. V .
«I've made an everlasting vow to find a way to you»
La nuit était tombée. Dans la grande bibliothèque, des piles de livres jonchaient le sol et une carte des royaumes était accrochée au mur. Seule sa partie au Nord n'avait pas été barré de croix rouges.
Éclairée aux chandelles, Clara relisait une énième fois les rapports des gardes frontaliers des derniers jours avant la disparition de Derek. Rien d'anormal n'avait été signalé, ni intrusion, ni filature. Idem du côté des gardes forestiers, qui avaient été convoqués tous les jours et toutes les nuits pour réaliser une battue dans les sous-bois. Les souverains des pays voisins avaient été contactés et les dépositions de leurs patrouilles n'avaient rien donné. Personne n'avait rien vu, rien entendu. Derek avait tout bonnement disparu. Il s'était volatilisé. Les rumeurs disaient qu'il avait été dévoré par les bêtes de la forêt et qu'aucun reste n'avait pu être retrouvé. Faute de preuve, le seul moyen de mettre fin à ceci avait été de raconter qu'il était mort au même moment que sa mère et de lui construire une tombe -vide- à ses côtés. Au fil des semaines, les recherches avaient été abandonnées, la tristesse s'effaçait et la vie avait inévitablement repris son cours pour les restants. Sauf pour une personne.
Clara refusait de croire en la mort de Derek. Elle ne pouvait l'imaginer. Devise de chasseur : l'absence de corps signifiait une proie encore en vie ! Elle savait que s'il était mort, elle le sentirait. Au plus profond de son cœur. Elle ressentait comme un appel, un lien entre eux deux, une force qui résistait et la poussait à ne pas renoncer. Il lui manquait atrocement. Elle ne pensait qu'à lui. Il était forcément quelque part ! Et où qu'il soit, il devait être seul, avoir peur et espérer qu'on le retrouve ! Elle y passerait sa vie s'il le fallait, mais elle découvrirait ce qu'il lui était arrivé ! Elle s'était faite une promesse : si elle n'était pas capable de retrouver Derek, elle ne se marierait jamais. Elle le voyait dans chacun de ses rêves. Il lui parlait mais elle n'entendait pas. Il l'attendait et lui soufflait qu'elle seule pouvait le trouver. Elle courait vers sa silhouette mais, malgré tous ses efforts, ne faisait que du surplace. Ils se mariaient mais il disparaissait au moment d'échanger les alliances. Clara ne trouvait plus le sommeil. Depuis des mois, elle arpentait le royaume au galop, cherchant Derek, s'entraînait au tir au cas où elle croiserait ses ravisseurs, croyait l'apercevoir au détour d'un couloir... Il ne quittait pas ses pensées. Il était toute sa vie. Elle devait le retrouver ! Pas seulement pour feu la reine Juliette ou pour son royaume... Elle était amoureuse de Derek ! Et il avait fallu qu'il disparaisse pour qu'elle s'en rende compte ! Elle s'en voulait... S'il n'était pas parti ce jour-là... Parti à cause... Clara ne voulait ressasser tout cela ! Son père étant gravement malade, toutes les charges des deux royaumes lui étaient attribuées. Non pas qu'elle s'en fichait mais sa priorité était son prince et elle faisait du mieux qu'elle pouvait pour accomplir son devoir... Ses devoirs... Elle était épuisée.
Mais elle le cherchait. Elle le chercherait jusqu'à la fin de ses jours s'il le fallait. Elle ne l'abandonnerait pas.
Les coudes sur le bureau, les mains sur la nuque, elle replongea dans un parchemin, qu'elle avait réécrit, répété et étudié maintes fois. Elle connaissait ces lignes par cœur, car elle était persuadée qu'elles étaient la clé du mystère de l'enlèvement de Derek. C'était son unique piste. Les dernières paroles de la reine Juliette.
«Elle est revenue. Elle m'a/
Cette/ Elle est apparue. La créature.
Prends garde. Elle se transforme.
Cette chose. N'est pas ce qu'elle semble. Tu entends.
Elle n'est pas ce qu'elle semble être.
Forts pouvoirs.
Elle a tous les pouvoirs.
Et de ses ailes.»
Tous les soirs, Clara relisait ce message. C'était son seul indice, seul témoignage de ce qu'il s'était passé. Après avoir imaginé que tous ces mots en cachaient d'autres, qu'ils n'étaient que des sous-entendus, elle les avait étudiés dans leur sens premier. Une créature-ailée-de retour-dangereuse-et-qui n'est pas ce qu'elle semble être. Un humain, ni même un groupe d'humains, n'aurait jamais pu faire des dégâts comme ce jour-là... Mais un animal, un monstre... Aucune bête dans le royaume n'était assez énorme, forte ou violente pour vaincre un cortège de gardes armés ainsi que leurs chevaux. Un troupeau de créatures -pour citer la reine-, si... Une chose détenant des pouvoirs ... Capable de changer d'apparence ! Qui n'est pas ce qu'elle semble être. Une bête ailée. Elle s'était plongée dans tous les travaux citant ce sujet et s'était retrouvée à lire essentiellement des histoires, des contes, des récits mythologiques... Qui lui servirent beaucoup car, ainsi, elle put lire avec une grande ouverture d'esprit d'étranges anciennes déclarations de paysans qui avaient déjà aperçu une sorte d'immense chauve-souris traversant les cieux à toute allure... D'autres, encore plus vieux, affirmaient que la magie noire existait et serait encore maîtrisée... Était-ce possible ? Clara cogitait depuis des semaines sur ces faits...
Personne n'avait prise la princesse au sérieux quand elle avait exposé cette idée : et si Derek avait été enlevé par un être mystique ? Sans que personne ne lui dise clairement, elle était, au palais, considérée comme abîmée, limite folle... Sa seule preuve était les derniers mots d'une mourante ? Mais qui, à part elle, pouvait confirmer ce qu'elle avait dit ? La princesse, sous le choc, avait pu avoir mal entendu. Ou s'être imaginée la scène. Ce message ne voulait rien dire. La reine devait sûrement avoir eu des hallucinations pour bafouiller ces paroles, peut-être...
Clara se leva et alla respirer à la fenêtre. Elle observa les jardins, s'y désintéressa rapidement et leva les yeux vers la lune. Pleine. Elle se surprit à l'envier, elle qui pouvait tout voir. Elle qui savait sans doute où était son aimé. Ne pouvait-elle rien révéler de ses secrets ? Clara soupira, sans quitter l'astre du regard. La reine Juliette était une femme d'honneur et de parole. Clara croyait dur comme fer à ses dires. Après tout, qui coderait ses dernières paroles lorsqu'on s'apprête à mourir seul dans les bois ?
_*_*_
- Derek, cesse de regarder cette lune...
Tono, un vieux flamant rose, se mit devant le jeune homme. Assis sur la berge, les pieds dans l'eau, ce dernier le regarda. Depuis le temps qu'il était retenu ici, il s'était découvert la capacité de communiquer avec les animaux. Cela était probablement lié au sort dont il était victime. Il ne ressentait aucun besoin quand il était homme. Il n'avait jamais faim, jamais froid ou chaud... Comme si son corps ne vivait plus. Cygne le jour, humain la nuit... Enfin, quand la lune se montrait. Il y avait des nuits où l'astre restait caché derrière les nuages. Il avait complètement perdu la notion du temps. Qu'il soit sous forme animale ou humaine, ses journées étaient les mêmes : errer avec les autres animaux dans ce détestable marais ensorcelé, d'où lui et certains ne pouvaient sortir. Ils n'étaient pas tous ensorcelés et certains étaient libres d'aller au-delà d'ici. Parmi les bêtes de cet endroit, les plus proches amis de Derek étaient le vieux Tono, un oiseau très sage, Houl, une femelle très vive, et Biscri, un brin excentrique aux plumes hérissées, qui se prenait pour un prince ensorcelé.
- Je ne peux m'en empêcher. Elle m'effraie. Me guette. Elle me nargue de sa brièveté.
- Allons, allons...
- Profite de tes jambes humaines pour cette nuit ! ajouta Biscri.
- À quoi bon...
- Je n'aime pas te voir mélancolique, mon petit... dit Tono, en posant son bec sur son genou.
- Je ne suis pas mélancolique.
- Tu ne dois pas désespérer, le sort sera levé !! s'exclama dramatiquement Biscri.
- Biscri ? Ferme-la ! ordonna Houl.
- Tu me parleras autrement quand Derek et moi retrouverons notre forme humaine et notre titre !
- Biscri, tu n'as jamais été humain ! soupira Tono.
- Si, il y a fort longtemps ! Et comme Derek, j'attends ma fiancée pour me libérer de cet affreux sortilège qui me condamne à être un piaf !
- Tout doux, de quelle fiancée tu parles ? coupa Derek.
- Oh, je t'en prie, tu peux cacher Clara à la sorcière, mais pas à nous !
- Biscri !
- Comment connais-tu ce nom ? murmura le prince.
- Tu l'appelles dans ton sommeil. révéla Houl.
- Houl !
- Nous avions convenu de ne pas lui dire pour ne pas le gêner !
- Oui, ben, ça m'ennuie d'attendre ! Ce soir, je veux tout savoir sur cette fiancée !
Houl secoua ses ailes et vint s'asseoir plus près du prince. Ce dernier était figé de surprise et sentit le rouge lui monter aux joues. Tono s'éclaircit la voix.
- Maintenant que c'est dit, pourquoi ne pas nous avoir dit pour cette Clara ? Elle peut te libérer !
- Je... Je craignais que la sorcière n'entende...
- Allons, si elle était dans les parages, nous la sentirions. Elle raconte qu'elle a des espions partout, mais il n'en est rien !
- Dis-nous tout ! Qui était-elle ? Où est-elle ? Comment est-elle ?
Il se mit à rougir.
- Comment avez-vous deviné que...
- Seul un cœur déjà pris peut résister à la sorcière !
- C'est vrai ! Des mois que tu te refuses à elle, cela ne veut dire qu'une seule chose : tu es amoureux et fidèle !
Derek sourit. Il jeta un œil autour de lui avant de confier à ses compagnons :
- En effet, il y en a une... C'est la princesse Clara et nous sommes fiancés depuis nos deux ans.
- Formidable !
- Toutes mes félicitations !
- Est-elle morte ?
- Pardon ? Non, bien sûr que non, enfin, pourquoi veux-tu qu'elle soit...
- Elle n'est pas là.
- Évidemment qu'elle n'est pas là, triple buse !
- À vrai dire, nous nous sommes quittés en vilains termes, juste avant que je ne sois emmené ici...
- Ah.
- Une stupide querelle. Que je regrette profondément. Nous nous connaissions depuis l'enfance, mais je ne l'avais pas vue depuis des années. Quand je l'ai revue, nous nous sommes insultés sans nous reconnaître. Alors que j'étais tombé amoureux d'elle. J'ai refusé de lui présenter des excuses et j'ai rompu nos fiançailles...
- Quelle idée !
- Je sais, je sais...
- Mais pourquoi ?
- Je... Elle avait toujours le dernier mot étant petite, j'ai voulu lui répondre pour lui tenir tête, car elle critiquait le fait que je sois droit, mais je n'y peux rien je suis ainsi, je crois que je voulais qu'elle change d'avis sur moi et... Je me suis conduit comme un imbécile... Elle a été tellement fière... Pour sûr, j'aime son assurance, et son honnêteté, et quelle répartie elle a, et...
Il s'arrêta et regarda les flamants roses. Ils lui souriaient chaleureusement.
- Tu es fou d'elle, ma parole !
- Vaudrait mieux pas que la sorcière l'apprenne ! Elle serait sa prochaine cible !
- Quelle idiote de ne pas avoir pensé qu'un si bel homme puisse être déjà promis !
- Parle-nous encore d'elle !
- C'est... La plus belle, la plus brave, la plus surprenante... Elle peut tout faire, c'est une admirable oratrice, elle sait... Bon, elle est démesurément arrogante, mais... Présentement, alors que je suis bloqué ici, je réalise combien ce détail est insignifiant et combien elle me manque... J'aurais du rester auprès d'elle... C'est si ridicule, si l'un de nous s'était excusé...
Il baissa la voix et la tête. Il n'osait répéter où il serait si les fiancés avaient fait preuve de souplesse : il serait marié avec Clara, sa mère serait comblée et en vie, son royaume serait étendu et prospère... Sa vie lui manquait. Sa promise lui manquait trop et les derniers mots qu'il lui avait dits ne lui apportait aucun réconfort ni espoir. Elle devait avoir déjà un autre époux... Il n'ignorait pas que son mariage arrangé avait été très envié et qu'il suffisait que la princesse claque des doigts pour qu'une foule de princes lui fasse la cour ! Pourquoi aurait-elle attendu, après tout, pourquoi le chercherait-elle ? Il était fini. Jamais il ne laisserait son royaume à sa ravisseuse. Jamais il se donnerait à une autre que Clara. Plutôt mourir. Sa résistance était tout ce qu'il lui restait. Il allait rester ainsi pour toujours. Il ne reverrait plus tous ceux qu'il avait connu. Il ne sentirait plus le soleil sur sa peau. Jamais... Il ne voulait plus y penser.
- S'excuser ne signifie pas que l'on a tort ou raison, mais simplement que l'on considère la relation plus importante que notre égo.
Tono mit son aile sous son menton et lui fit redresser la tête.
- Relève la tête, Altesse, ta couronne va tomber.
Derek pouffa. Il avait demandé maintes fois à ses nouveaux amis de ne pas le traiter comme un noble puisque dans ces bois il était leur égal.
- Il faut trouver cette Clara !! hurla Biscri en bondissant, surprenant tout le monde.
- Qu'est-ce que tu racontes ?
- Elle seule peut briser le sortilège !
- Si bien sûr cette histoire de vœu d'amour sincère est réelle...
- Pour sûr que c'est vrai !
- C'est ainsi avec n'importe quel sortilège : seul l'amour peut combattre les forces du mal !
- Cours vers elle pour conjurer le sort !
- Si je le pouvais... J'ignore où je suis et où que j'aille, je reviens ici.
- Mais nous, nous sommes libres !
- Hum, parlez pour vous, moi aussi je suis sous l'emprise d'un maléfice... rétorqua Biscri.
- Idiot !
- Ne t'en occupe pas, Houl, de toute façon, il ne ferait que nous gêner !
- Partons tout de suite !
- Princesse Clara, nous voici !
Les oiseaux secouèrent leurs ailes.
- Attendez ! J'apprécie mais vous n'êtes pas obligés...
- Si ! Et moi aussi, ramenez-moi une fiancée !
- Silence, Biscri !
- Allons-y !
Les flamants fléchirent leurs pattes et s'élancèrent vers le ciel. Derek se leva, affolé :
- Je ne sais si Clara m'aime ! cria-t-il à leur encontre.
Mais ils étaient déjà haut et, bientôt, ils disparurent de sa vue. Sa respiration s'accéléra,l'espoir revenait. Clara était sa seule chance. Mais le sort pourra-t-il se rompre avec un sentiment non réciproque ? Et si, depuis le temps, elle l'avait oublié ? Comme il aimerait la revoir, la savoir à sa recherche, courir à sa rencontre...
Il aperçut l'aurore fendre l'horizon. Il soupira, écarta légèrement les bras et ferma les yeux. Il sentit à peine la lueur du jour. Son corps se mit à briller et le prince devint cygne.
_*_*_
Un matin, de bonne heure, Clara vint réveiller Geneviève et la moitié de sa garde pour qu'ils l'accompagnent suivre une nouvelle piste. Ils n'obéirent uniquement parce qu'elle était leur princesse. Ils s'affairaient dans le palais, prêts à partir, quand le roi William, sur une chaise roulante, vint trouver sa fille.
- Clara ! Clara ! Où vas-tu ? Reste, j'ai une grande nouvelle !
- Père... soupira la concernée. Que faites-vous, le médecin a exigé que vous gardiez le lit.
Elle portait un costume complet de cavalière vert. Elle vint prendre les mains de son père dans les siennes. Le roi était en robe de chambre, avait des cernes sous les yeux et un grand sourire.
- Reposez-vous, je reviens vite...
- Attends, je dois t'annoncer quelque chose de la plus haute importance !
Important, pour Clara, ne signifiait qu'un rapport avec Derek. Alors elle écouta. Il lui montra une vingtaine de lettres. Derrière lui, il en avait semé d'autres sans faire exprès depuis sa chambre !
- Ton célibat a attisé celui de nombreux princes de royaumes lointains ! Ils souhaitent tous te rencontrer ! Un bal aura lieu demain soir ! Je voulais te garder la surprise mais je pensais que tu apprécierais de le savoir ! Regarde !
Il lui tendit les lettres. Incrédule, Clara en prit quelques unes et déchiffra les noms.
- Mais comment cela peut-il être ? Je n'ai pas connu le moindre prétendant à part Derek...
- Allons, tu es fort reconnue par-delà nos frontières !
- Mes exploits de chasse font jaser, certes, mais de là à résonner jusqu'à des inconnus. Il est vrai que je suis douée, mais...
- Ils ont vu ton portrait et sont tous prêts à te faire la cour ! Lis, ma fille !
Le roi William était tellement enflammé qu'il ne remarqua qu'une ombre passa sur le visage de sa fille. Il ne pensait pas à mal : il souhaitait la marier afin qu'elle oublie son précédent fiancé. Il lui jetait maints prétendants dans les bras, car c'était ce que les princesses de son âge désiraient ! Il s'emballa et épilogua sur les préparatifs de la soirée, sur les lumières et le nombre d'invités, à propos des princes et de la robe qu'elle allait porter... Dépassée, embarrassée, l'héritière ne savait quoi répondre. Son père agissait pour elle, pour son bien, pour son futur... Mais il n'avait pas compris ses désirs !
- Altesse ; votre cheval est prêt.
Cette annonce la sauva. Elle bredouilla des remerciements et des excuses à son père, puis le quitta.
- Sois rentrée avant la nuit !
Elle hocha la tête et lui tourna le dos. Elle enfourcha bien vite sa monture et partit au galop. Elle franchit le portail avant ses gardes et les laissa courir derrière elle. Sa vue se troubla, sa poitrine se comprima. Derek... Son absence lui faisait si mal ! Comment son père pouvait-il penser qu'elle se donnerait à un autre ? Comment avait-il osé organiser ce bal ? Pourquoi personne ne partageait sa détermination ? Devait-elle faire semblant de rien, comme tout le monde ? Mais sa vie ne pouvait continuer sans lui ! Non, jamais il n'y aurait un substitut de Derek !
Plutôt mourir.
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