Chapitre 8 :"Plonge ta grosse courgette dure dans mon petit kiwi juteux."



Valentin

La corvée des courses, je l'évite comme la peste bubonique. Côtoyer les gens normaux me hérisse le poil. Les ménagères de moins de cinquante ans avec leur marmaille bruyante, les retraités qui discutent au milieu des allées en bloquant le passage avec leurs caddies, les adolescents au rayon alcool qui se la pètent en verlan, les hôtesses de caisse maquillées comme des camions volés qui minaudent... Rien de moins qu'un fléau qui met ma maigre patience à rude épreuve. Je me fais livrer mes produits à domicile, en général. Mais parfois, je suis contraint d'aller faire des courses d'appoint comme cette après-midi. J'enfourche ma moto pour aller à la supérette du quartier. Evidemment, je pourrais y aller à pied pour profiter du soleil. Je pourrais.

Mais je n'en ai pas la moindre putain d'envie.

J'en ai pour cinq minutes à tout casser. Je ne vais pas m'attarder.

J'empoigne un panier en inspirant longuement par le nez et m'engage dans l'allée principale. Une musique de fond indéfinissable alourdit l'atmosphère déjà anxiogène des lieux illuminés par les néons blanchâtres. Le pas pressé, je pioche les articles dont j'ai besoin et me dirige vers les caisses en passant par le rayon fruits et légumes.

A cet instant, je la vois.

Robyn.

Je n'aurais pas pu la manquer car elle porte une robe portefeuille écarlate aux manches trois quarts. La couleur est assortie à son rouge à lèvres. Ses cheveux sont sagement nattés sur son épaule droite. Elle est à la fois élégante et sexy, une vraie femme fatale. Une apparition extraordinaire dans un endroit ordinaire... qui inspecte méthodiquement ses courgettes avant de les ranger dans un sac plastique transparent.

Elle est seule, semble-t-il. En même temps, on est en pleine semaine et il est 15h : sa fille doit être à l'école.

Elle ne m'a pas repéré. J'hésite à poursuivre mon chemin comme si de rien n'était.

Je ne devrais pas avoir cette putain d'envie d'aller vers elle.

Mon cerveau est indécis, mes jambes choisissent pour moi. Je m'avance subrepticement vers ma voisine par-derrière en me réjouissant à l'idée puérile de la surprendre.

Les courbes délectables de son cul pourraient faire fondre la banquise et accélérer le réchauffement climatique.

Par-dessus son épaule, je distingue l'énorme légume vert qu'elle étudie sous toutes les coutures – une courgette aux proportions monstrueuses – et je ne peux m'empêcher de l'assimiler à une...

Robyn me prend totalement au dépourvu : elle se retourne vers moi à la dernière seconde avec un cri de guerre et, dans un réflexe d'autodéfense, elle me frappe en pleine gueule avec sa courgette mutante de toutes ses forces. Malgré mes années d'entraînement dans plusieurs sports de combat, je n'ai même pas eu le temps d'intercepter son "arme" ou d'esquiver son coup.

Double honte.

Vous vous êtes déjà reçu un légume géant dans la joue ?

Je vous confirme que c'est sacrément douloureux.

Néanmoins, j'encaisse le coup et l'humiliation sans émettre un son. J'ai enduré pire.

– Oh mon dieu, Valentin ! s'écrie-t-elle, horrifiée, en se couvrant la bouche avec sa main libre. Je suis navrée, je vous ai pris pour un... un agresseur ou... ou...

Ou son ex-mari. J'ai déjà saisi. Je masse ma joue rougie du bout des doigts.

– Je l'ai mérité. Enfin je crois. Je n'aurais pas dû vous approcher par-derrière en catimini.

Au moins, je n'ai pas tout perdu : j'ai pu admirer ses fesses en forme de cœur à loisir à défaut de pouvoir les palper comme une pêche bien mûre.

– Oui, c'était idiot, admet Robyn avec un air suspicieux en croisant les bras sur sa poitrine. Que comptiez-vous faire, au juste ? Me faire sursauter ? Me chatouiller ?

– Mais non ! Vous me prenez pour un gamin de huit ans ? je nie en bloc, faussement vexé.

La chatouiller, je ne me serais jamais permis. La faire sursauter, en revanche...

D'accord, ce n'était pas très mâture. Le coup de courgette était légitime.

– Que faites-vous ici ? lâche-t-elle spontanément.

– Je milite activement pour la libération des mini-carottes et des tomates-cerises, mademoiselle Lewis, je réplique d'un ton blasé.

– Oh ! ( Elle regarde mon panier en s'empourprant et bafouille. ) V-vous faites vos courses. Evidemment. Où ai-je la tête !

– Je ne vous suivais pas, si c'est ce que vous insinuez.

– Jamais je n'aurais osé insinuer une telle chose ! Mais... mais il est vrai qu'on se croise souvent vous et moi ces derniers temps...

– Il est aussi vrai que nous vivons dans la même rue.

– Ou alors c'est le destin, marmonne-t-elle si bas que je ne suis pas certain d'avoir bien entendu.

– Pardon ?

– Le FESTIN ! s'exclame-t-elle avec un sourire de miss France sous antidépresseurs. ( Elle secoue vaguement sa courgette vers son caddie. ) J'ai des invités ce soir, je leur prépare un festin.

Dubitatif, je lorgne le contenu de son chariot qui ressemble aux courses d'une adolescente en l'absence de ses parents. Un vernis à ongles corail, une barquette de fraises, deux paquets de bonbons acidulés, un pot de glace aux trois chocolats, une tablette de chocolat fourré au lait, des pâtes colorées, deux tranches de jambon, des mousses au chocolat, un livre de contes pour enfants sur Blanche-Neige, un sac de graines pour lapin nain et une boite de tampons. Ce n'est pas avec ça qu'elle va organiser un festin pour ses prétendus convives.

Je me rends compte qu'elle inventorie également le contenu de mon panier. Le stéréotype de consommation du célibataire endurci : un pack de six bières brunes, des chips au paprika, une pizza surgelée et un paquet de café en poudre.

Le destin, je n'y crois pas.

Une rencontre fortuite au rayon fruits et légumes ? J'y crois.

– Vous sortez défier le grand méchant loup ce soir ? je la questionne en lançant un coup d'œil appuyé à sa robe écarlate.

– J'hallucine, vous venez de me traiter de prostituée ? s'offusque-t-elle.

– Non, pas du tout, je... je ne...

J'en perds mes mots tant je suis embarrassé d'avoir causé ce quiproquo.

Le rire clair et léger de Robyn adoucit son accusation.

– Je vous charriais, monsieur Laurent. Vous m'avez comparée au Petit Chaperon Rouge, j'avais compris. Non, si j'avais eu l'intention de sortir, je n'aurais pas opté pour cette robe. Elle a une fâcheuse tendance à attirer les gros pervers bien lourds, souligne-t-elle en me coulant un regard explicite.

J'en reste sans voix. Moi, un gros pervers bien lourd ? Elle rit de plus belle, ce qui fait éclore une source de chaleur pulsatile dans mon ventre.

La rouquine tatouée se moque de moi sans vergogne.

Ça ne me déplaît pas, en fait.

– Et puis, Lili dit qu'elle me boudine, soupire-t-elle en lissant un pan de sa robe ajustée.

Si Robyn est un boudin, je veux bien me convertir et en manger à tous les repas. Ne lui dis pas ça, crétin ! me prévient ma raison.

– Elle est un peu voyante à mon goût, mais elle vous sied à ravir.

Mon compliment fait mouche. Ma voisine s'éclaire d'un sourire rayonnant. Je me rengorge avec la sensation triomphale d'avoir décroché la lune, le soleil et les étoiles en une fois.

Merde, voilà que je me mets à déclamer de la poésie de comptoir !

Mais qu'est-ce que je fous à la draguer au rayon fruits et légumes alors qu'elle vient de me bifler avec une courgette disproportionnée en forme de pénis ?

Qu'elle tient toujours à la main, d'ailleurs. C'est... troublant.

– A propos de Lili, enchaîne la jeune femme, elle ne vous harcèle pas trop ?

– Qui est cette Lili ? je dis en louchant sur sa courgette qui m'hypnotise bizarrement.

– Jacqueline, la vieille dame qui habite sur votre palier.

J'oubliais qu'elles se connaissaient.

– Elle vous a raconté l'incident de la baignoire ? ( Robyn opine du chef avec entrain. De dépit, je me pince l'arête du nez entre le pouce et l'index. ) Seigneur...

– Elle m'a dit que vous l'aviez prise dans tous les sens à même le carrelage de sa salle de bains dès que vous l'avez vue nue, dit-elle jovialement.

– J'ai surtout été pris de nausées en la voyant nue. Elle a une imagination débordante.

– Elle est prête à tout pour parvenir à ses fins, soyez sur vos gardes, m'avertit-elle avec une expression amusée.

– Je prends bonne note de votre conseil.

– Au fait, merci pour le... ( Elle baisse la voix en surveillant qu'il n'y a personne dans les parages. ) ... couteau.

De rien, Petit Chaperon Rouge. Merci pour la culotte. J'aimerais bien collectionner d'autres pièces de ta lingerie et te les enlever moi-même avec les dents.

– Évitez de le trimbaler dans des endroits pourvus de portiques détecteurs de métaux, les agents de sécurité ne rigolent pas avec ces choses-là.

– Je prends moi aussi bonne note de votre conseil ! dit-elle en me tapant gentiment le bras avec sa courgette en guise de témoignage amical.

– Mademoiselle Lewis, si vous pouviez éloigner ce légume de l'enfer de ma vue...

– Pourquoi ? ( Elle passe langoureusement sa paume le long de la courgette avec un nouveau sourire qui carbonise toutes mes synapses. ) Il suscite en vous un complexe d'infériorité, monsieur Laurent ? Ou un besoin inavouable et refoulé, peut-être ?

Bander dans une supérette à cause d'un légume d'aspect phallique qui a bien failli m'éborgner ? Check.

J'inverse la vapeur : il est hors de question que je lui laisse gagner ce jeu-là. Je réduis la distance entre nous et m'incline vers elle en enchâssant mes yeux dans les siens. Le sourire de Robyn s'évapore. Elle ne recule pas, mais elle déglutit en battant des cils et en serrant instinctivement sa courgette contre sa poitrine. L'analogie salace que son geste m'inspire ne comporte pas une once de poésie.

– Mademoiselle Lewis, ne prenez pas vos désirs pour des réalités. Je n'ai ni complexe d'infériorité ni besoin inavouable et refoulé.

Du moins pas envers le légume, je renchéris en pensée.

Robyn mordille ses lèvres écarlates, la respiration en détresse. Mon cerveau ne commande plus mon corps crépitant. Mon regard est verrouillé sur mon unique objectif : cette bouche pleine semblable à un fruit rouge que je dois impérativement goûter ici et maintenant. Je me penche lentement vers elle, tous les sens en éveil. Je vais l'embrasser dans une supérette au rayon fruits et légumes, mais je n'en ai rien à carrer : on pourrait être à une cérémonie funéraire dans une église que cela ne me stopperait pas davantage. Ma résolution est sans faille. Nos bouches ne sont plus qu'à quelques centimètres l'une de l'autre, nos souffles s'entremêlent... La jeune femme entrouvre les lèvres et je...

– Hé, Rob, quelle bonne surprise ! interpelle une voix masculine.

Sourcils froncés, je converge le regard en même temps que ma voisine vers le blaireau qui nous a interrompus, un jeune homme blond et souriant qui affiche une tête de moins que moi. Si on n'était pas dans un lieu public, je scalperais cet enculé qui a fait foirer ma tentative de premier baiser passionné devant le bac à courgettes. Soit il est trop con pour remarquer qu'il dérange, soit il s'en contrefiche. Dans tous les cas, il s'incruste entre nous comme un parasite pour faire deux bises à Robyn.

Lui l'embrasse. Moi, je reste sur la touche.

D'ailleurs, ses lèvres s'attardent un peu trop longtemps sur les joues de la jeune femme : ses bises ne sont pas aussi chastes qu'elles le paraissent. Ce n'est pas son petit ami, mais il ne serait pas contre cette idée.

Le destin, hein ?

– Alex ! Tu fais tes courses ici ? s'étonne-t-elle, confuse.

– Non, mais cette supérette est la plus proche du pub, j'avais un pinceau et du scotch à acheter pour remplacer ceux que j'ai usés pendant mes travaux de peinture. ( Il se tourne alors vers moi comme s'il venait de s'apercevoir de ma présence. Son sourire se transforme en rictus hostile et, après une brève hésitation, il me tend la main, tendu comme un slip neuf. ) Alexis O'Brien. Le patron de Rob.

Alors comme ça, il veut échanger une poignée de mains virile avec un tueur à gages italien, l'irlandais ?

– Valentin Laurent. Son voisin, je réponds en le fixant et en lui broyant les phalanges au point de faire craquer ses petits os.

L'homme grince des dents sous l'effet de la douleur en tentant de retirer sa main de la mienne, mais je raffermis ma prise. Il ne proteste pas, cependant, pour ne pas perdre la face devant Robyn. Dire que je pourrais lui fracturer les doigts en un éclair...

Petite fiotte.

Cet Alexis a des vues sur elle et me considère comme un rival, c'est flagrant. Je l'ai senti au regard attendri dont il l'a couvée et au regard assombri qu'il a dardé sur moi ensuite.

En ce qui me concerne, être jaloux d'un type qui ne m'arrive pas à la cheville serait me dévaluer. Mon intuition me souffle que Robyn ne le désire pas.

Elle me désire moi.

Gorgé de cette certitude, je délivre Alexis de ma poigne solide. Il semble aussitôt soulagé et bouge discrètement ses doigts engourdis en m'assassinant des yeux. La liste de mes ennemis se rallonge de jour en jour, visiblement.

– Que peignez-vous, monsieur O'Brien ? Les taches d'urine sur les murs des toilettes ? je suggère, sardonique.

– Je repeins les murs de mon bureau, rétorque froidement le jeune homme.

– Vous auriez dû faire appel à un artisan.

– Mon père disait qu'on n'est jamais aussi bien servi que par soi-même.

– Une platitude commode pour justifier les restrictions budgétaires.

– Ca n'a rien à voir ! s'emporte mon interlocuteur, piqué au vif. J'aime mettre la main à la pâte pour contribuer à l'essor de mon commerce. Je ne délègue pas à tout-va pour me la couler douce pendant que mes employés triment !

Mais c'est qu'il a du chien et de la morgue, l'irlandais ! Dans d'autres circonstances, j'aurais pu apprendre à l'apprécier. Peut-être... Après tout, je vous rappelle qu'il s'est interposé entre mon Petit Chaperon Rouge et son Grand Méchant Loup.

– Si tu as besoin d'un coup de main pour repeindre, Alex, je peux me libérer d'ici deux heures et te rejoindre au pub avec Anya après son goûter, propose Robyn en posant ses doigts sur le bras de son boss.

Je me renfrogne de mécontentement. Ce blaireau me nargue ouvertement du regard en bombant le torse ! Dommage que je n'ai pas d'arme sur moi pour effacer cette expression suffisante de sa tête de cul.

– C'est cool de ta part, mais je vais me débrouiller, Rob. J'ai presque terminé de toute façon. Il ne me reste plus qu'un mur à blanchir, ça ira vite.

Je ricane en mon for intérieur. Vu qu'il est droitier et que je lui ai défoncé la main droite en la lui serrant, ça n'ira pas aussi vite qu'il le proclame...

– Comme tu veux. ( Elle nous regarde tour à tour, un peu mal à l'aise, en déposant son sac de courgettes dans son caddie. ) Je... je dois y aller. A vendredi soir au boulot, Alex. A plus tard, Val... euh, monsieur Laurent, rectifie-t-elle en me saluant d'un signe de tête fébrile.

– Mademoiselle Lewis.

De concert, l'irlandais et moi la suivons du regard tandis qu'elle repart dans sa robe rouge en poussant son chariot. Dès que sa silhouette pulpeuse disparaît entre deux rayons, Alexis pivote vers moi en carrant les épaules. Ce gosse est si peu crédible en dur-à-cuire que je suis à deux doigts d'exploser de rire et de lui flanquer une chiquenaude sur l'oreille pour le faire valser en arrière. Contrairement à l'ex-mari de Robyn, il est inoffensif. Parfaitement ridicule... mais inoffensif.

– Reste loin d'elle. Elle a assez donné avec les types dans ton genre, gronde-t-il d'un air arrogant.

Voilà une approche possessive qui a le mérite d'être aussi franche que limpide... à défaut d'être efficace.

– Eclaire ma lanterne, petit leprechaun*, je riposte tranquillement. Quel genre de type je suis, selon toi ?

– Le genre de connard égoïste qui ne pense pas plus loin que le bout de sa queue, qui croit que le monde entier gravite autour de lui et qui n'en a rien à cirer de démolir les autres sur son passage.

– Tu ne me connais pas.

– Et je n'ai aucune envie de te connaître. Je t'ai cerné au premier coup d'œil. Rob n'est pas une fille pour toi, va chercher ton futur coup ailleurs. Si tu as un tant soi peu de sens moral, garde tes distances. Elle est plus sensible et plus fragile qu'elle n'en a l'air.

– On dirait que tu parles d'une fillette. C'est à elle de décider qui elle veut fréquenter, O'Brien. Elle est majeure, libre et vaccinée. Donc, ravale tes embryons de menaces pathétiques à mon encontre et tes penchants surprotecteurs à son égard, tu m'ennuies. Les clichés éculés, ça va bien une minute.

– Elle me tuerait si elle apprenait que je te l'ai dit, mais... c'était une femme battue, tu piges ça ? Avant d'aller en prison, son ex l'a opprimée et maltraitée pendant des années. Elle n'avait aucune estime d'elle-même avant la naissance de sa fille. Elle n'était que l'ombre de la femme qu'elle est aujourd'hui. Je n'exagère pas. Elle mérite un homme gentil qui soit aux petits soins pour elle et qui la dorlote comme une reine. Elle et sa petite. Pas un autre salopard qui la tire encore vers le fond du gouffre.

– Un gentil comme toi ? je cingle avec ironie.

– Moi ou un autre. A elle de choisir. Mais toi, certainement pas. Au fond, tu le sais, n'est-ce pas ? Tu sais déjà que tu ne peux pas être cet homme. Elle n'a pas besoin de ça. Elle n'a pas besoin de toi, dit Alexis O'Brien en s'éloignant, mettant un terme à notre dialogue mordant.

Alors que je passe à la caisse, les paroles de cet imbécile d'irlandais continuent à me travailler à mon insu.

Parce qu'elles font écho au dilemme moral qui existait déjà en moi.

***

Robyn

– Valentin Laurent a failli m'embrasser, varan, j'annonce solennellement à Nina au téléphone de retour chez moi.

– Nom d'un petit bonhomme en mousse ! Comment ça, failli ?

– Alex s'est pointé au moment fatidique. Si je ne tenais pas autant à mon travail au O'Brien, je l'aurais assommé avec ma courgette, je déplore en rangeant mon pot de glace dans le congélateur.

– Ta courgette ? Rob, je suis paumée, là !

– Je faisais mes courses.

– Rob, ton tueur en série italien a essayé de te rouler la pelle de ta vie au rayon fruits et légumes de ta supérette ? ( Soupir théâtral de midinette. ) C'est d'un romantique, j'aurais teeeeeeellement aimé être à ta place !

– Bien sûr, dit comme ça... Et ce n'est pas un tueur en série, arrête tes sarcasmes !

– Quelle est la suite du programme, morue ? Tu vas débouler chez lui à poil sous ton imper beige et ouvrir soudain les pans de ton manteau en criant "plonge ta grosse courgette dure dans mon petit kiwi juteux ?"

– Mon petit kiwi juteux ? Beurk. Nina, je t'ai connue plus inspirée.

– On s'en branle le haricot, qu'est-ce que tu vas faire ?

– Je n'en sais rien, mon varan.

– Tu peux être tellement coincée par moment, Rob ! Tu as son numéro au mafioso, envoie-lui un sexto pour le brancher. Tu as envie de lui et il a envie de toi, envoyez-vous en l'air et basta !

Je n'ai pas dit à mon amie que j'avais glissé ma culotte mouillée dans la fente de sa boite aux lettres. Elle en aurait fait une crise d'apoplexie. Je ne suis pas prude, mais je n'avais jamais fait une chose aussi dévergondée.

La manière dont Nina présente ma situation est simple. Dans la réalité, c'est un iota plus complexe. Oui, je désire Valentin et pas qu'un peu. Hier soir, je me suis caressée entre les cuisses en pensant à lui. D'habitude, j'imagine que je fais l'amour avec un acteur de cinéma ou un mannequin. Jamais un homme réel ne s'était invité dans mes fantasmes pendant que je me masturbais.

Mais mon Échelon Cinq n'est pas un modèle de stabilité émotionnelle.

Je récapitule ce que je sais sur lui – c'est-à-dire pas grand-chose.

Il est hot. Il est dangereux. Il est mystérieux. Il a des tatouages. Il est toscan. Il a une moto puissante. Il sent bon. Il est hot. Il a un revolver et des yeux revolver. Il a un sourire divin et un rire à faire jouir une femme frigide. Il fume. Il m'a offert un couteau pour me défendre contre mon ex-mari. Il ne veut rien avoir à faire avec la police. Il est hot. Il confond les sandales et les escarpins. Il a un berger allemand qu'il a appelé Lassie. Sa main est si grande qu'elle recouvre complètement mon sein. Il est hot. Il ne déteste pas les enfants. ll est prêt à voler au secours des mamans célibataires confrontées à l'adversité ainsi que les vieilles nymphomanes nues qui l'aguichent au pied de leur baignoire. Il est hot. Il a beaucoup de sang-froid. Il encaisse étonnamment bien les coups de courgette dans la mâchoire. Torse-nu, il est encore plus hot. Je vous ai dit qu'il était hot ?

Contradictoire, tout ça.

– Tu es trop cérébrale, ma morue, reproche Nina. Lâche-toi ! Ca fait des lustres que tu n'as pas eu autant envie d'un mec, alors actionne le mode séduction agressive et va mettre le feu dans son froc ! Epile-toi les pattes et la chatte, tartine-toi de crème hydratante et dégaine la lingerie coquine sous ta robe la plus sexy, c'est un ordre ! Tu as toujours le Kamasutra pour les nuls que je t'ai prêté, Rob ? Retrouve-le et... Oui, docteur Lagis ? ( Tiens, elle était au travail ? Une voix colérique et inintelligible résonne dans le combiné. Mon varan conserve son assurance légendaire. ) Mais non, les patients n'entendent pas mes conversations téléphoniques. Ah bon, la porte de la salle d'attente est ouverte ? ( La voix du médecin monte d'un cran. ) Oh, docteur, ça va, détendez-vous ! Pas la peine d'en faire tout un fromage ! Ma sœur a des hémorroïdes et craint un prolapsus anal*, je lui prodiguais quelques conseils en la rassurant. Mais non, je ne vous prends pas pour un con ! Rob, ma morue, je vais devoir te laisser. Vu sa tronche, je crois qu'il fait un AVC. Je te rappelle plus tard, bisous d'amour sur le coude.

Je secoue la tête en raccrochant et termine de ranger mes courses.

"Ça fait des lustres que tu n'as pas eu autant envie d'un mec."

Certes, mais avec la libération de Lucas, le moment est très mal choisi. Je ne peux pas me permettre de batifoler avec insouciance alors que le père de ma fille rôde en ville. Je dois me consacrer exclusivement à Anya. Sa sécurité et son bien-être sont mes priorités. Une fois que je serais certaine que Lucas ne nous nuira pas et que ma fille ira mieux, je pourrais peut-être envisager de prendre du bon temps avec Valentin – s'il veut toujours de moi.

En attendant, voici mon nouveau mantra : abstinence et vigilance !





Leprechaun :  lutin souvent vêtu de vert issu du folklore irlandais.

Prolapsus anal : une pathologie bien dégueulasse. N'allez pas voir sur Google images. Je vous aurais prévenus.

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