voix, ces mots, ce regard... Son pire cauchemar devenait réalité. L'assassin venait achever le travail comme il l'avait promis. Et cette fois, il avait emmené un collègue.

— Tu n'as pas entendu, j'ai dit debout. Ne m'oblige pas à venir te chercher.

Non ! Il n'était plus un gosse. Il ne se laisserait pas tuer sans réagir. Il glissa une main sous l'oreiller à la recherche du poignard qu'il y cachait, mais celle-ci ne rencontra que le vide. L'arme avait disparu. Il se tourna vers Derik. L'esclave arborait un air déterminé malgré la terreur qui se lisait dans ses yeux.

— Non, murmura Aidan.

— Comment ça, "non" ? s'exclama l'ombre, se méprenant sur la personne à laquelle cette supplique était adressée. Je ne crois pas que tu as le choix, petit prince.

L'homme rangea sa dague et s'approcha de la couche. Il saisit Aidan par le bras sans prêter attention au frêle esclave qui se trouvait à côté de lui. Grave erreur. Ce dernier, dans une tentative désespérée de sauver son maître, se jeta sur l'agresseur en brandissant le couteau. L'assassin bougea au dernier moment et la lame s'enfonça un peu en dessous de l'épaule, manquant le cœur de plusieurs centimètres.

Le regard de l'ombre passa du manche qui dépassait de son torse au jeune garçon qui l'avait blessé, peinant visiblement à comprendre comment cela avait pu arriver.

— Espèce de sale petite raclure, grogna-t-il en arrachant le poignard qu'il jeta au loin.

Il attrapa ensuite le servant par le devant de sa chemise pour le plaquer contre le mur.

— Lâchez le, je vous en prie, supplia le prince. Je ferais tout ce que vous voudrez, mais ne lui faites pas de mal.

L'assassin éclata de rire, un rire de dément qui pétrifia Aidan.

— Tu ferais ce qu'on veut de toute manière, alors je ne vois pas pourquoi je me priverais de m'amuser un peu.

Il sortit ensuite sa dague et l'approcha de la joue de l'esclave, y traçant un sillon ensanglanté. Derik poussa un petit gémissement. Ses yeux, écarquillés par la peur, ne quittaient pas le prince. Celui-ci, impuissant, se tourna vers le deuxième assassin resté en retrait.

— Je vous en prie, faites quelque chose.

L'homme évita son regard.

— Dépêche-toi de faire ce que tu as à faire, grommela-t-il à l'intention de son camarade. Je te rappelle que nous sommes dans le palais du roi.

— Ne me dis pas ce que je dois faire. Je te rappelle que je suis le maître et toi l'apprenti. Et non l'inverse, grogna l'ombre.

Il lâcha tout de même Derik qui s'écroula à ses pieds. Aidan poussa un soupir de soulagement.

Merci, eut-il le temps d'articuler avant que l'homme poignarde le servant en plein cœur.

Aidan poussa un cri où la surprise se mêlait à l'horreur. L'assassin, lui, recula d'un pas pour admirer son œuvre. Du sang perlait au coin de la bouche de l'esclave qui observait d'un air incrédule la tache rouge qui s'élargissait sur sa chemise. Puis, la vie déserta son regard et sa tête tomba sur sa poitrine.

Le prince se mit à pleurer.

— Pourquoi ? Pourquoi avez-vous fait ça ? sanglota-t-il alors que le tueur avançait vers lui. Il était mon seul ami.

— Cet esclave, ton seul ami ? Tu es encore plus pathétique que je le pensais, lui rétorqua l'ombre en le forçant à se relever. Maintenant, debout. Ce n'est pas tout, mais comme me l'a fait remarquer mon cher apprenti, ce n'est pas bon pour nous de nous attarder ici.

Le deuxième homme lui lia les mains dans le dos avant de le pousser en dehors de la pièce. Aidan se laissa faire, trop choqué pour résister. Ce n'était pas possible. Il allait se réveiller de ce cauchemar. Derik se pencherait au-dessus de lui en lui disant que tout allait bien.

L'antichambre était telle qu'il l'avait laissé la veille en allant se coucher. Son livre l'attendait sur le petit guéridon en bois sculpté, à côté de son fauteuil préféré. Un verre de vin vide témoignait de la bonne soirée qu'il avait passée avec Derik. Derik, si doux et si gentil. Il ne méritait pas un tel sort. C'est lui, Aidan, qui aurait dû mourir. Il se préparait depuis des années au jour où l'assassin viendrait finir le travail. Jamais il n'avait imaginé qu'il y survivrait. Pourquoi ne l'avait-il pas tué ?

Dans le couloir, les deux gardes censés monter la garde gisaient dans une mare de sang. Ils avaient eu la gorge tranchée. Comme Aela. Comme la reine. Aidan sentit son estomac se soulever. Il connaissait ses hommes, présences familières qui veillaient sur lui nuit et jour, depuis son enfance. L'un d'eux était devenu père la semaine précédente. Il n'aurait jamais la joie de voir grandir son enfant. Le prince se promit que s'il s'en sortait vivant, il ferait le nécessaire pour que l'orphelin ne manque de rien. S'il s'en sortait vivant... La bonne blague ! Il ignorait la raison pour laquelle les assassins ne lui avaient pas encore réglé son compte, mais il ne se bercer guère d'illusion. Ces types ne l'enlevaient pas pour lui faire la causette. On ne tarderait pas à retrouver son cadavre dans une ruelle sinistre, à moins que ses bourreaux ne le jettent à la mer pour qu'il serve de nourriture au poisson.

Le prince s'attendait à trouver d'autres cadavres, mais le couloir était étrangement vide et silencieux. En passant devant les appartements de son père, il se rappela que celui-ci était parti en voyage, emportant une bonne partie de la garde avec lui. Voilà qui expliquait en partie comment les assassins avaient pu se faufiler jusqu'à lui. En partie seulement, car les gardes restants auraient dû patrouiller dans le cercle intérieur, la partie du château réservé à la famille royale et à la noblesse. Était-il possible qu'ils aient tous été tués ? Difficile à croire. Ces hommes, sélectionnés pour leur talent au combat et leur fidélité à la couronne, subissaient un entraînement rigoureux. Les deux intrus, tout Ombres soient-ils, ne pouvaient pas en être venu à bout seul. Il y avait forcément une autre explication.

Le petit groupe ne tarda pas à arriver en haut du grand escalier, seule voie d'accès aux quartiers de la famille royale. En bas de celui-ci, Aidan aperçut Roderic. Le simple soldat qui avait pris le prince en charge après l'assassinat de sa mère était devenu depuis le chef de la garde. La main sur le pommeau de son épée, il semblait surveiller les alentours.

Une bouffée d'espoir envahit le cœur d'Aidan. Roderic était un redoutable guerrier. À une époque pas si lointaine, quand Riglian ne cessait de guerroyer avec ses voisins, il aurait certainement été anobli pour ses prouesses sur le champ de bataille. Aujourd'hui, on lui offrait enfin la chance de prouver sa valeur. Il allait sauver l'héritier et ainsi obtenir la reconnaissance royale. Du moins, c'est ce que pensait le prince jusqu'à son regard croise celui du guerrier et que celui-ci détourne la tête.

Non ! Il refusait de croire que Roderic l'ait trahi. Il ne pouvait pas avoir laissé les assassins s'introduire dans le palais, précipitant ainsi ses propres hommes au-devant d'une mort certaine. Et pourtant... Les intrus ne manifestèrent aucune crainte en s'arrêtant devant lui.

— Vous en avez mis du temps, leur lança Roderic d'une voix tendue. Cette fausse alerte dans le cercle extérieur ne les tiendra pas éloigner indéfiniment.

L'ombre haussa les épaules, nullement impressionnée par la réprimande du chef de la garde.

— Un léger contretemps, mais tout est rentré dans l'ordre.

— Les hommes qui montaient la garde devant les appartements du prince ? s'enquit Roderic.

— Je suis désolé, répondit l'assassin qui ne semblait pas désolé pour deux sous. Ils nous ont repérés. Nous avons dû les éliminer.

— C'est faux, s'indigna Aidan. Ils ont été attaqués par surprise, ils n'ont même pas eu le temps de sortir leur arme.

— C'était un risque à prévoir, répondit Roderic comme s'il n'avait pas entendu ce que venait de dire Aidan. Je m'assurerais que leur mémoire soit honorée et leur famille en sécurité.

Son visage resta neutre. Seuls ses poings serrés trahissaient la colère que lui inspirait le meurtre de ses hommes. Meurtre dont, de l'avis d'Aidan, il était le principal responsable.

—Vous sortirez par la prison. Je vous ai apporté des uniformes de la garde, dit-il en leur désignant le tas de vêtements à ses pieds. Ainsi vous passerez pour des soldats escortant un prisonnier. Ne parlez pas que si on vous adresse la parole, et par pitié, évitez de tuer ceux que vous croisez.

— Ouais, ouais, compte sur nous, fit l'ombre qui avait tué Derik en s'emparant d'un pourpoint aux armoiries du roi. En attendant, occupe-toi du prisonnier pendant qu'on se change.

Roderic s'approcha du prince. Ses efforts pour ne pas croiser le regard de l'héritier auraient prêté à rire si la situation avait été un peu moins dramatique.

— Je suis désolé, votre altesse. Je vais devoir vous mettre ça sur la tête, dit-il en désignant la pièce de toile qu'il tenait à la main.

Aidan serra les poings. Il ignorait pourquoi cette trahison le blessait autant. Il savait pourtant qu'un prince ne pouvait accorder sa confiance à personne. Son père en avait fait la douloureuse expérience, bien des années plus tôt quand son plus proche ami avait ourdi une révolte contre lui.

— Dis-moi juste pourquoi. Pourquoi nous as-tu trahis ?

Roderic soupira.

— Le monde change, altesse. Et quand tout sera terminé, je veux être du côté des vainqueurs.

— De quoi parles-tu ? Quels vainqueurs ?

Pour toute réponse, le chef de la garde lui mit le sac sur la tête. 





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