Chapitre 2

Isché

Le soleil se lève à peine, quand je pénètre dans la cour. Orbe rougeoyant à l'horizon, dans le ciel limpide aux nuances rosées qui nous accompagnera, je l'espère, toute la journée, il darde ses rayons pâles sur la foule attroupée.

Au milieu des cinq prêtresses choisies pour accompagner la jeune princesse vers son destin, j'observe avec attention les adieux des membres de la famille royale. Droite comme un i, tête baissée et mains cachées dans la grande poche centrale de ma tunique grise, je me fonds dans le décor. Personne ne fait attention à moi, pas plus qu'à mes collègues : Joetta, Royse, Imeyna et Jodoca fixent le sol, comme les statues qu'on nous a appris à imiter, durant notre longue formation de prêtresses. Discrétion, abnégation et soumission sont nos mantras.

Peut-être parce que j'ai toujours été un peu rebelle, sans doute parce que la curiosité est un de mes plus vilains défauts, je ne peux m'empêcher d'analyser chaque geste, chaque parole de la scène qui se déroule devant moi. Sous mes cils trop longs, aux reflets dorés, mes iris balaient la cour, s'attardant particulièrement sur le roi Rerdryc et la reine Ania, en pleurs. Sur leur fille unique, Aelia, qui semble sur le point de défaillir.

La conversation est compliquée à suivre, parce que murmurée. Mais si je me fie à mon ouïe plutôt fine, il est question de courage, de sacrifice, de bonheur assuré et surtout d'une promesse de victoire et de paix qui paraît décider la princesse à relever le menton et acquiescer en silence.

— Je le ferai, annonce-t-elle d'une voix plus forte.

Néanmoins, impossible de ne pas capter, dans son essai de rassurer ses parents, un léger tremblement de voix, une infime nuance de peur qu'elle tente de dissimuler sous un sourire trop pâle pour être crédible. Je ne sais si cela suffit au couple royal, et je doute qu'ils soient dupes de la supercherie. Mais leur dignité prend le dessus tandis qu'ils l'embrassent une dernière fois avant de se reculer.

La princesse Aelia est jeune et plutôt exigeante. Depuis que je suis à son service, j'ai pu mesurer avec quelle ampleur son caractère capricieux a pu s'épanouir grâce à la vie parfaite dont elle bénéficie. Cependant, à cet instant, je lui dois au moins de reconnaître avec quelle dignité elle fait ses adieux à ses parents, malgré la peur qui doit lui vriller les entrailles. Elle part vers l'inconnu, vers un mari qu'elle n'a jamais vu, vers une nouvelle patrie et de nouveaux sujets, le menton relevé et le dos droit. Sa jeunesse ne l'empêche pas, visiblement, de se souvenir de son rôle et de sa charge.

Un laquais lui ouvre la porte de son carrosse, puis me jette un œil appuyé.

Reprenant mes esprits, je m'avance pour monter à mon tour. En tant que prêtresse la plus âgée du groupe, j'ai été désignée comme accompagnatrice de la jeune princesse. Honnêtement, j'aurais préféré rester avec mes comparses, dans un chariot secondaire, mais je n'ai pipé mot. J'obéis, quoi qu'il arrive.

Je jette un regard sur Aelia, dont la lèvre inférieure tremblote et qui menace visiblement de craquer avant même que nous ne prenions la route. Alors, me penchant en avant, je lui murmure :

— Vous devriez leur faire un signe, votre Altesse, lorsque nous nous éloignerons.

Elle a l'air surprise de ma prise de parole, parce qu'elle sursaute et relève ses yeux bruns embrumés de larmes vers moi.

— Tu crois ? murmure-t-elle d'une voix tremblante. Cela ne risque-t-il pas d'être... inconvenant ?

— Je ne pense pas, votre Altesse. Vous quittez vos parents et votre royaume pour toujours. Mais cela ne vous empêche pas de les aimer très fort, n'est-ce pas ?

Elle opine du chef, vivement, avant de se décider : elle se penche à la fenêtre et lève le bras pour saluer.

— Vous voyez ? m'exclamé-je, un sourire aux lèvres. Non seulement cela vous fait du bien, mais en plus, les gens sont heureux de vous voir.

Ses yeux s'écarquillent et un sourire franc fend soudain son visage en deux.

— Tu as raison ! s'écrie-t-elle. Le peuple apprécie !

Je souris, amusée.

— Leur princesse s'en va vers son destin, Madame. C'est normal que les habitants soient heureux. Pour vous, bien sûr, parce que vous allez épouser un bien beau prince, mais pour eux aussi, parce que vous allez leur ramener la paix.

— Par la Déesse, c'est vrai ! Merci, Isché, tu as su trouver les bons mots pour me rassurer.

J'acquiesce en silence, la laissant se divertir encore quelques minutes de sa gloire surprise. Mes yeux s'égarent vers l'extérieur, balayant les rues de la capitale avec ferveur. Je ne suis que peu sortie du temple, durant ces vingt-deux premières années de vie. Néanmoins, un pincement meurtrit mon cœur à l'idée de laisser derrière moi ces pavés gris, ces maisons en pierre, ces tours immenses et le palais majestueux, dont la carcasse sombre est déjà en train de s'éloigner, au fur et à mesure que nous descendons la colline qui y mène.

Je n'ai rien connu d'autre que Endymion. Qu'allons-nous trouver à Piria ?

Une nouvelle vie dans une nouvelle patrie, comme le veut Ayyur, me susurre ma conscience.

Lorsque les dernières maisons apparaissent et que nous passons la dernière porte de défense de la cité, une boule se forme dans ma gorge. J'imagine que Aelia n'en mène pas plus large, en apercevant les sentinelles au-dessus des coursives, parce qu'elle se rassoit et pas seulement parce qu'il n'y a plus personne à saluer. L'atmosphère vient de se refroidir drastiquement, alors que chacune d'entre nous prend conscience que le périple commence.

La longue route sinueuse et terreuse qui s'étale devant nous nous terrasse de sa longueur infinie, tel un serpent venimeux qui menacerait de se retourner contre nous à tout moment. Cependant, rien de semblable ne se produit : elle paraît n'avoir pas de fin, se perdant à l'horizon, par-delà les champs cultivés de nos paysans et se perdant dans les forêts lointaines qui semblent inatteignables.

— Alors ça y est ? murmure Aelia, tout son enthousiasme retombé.

— En effet, réponds-je d'une voix que je tente rassurante. Le destin est en route.

Devant la mine à nouveau effrayée de la jeune princesse, je saisis, dans un élan spontané qu'elle n'arrête pas, ses doigts entre les miens. Puis je les serre, en essayant de lui insuffler le peu de courage qu'il me reste.

Mais ça, elle n'a pas besoin de le savoir.

***

— J'ai mal aux fesses, se lamente Aelia.

Je lui lance un regard compatissant, bien que je la trouve un peu excessive. Certes, la route est caillouteuse et les roues tressautent à chaque bosse de notre chemin, mais je m'attendais à pire. J'en presque oublié mon dos malmené , tant les paysages sont magnifiques. Pour une fille comme moi, quasiment jamais sortie de son temple, chaque arbre, chaque prairie, chaque ruisseau revêt des allures de paradis.

Pourtant, le temps n'est plus aussi joli qu'à notre départ. Je ne sais combien d'heures se sont déroulées, mais le matin n'est plus qu'un lointain souvenir, si j'en juge par la course du soleil dans le ciel, bien que celui-ci se soit chargé, au fur et à mesure des heures, de lourds nuages noirs.

— Concentrez-vous sur le décor, suggéré-je dans un sourire. Endymion est si beau, votre Altesse.

La grimace qui me répond me donne presque envie de rire. Il semble bien que la noblesse d'esprit et la grandeur d'âme de la demoiselle se soient fait la malle, et que le caractère un tantinet capricieux de Aelia ait refait surface, vaincu par les soubresauts du charriot et surtout un retour à la réalité compliqué.

— Il n'y a rien à admirer, geint-elle en me désignant l'extérieur de la main. Regarde, Isché ! Des champs, des bois, rien d'intéressant autour de nous depuis des heures ! Comment peux-tu trouver ça beau, franchement ?

Son ton dédaigneux ne m'atteint pas ; je soulève le rideau pour contempler ce qu'elle dénigre et n'y trouve personnellement que beauté.

— C'est un vaste royaume, Princesse. Riche de ses terres agricoles, de ses étangs poissonneux, de ses forêts aux multiples essences de bois, de son gibier abondant.

— Certes, convient-elle en pinçant les lèvres. Nous sommes riches. Et alors ? Il paraît que Piria est encore plus opulent et puissant que Endymion.

— Quelle chance vous avez, alors, Altesse, d'en épouser l'héritier.

Ma volonté d'apaiser la princesse semble atteindre son but : elle me jette un regard ardent, se rencogne dans le fond de sa banquette et cale l'arrière de son crâne contre le fond tapissé, aux écussons brodés de fils d'or.

— Oui, hein ? me répond-elle, soudain intéressée. Maman n'a pas arrêté de vanter les mérites de Piria, qu'elle a visitée étant jeune.

Elle se mord la lèvre, me jette un coup d'œil furtif et se met à suivre du bout de l'index une arabesque du tissu de sa longue robe en velours comme si c'était l'occupation la plus passionnante au monde. Je ne suis pas dupe : elle compte débuter une conversation plus intime, ma main à couper.

— Et puis, poursuit-elle, sans me laisser le temps de répondre. Il paraît que le prince Drystan est fort bel homme.

Je souris, amusée par les manières ridicules dont elle entoure sa remarque.

— En effet, abondé-je dans son sens, c'est ce qui se raconte. Les émissaires envoyés à Piria sont formels : c'est un jeune homme magnifique ! Beau, intelligent, doté de belles manières et d'un sens de la politique hors du commun. Vous avez beaucoup de chance, Aelia.

J'ai tapé juste, parce qu'un sourire s'épanouit sur ses lèvres rosées et que ses yeux marron s'illuminent.

C'est une gosse, en vérité. Bien trop choyée, bien trop chouchoutée pour être mature. Elle s'amuse encore comme une enfant, ne sait prendre aucune décision et se comporte souvent avec une naïveté déconcertante. Cependant, je ne l'en blâme pas. Le mariage n'était pas prévu aussi tôt, et la précipitation avec laquelle on lui demande d'agir n'aide en rien à la faire grandir. Elle garde un côté adorable, malgré sa propension à croire que tout lui est dû.

Tout quitter pour épouser un inconnu, de huit ans son aîné ? Ma foi, elle a le droit de ne pas être prête, après tout. Et j'espère, de tout mon cœur, qu'elle ne sera pas malheureuse, malgré le poids qu'on fait peser sur ses frêles épaules.

Ses yeux s'évadent vers l'extérieur, mais je doute qu'elle en voie les beautés. Son attention s'est sans doute perdue aux confins du royaume, de l'autre côté de la frontière naturelle qui sépare les deux royaumes, où elle espère trouver l'opulence et le luxe auxquels elle est habituée.

Plus pragmatique, je me demande, quant à moi, si le franchissement des montagnes du Hoggar se passera sans accroc.

Je soupire, laisse mon esprit errer sur d'autres paysages. Il sera bien temps de nous y intéresser au moment voulu, dans quelques jours.

***

Un léger coup sur la vitre me sort d'un sommeil que je n'avais pas senti m'approcher et c'est en sursaut que je m'extirpe des bras de Morphée. Un regard vers la banquette en face de la mienne me fait remarquer que la princesse aussi s'est assoupie, et qu'elle s'éveille doucement.

— Le capitaine Warnerius conseille de s'arrêter là pour la nuit, m'annonce un jeune chevalier, tout en armure, dont le cheval trottine à côté du carrosse.

Me penchant à la fenêtre, je passe un bras à l'extérieur et le dévisage. C'est Sansum, un des tout-jeunes chevaliers nouvellement promus, et qui a été dévolu à notre protection. C'est un grand jeune-homme, un peu plus jeune que moi, d'une ou deux années, dont la chevelure brune, un peu trop longue, retombe en boucles souples sur ses épaules larges. Le visage tourné vers moi, il paraît attendre une réponse que je tarde à lui donner.

— Oh oui ! lance la princesse du fond de sa banquette. Quelle bonne idée ! J'ai le corps vermoulu par cette journée de voyage ! Je veux qu'on stoppe !

L'œil blasé que me lance le brun me donne envie de sourire, mais je me retiens. Je n'ai aucune envie qu'Aelia me reproche des moqueries, bien qu'elle les mériterait. Le chevalier a subi de nombreuses heures sur son cheval, sous une armure lourde et inconfortable. L'humidité de ses cheveux témoigne des deux averses qui nous ont surpris, vers la douzième heure, et l'aspect sale de sa monture, originellement blanche mais maintenant constellée de boue, atteste des conditions difficiles dans lesquelles tout le convoi a voyagé.

— Faites savoir au capitaine que la princesse sera ravie de stopper ici pour la nuit, lancé-je à Sansum. Qu'il trouve l'endroit idéal.

— Bien, madame.

Mes iris suivent le cavalier jusqu'à ce qu'il disparaisse devant le convoi et je rentre la tête à nouveau à l'intérieur.

L'air frais a fouetté mon visage et je suis bien heureuse, finalement, d'être couverte de la tête aux pieds.

— J'ai hâte de pouvoir me coucher, gémit Aelia en se redressant, une main théâtralement posée sur ses reins. C'était épuisant.

J'acquiesce, tandis que notre convoi met près d'une demi-heure à s'arrêter. J'écarte le rideau et avise l'extérieur.

— C'est une prairie isolée, décris-je. L'endroit idéal, à mon avis. Il y a fort à parier que le capitaine a jeté son dévolu sur ce lieu.

Quand le jeune chevalier Sansum vient toquer à la portière du carrosse, j'en suis tout à fait sûre.

Je descends en premier, acceptant la main de son camarade, un dénommé Adkin. C'est un grand roux, au sourire enjôleur dont je me détourne aussitôt.

— La tente de la princesse sera montée en premier, m'annonce Sansum en me désignant les hommes qui s'activent déjà à déballer la grande toile blanche. Elle pourra s'y reposer pendant que les autres seront installées.

J'opine du chef, en balayant les environs des yeux.

— La météo a bien changé, murmuré-je, les yeux vers le ciel.

— En effet, le vent s'est levé et la pluie arrive doucement. Mais n'ayez crainte, nous sommes parés. Tout a été prévu, le temps étant plus qu'incertain en cette période de l'année.

Personne n'aurait pu penser qu'un mariage doive être avancé au point d'avoir lieu en plein hiver. Sans les parents de la mariée, qui plus est. Mais il est des nécessités qu'on ne peut mettre de côté. L'urgence est là. Même le roi ne peut quitter le Nord, où il combat l'incursion des Sauvages avec acharnement.

Je fais quelques pas, indifférente à la boue qui s'accroche au bas de ma jupe longue. Mes gros godillots, en cuir fauve, bien qu'invisibles sous mes jupons, me font un mal de chien. Mais je les oublie pour me concentrer sur l'avancée du montage.

Déjà, la toile se tend autour des piquets et le blason du roi Rerdryc se hisse au-dessus de la porte en tissu. Des hommes se précipitent à l'intérieur, avec des malles, des draps et des pièces de lit, dans une cadence rythmée qui force mon admiration. Bien que décidé en urgence, il est évident que ce voyage a été pensé jusque dans les moindres détails.

— Votre Altesse ? hélé-je la princesse en ouvrant la portière. Je crois que vous allez pouvoir prendre possession de vos quartiers.

— Il était temps ! grince-t-elle en descendant les quelques marches. Je n'en pouvais plus. Il faut que je me soulage, ma vessie va éclater !

Avec un regard impassible, Sansum, l'accompagne jusqu'à l'abri, où elle disparaît presque en courant. Mon regard s'attarde sur mes consœurs, que je n'ai pas vues depuis ce matin, quelques chariots plus en arrière.

Rassurée quant à leur sort, bien que la fatigue assombrisse leurs traits, je m'engouffre à mon tour sous la tente.

L'intérieur, minimaliste, est néanmoins propre. De la paille sèche a été disposée au sol, afin de préserver la princesse de l'humidité de la terre et sans doute pour éviter qu'elle ne s'y salisse. Assise sur un lit monté à la hâte, les pieds nus au-dessus de ses soulier laissés au sol, elle a l'air harassée.

— Je suis fourbue, geint-elle en fermant les yeux. Cette première journée a été fatigante.

Je me tais, malgré l'envie de lui faire remarquer qu'elle l'a plutôt eue facile, en fait, par rapport aux autres.

— Tu dormiras là ? me demande-t-elle en me désignant une paillasse fraîche, disposée dans un coin.

— Sans doute, admets-je en avisant la couche de fortune. J'ai bien hâte.

Ce n'est même pas faux : ce sera bien suffisant, pour moi. Je n'ai pas l'habitude du luxe. Dormir par terre ne sera pas exceptionnel. Je l'ai fait plus d'une fois, au temple, quand c'était mon tour de veiller sur la porte, des nuits entières.

— J'aimerais prendre un bain, suggère la princesse.

Je ne la contredis même pas. Le temps de ressortir et d'en avertir le capitaine, et le matériel est déjà en train d'arriver : un baquet en bois, de grands pichets en cuivre, du bois sec que des soldats ont dû aller chercher sitôt notre arrivée. Il ne faut que vingt minutes pour que Aelia se retrouve dans l'eau, soupirant d'aise.

— Puis-je en profiter, majesté, pour aller voir si mes sœurs ont tout ce qu'il leur faut ?

— Va, me répond-elle, d'un vague geste de la main, le bras négligemment posé sur le bord recouvert d'un linge.

Sans attendre qu'elle change d'avis, je file en dehors de la tente, et entreprends de retrouver les autres prêtresses.


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