Chapitre 6 : "T'écorcher pour garder ta peau tatouée en trophée."
Robyn
Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit.
Je me suis couchée dans le lit d'Anya en la tenant dans mes bras et j'ai fredonné à son oreille A la Claire Fontaine jusqu'à ce qu'elle se rendorme, tous mes sens aux aguets. Lorsque sa respiration est devenue calme et régulière, je me suis glissée doucement hors de son lit. Mon portable à la main, je me suis bourrée de café toute la nuit pour ne pas m'assoupir sur ma chaise. J'ai monté la garde au cas où mon ex-mari reviendrait. Mon regard vissé à la porte d'entrée devant laquelle j'avais traîné une commode. Mon esprit en ébullition.
Les heures se sont écoulées comme des jours. J'avais l'impression d'avoir fait un bond de cinq ans en arrière, c'est-à-dire à l'époque où le moindre bruit me faisait sursauter et où je vivais dans un climat de frayeur et d'insécurité permanent. J'exécrais ce retour douloureux au cœur du passé et la sensation d'impuissance qu'il entraînait. Je maudissais Lucas d'être toujours un tel enfoiré. Et je me posais mille questions sur l'homme qui nous avait aidées cette nuit en dévoilant une facette inquiétante de sa personnalité. Sa dernière phrase me hantait. "Si vous décidez d'appeler les flics, je vous serai gré de ne pas leur parler de moi." Il n'en était donc pas un, mais il détenait une arme à feu.
Illégalement, probablement.
Mon instinct aurait dû me sommer de fuir ce type qui exsudait le danger par tous les pores de sa peau tatouée... Un danger bien plus acéré que celui que représentait Lucas. Pourtant, mon instinct ne m'alertait pas contre lui. En vérité, je lui étais infiniment reconnaissante d'être intervenu. Sans lui, mon ex aurait kidnappé ma petite fille.
J'avais beaucoup hésité, mais finalement, après avoir énuméré les arguments pour et contre, je n'avais pas appelé les flics. J'étais incapable de mentir et j'aurais perdu mes moyens. Ils auraient deviné sans peine que je n'avais pas fait déguerpir mon ex-mari toute seule. Ils m'auraient encouragé à porter plainte, peut-être à déménager. Ils auraient interrogé Anya. Et je ne voulais pas infliger tout ceci à ma fille. Je priais pour que Lucas ait compris la leçon, cette fois. Après que Valentin lui ai pété le nez et démis l'épaule, je ne l'avais jamais vu si terrifié. J'avais ressenti une jubilation sadique sur le moment. Enfin, les rôles s'inversaient : le prédateur devenait proie face à un fauve bien plus puissant que lui.
Il y a deux catégories de types peu recommandables. Lucas fait partie de la catégorie des bad boys, les petites frappes à grande gueule qui s'en prennent surtout aux gens plus faibles qu'eux, sauf quand ils sont en groupe. Et puis il y a la catégorie supérieure : celle des hommes dangereux qui n'ont quasiment pas de limite et devant lesquels les bad boys se pissent dessus...
Valentin est de cette trempe-là. Je le sens viscéralement.
Vers 7h30, j'avais réveillé Anya. Elle avait une petite mine ce matin qui m'avait fait mal au cœur. Je lui avais proposé de ne pas aller à l'école et d'aller se promener. Elle avait refusé en me disant qu'elle n'avait pas envie de rater sa sortie scolaire : son institutrice avait prévu un pique-nique au bord du lac suivi par une séance de canoë-kayak. C'était l'idéal pour lui changer les idées.
Je lui avais préparé son sandwich au jambon-fromage pendant qu'elle se douchait et l'avais déposée à l'école. J'en avais profité pour toucher un mot à sa maîtresse. Elle était déjà au courant des antécédents d'Anya et elle savait que son père n'avait pas le droit de l'approcher. Sans rentrer dans les détails par rapport à hier soir, je lui avais précisé que Lucas était sorti de prison et qu'elle ne devait en aucun cas laisser ma fille partir avec lui s'il se pointait dans le coin. Elle avait hoché la tête d'un air plein de sollicitude en me rassurant. Elle avait garanti qu'elle serait particulièrement vigilante et que ma fille n'était autorisée à quitter l'enceinte de l'école qu'avec moi ou mes parents. Après avoir fait un gros câlin à ma princesse en lui souhaitant de s'amuser pendant sa sortie, j'étais rentrée chez moi le cœur lourd. Je m'étais demandé si j'avais fait le bon choix de ne pas contacter les autorités. J'avais même composé le numéro du commissariat de police... avant de raccrocher juste après la première sonnerie.
A la place, j'appelle Maître Léa Verger, mon avocate spécialisée dans les violences conjugales, pour réclamer des explications.
Je tombe sur sa secrétaire juridique qui m'indique qu'elle est actuellement en rendez-vous et qu'elle me rappellera dès que possible.
– Non, passez-la moi tout de suite. C'est urgent, j'insiste froidement.
– Je suis désolée, ce n'est pas possible, mademoiselle Lewis.
– Mon ex-mari vient de sortir de prison quatre mois plus tôt que prévu, madame, et personne ne m'en a informé ! Si vous ne me mettez pas tout de suite en communication avec Maître Verger, je débarque au cabinet ce matin pour faire un scandale dans la salle d'attente devant vos clients en soulignant votre négligence professionnelle. Que préférez-vous, madame ? Déranger votre patronne trois minutes ou récolter une putain de mauvaise publicité ?
Flottement 1.
– Je vais voir si elle peut vous accorder un entretien téléphonique, dit la secrétaire, mielleuse.
Bingo.
Trente secondes plus tard, mon avocate décroche.
– Mademoiselle Lewis ?
– Maître Verger.
– Ma secrétaire m'a briefé sur la raison de votre appel. Je suis si confuse, mademoiselle. Je vous assure que je vous ai laissé un message vocal il y a quatre jours pour vous prévenir que Lucas Martin avait été libéré par anticipation pour bonne conduite.
Je compte jusqu'à dix pour ne pas péter une durite.
– Je n'ai pas eu votre message, Maître. Je consulte ma boîte vocale tous les jours.
Flottement 2.
– Avez-vous changé récemment de numéro de téléphone, à tout hasard ?
Gloups ! Oui. J'ai souscrit un abonnement moins cher chez un autre opérateur. Economies économies.
– Non, je dis en me claquant le front avec la paume.
– Je regrette, mademoiselle Lewis. Il y a dû y avoir un problème technique. J'aurais dû vous rappeler pour être sûre que vous ayez l'information, mais j'ai été débordée de travail ces derniers jours, m'avoue-t-elle d'une voix sincèrement désolée qui me fait culpabiliser à fond.
Flottement 3.
– Mademoiselle Lewis, comment avez-vous appris la libération de votre ex-époux ?
Flottement 4.
– Mademoiselle Lewis ? Vous a-t-il contactée ?
Flottement 5.
Je me racle la gorge.
– Non, non, Maître Verger. Ma mère l'a aperçu au supermarché hier.
Je suis une déplorable menteuse. Va-t-elle gober mon baratin ?
Flottement 6.
– Il l'a abordée ?
– Non, il ne l'a pas vue, mais elle ne s'attendait pas à... à le voir.
– Ne vous inquiétez pas pour vous et votre fille, mademoiselle Lewis. Vos coordonnées sont sur liste rouge. Vous avez changé de domicile, de quartier et de numéro de téléphone. Il ne peut pas vous localiser.
Il l'a déjà fait.
– Mais si jamais... si jamais ça se produisait tout de même ?
Flottement 7.
– Je ne vais pas vous raconter des histoires, mademoiselle. Légalement, il a à nouveau le droit de vous approcher et de vous parler. L'injonction d'éloignement...
– ...n'est plus valable. Je m'en doute, je soupire.
– En revanche, à la moindre démonstration d'agressivité physique avérée à votre encontre, il sera renvoyé en prison pour un long moment. Il est en période de sursis et le juge ne tolérera pas une récidive.
J'effleure ma pommette tuméfiée du bout des doigts.
– Avérée ?
– Preuves, témoins...
Par réflexe, j'ai photographié ma serrure forcée et mon visage abîmé. Valentin est un témoin, mais je ne peux me résoudre à l'entraîner dans cette affaire. Il a peut-être pris notre défense, mais il a braqué une arme à feu sur la tempe de Lucas et l'a brutalisé. Ca pourrait se retourner contre lui et il écoperait de considérables ennuis avec la justice.
Il faut que je prenne du recul.
– Si un tel scénario se concrétisait, prenez immédiatement contact avec la police.
La ferme.
– D'accord. Merci, Maître Verger.
– Mademoiselle Lewis, si je peux me permettre... Ne vous minez pas le moral pour ça. Vous êtes une battante. J'ai rarement vu des clientes reprendre aussi vite du poil de la bête après de telles épreuves. La plupart sombrent dans la dépression et ont besoin de soutien psychologique, mais vous, vous avez adopté une philosophie de vie optimiste et déterminée dès la fin du procès. Vous ne vous êtes jamais laissée abattre depuis votre divorce, je me trompe ? C'était une renaissance, une envolée vers la liberté et l'autonomie. Seule avec votre bébé, vous avez déménagé dans la foulée et décroché un travail un mois plus tard. Quand j'entends des clientes qui m'avouent appréhender la suite de leur vie après avoir quitté leur mari violent, je vous cite souvent en exemple – sans vous nommer, bien sûr. Vous étiez au fond du gouffre la première fois que nous nous sommes rencontrées. Vous avez vous-même escaladé la paroi du précipice dans lequel vous avait poussée Lucas Martin, sans corde et sans échelle, pour vous hisser à la surface à la seule force des mains. C'est admirable, mademoiselle Lewis.
– Vos fonctions juridiques comportent le léchage compulsif de cul ?
Mon avocate exhale un bref gloussement.
– Consacrez-vous à vos priorités, Robyn : votre fille, vous-même, le présent et l'avenir. Votre passé est loin derrière vous.
Pas encore assez loin, malheureusement...
– Bonne journée, Maître Verger.
– Bonne journée à vous aussi.
Je raccroche.
Ayant besoin d'évacuer la pression, j'appelle ensuite Nina et lui raconte ce qu'il s'est passé au cours de la nuit. Il n'y a qu'à ma meilleure amie que je peux confier ce genre de chose : mes parents seraient fous d'angoisse et me traîneraient jusqu'au commissariat le plus proche par la peau du cou. Elle beugle des "Non ! Putain ! Oh ! Ah ? Mon dieu ! Merde ! Tu déconnes ?" tonitruants tout au long de mon récit. Quand je lui annonce que je n'ai pas rapporté l'effraction et le coup de poing de Lucas aux autorités, elle se transforme soudain en carpe. Je comprends sans qu'elle le dise qu'elle réprouve ma décision.
– Nina, il ne nous importunera plus, je dis en percevant son malaise. Mon voisin lui a flanqué la frousse de sa vie. Il se tiendra à distance.
– Rob, ton ex est un taré avec le quotient intellectuel d'une moule sous acide ! Je serais toi, je ne crierais pas victoire trop vite. Reste sur tes gardes. Quand il a une idée en tête, ce connard-là... Il pourrait se planquer et attendre que ton chevalier servant s'en aille de chez lui pour retenter le coup et rappliquer avec des renforts ! Même si tu as son numéro, ton beau Terminator de voisin ne sera pas toujours dans les parages pour voler à ton secours.
Rappliquer avec des renforts.
J'avale ma salive. Merde, la Nina n'a pas tort ! Je n'ai pas l'impression que Valentin s'absente souvent de chez lui, mais il n'est pas non plus calfeutré dans son appart 24h/24h.
– Rob, comment Lucas a-t-il trouvé ta nouvelle adresse ?
– Je n'en sais foutre rien, Nina... Ceux qui la connaissent ne sont pas nombreux et j'ai entière confiance en eux. Je présume qu'il a dû faire appel à ses contacts à deux balles.
– Ce fumier a le bras plus long que la bite !
Métaphore judicieuse et toute en finesse. Du Nina tout craché.
– Et pour ton Valentin ? Que projettes-tu ?
Mon projet est de le dévorer du regard à distance en faisant le deuil de ma sexualité. L'italien muy caliente ne veut surtout pas tremper dans les emmerdes et il se trouve que je suis une emmerde ambulante munie d'un gyrophare rouge sur le crâne.
– Mon Valentin ? Minute papillon, tu dérailles !
– Rob, ne me fais pas croire qu'il n'y a pas d'électricité entre vous ! Tu penses qu'il serait venu à ta rescousse s'il n'avait rien à foutre de ton popotin ? Ou bien alors...
– Ou bien alors quoi ?
– C'est un tueur en série !
– Hein ?
Elle a fumé la moquette de sa chambre ?
– Il a une arme à feu, ma morue ! argue-t-elle, surexcitée.
– C'est juste un mec normal qui garde une arme pour se protéger. On vit dans un quartier assez sensible, après tout, je contre d'un ton qui manque de conviction.
– Mes fesses ! Tu m'as dit qu'il avait l'air de savoir s'en servir.
– Il a dû prendre des cours pour apprendre à tirer ! Il m'a conseillé de le faire.
– Lucas n'est pas un poids plume et il se bagarre depuis le lycée. Et ton italien lui a rétamé la tronche à la Fight Club* ! C'est peut-être un mafioso ?
Cette sombre idiote a un véritable don pour réconforter ses amis...
– Tu fais chier avec tes théories parano, Nina ! Tu regardes trop de films et de séries !
– Va à la pêche aux infos, Rob ! "Merci pour le coup de main, beau gosse, je te revaudrai ça ! Au fait, c'est quoi ton hobby ? Découper des filles en rondelles et les enterrer dans les bois à la nuit tombée ? Tu as prévu quel programme pour moi ? Egorgement, strangulation, éventrement ?"
– Tu as un grain, Nina. Pourquoi serait-il venu me sauver de Lucas s'il voulait me tuer ?
– Mais pour gagner ta confiance, ma morue ! Peut-être qu'il joue avec toi comme un chat fait mumuse avec une souris avant de la bouffer. Peut-être que c'est toi sa cible. Peut-être que ça ne lui a pas plu que ton ex marche sur ses plates-bandes. "Chasse gardée mon salaud, Rob est mon gibier, pas le tien !" Peut-être qu'il compte t'écorcher pour garder ta peau tatouée en trophée !
– Peut-être que tu dois apprendre à fermer ta gueule, je grogne en lui raccrochant au nez.
Elle me textote aussitôt :
Tu as l'art d'attirer les malades mentaux ma morue !
Je lui réponds :
Oui, mon varan, la preuve : tu es ma meilleure pote.
Elle m'envoie un selfie : un coupe-papier au poing, elle fait mine de se trancher la gorge.
J'éclate de rire. Nina est irrécupérable !
Nouveau sms de sa part.
Sans déconner, fais gaffe à tes miches de morue. Si tu veux venir squatter chez moi quelques jours avec ta louloute, vous êtes les bienvenues.
Tu es adorable, mais ça devrait aller, je lui écris en souriant.
Je téléphone ensuite à un serrurier et fixe un rendez-vous demain matin. Je vais devoir puiser dans mes maigres économies pour réparer ma serrure, mais je n'ai pas vraiment le choix.
Mes yeux se dardent sur les volets ouverts de l'appart en face. Surprenant... D'habitude, il se réveille plus tard. Depuis son arrivée, j'ai pu constater – en toute innocence – que Valentin n'était pas un lève-tôt.
Au fait, mais je ne l'ai même pas remercié cette nuit !
S'ensuit un conflit moral épique dans mon cerveau embrouillé.
– Va sonner illico presto à sa porte et lui dire merci, c'est la moindre des choses. Et enfile ta robe la plus décolletée ! roucoule une de mes nombreuses voix intérieures.
– Mais non, envoie-lui juste un sms concis, histoire d'être polie, tempère une autre.
– Ce n'est pas prudent, reste loin de lui, chuchote une troisième.
– Bouclez-la, pas de débat, elle fera que dalle, elle a pas le cran d'y aller ! rugit une quatrième voix, la plus virulente de toutes.
Oui, nous sommes plusieurs dans ma tête, je ne vous l'avais pas encore précisé ?
Après avoir hésité, cogité et marmonné, j'écoute la première voix.
Comme je me vois mal me présenter devant lui les mains vides, je cherche quelque chose à lui offrir. Offre-lui ton corps ! scande ma première voix avec un enthousiasme fiévreux. Mes autres voix s'insurgent à l'unisson et je fais taire cette pensée grivoise. Une bouteille de bon vin aurait été l'option idéale, mais je n'en ai pas sous le coude. Par défaut donc, je pioche un cupcake au chocolat fourré à la framboise dans mon frigo, fruit de la dernière fournée préparée par Anya et moi. Je check mon reflet dans le miroir au passage – coiffure OK, maquillage OK, tenue OK – et je traverse le parking qui sépare nos deux immeubles d'un pas mal assuré.
Je n'ai pas à sonner à l'interphone ; un vieux monsieur qui en émerge me tient la porte. Je le remercie d'un sourire, monte dans l'ascenseur et me rend au cinquième étage.
Une bouffée de panique me submerge soudain à la vue de la porte 508. Mon cœur cogne sourdement dans ma poitrine et mes paumes deviennent moites. Je me dandine d'un pied sur l'autre. J'y vais, j'y vais pas ? Je dois avoir l'air con avec mon pauvre cupcake. Encore une de ces idées foireuses dont je suis la spécialiste. Il va probablement me rire au nez. Ou faire remarquer qu'il n'aime pas le chocolat ou qu'il est allergique à la framboise. Ou m'envoyer balader. Ou loucher dans son œilleton et décider de ne pas ouvrir sa porte parce qu'il me considère comme une chieuse. Ou...
La porte s'ouvre alors que je n'ai même pas frappé.
OH MY GOD.
Je suis athée, sauf que là, tout de suite, pendant une fraction de secondes, je crois en Dieu. C'est un signe. Un miracle. Un clin d'œil divin. Il a eu pitié de la pauvre pécheresse que je suis. J'aurais pu tomber à n'importe quel autre moment, mais non, j'ai la chance de pouvoir contempler une vue renversante que j'ai imaginé plus d'une fois depuis que mon voisin italien a emménagé ici.
Valentin à la sortie de sa douche.
Merci, Seigneur miséricordieux. Merci.
Mon fantasme était fade comparé à ce que j'ai sous les yeux.
Ses cheveux châtains mouillés hérissés dans tous les sens.
Quelques gouttes d'eau accrochées ici et là sur sa peau mate.
Une serviette anthracite est nouée autour de sa taille. Je l'ai déjà vu torse-nu de loin sur son balcon, ce qui m'a donné un aperçu prometteur de la carrure du bestiau. Mais de près ? Un orgasme visuel, comme dirait ma coquine de Nina. Une voix carnassière de vilain gremlins résonne dans ma tête : Miam miam.
Ses tatouages mettent en valeur ses muscles. Ou ses muscles mettent en valeur ses tatouages, au choix. Ses bras plein de biceps et de triceps font la taille de mes cuisses. Il est large d'épaules. Des obliques prononcés se prolongent sous la serviette. Un duvet sombre orne le haut de sa poitrine et son ventre aux abdominaux saillants. Un peu velu, mais pas trop non plus : l'équilibre parfait. Il n'a pas un gramme de graisse en trop, lui. Quant à ses tatouages, ils sont captivants. Des motifs ethniques et tribaux dont la signification m'est inconnue ; des formes géométriques et des spirales, essentiellement. Pas d'animaux, de figurations ou d'écritures comme les miens, que des dessins abstraits. En outre, Valentin doit peser au bas mot quatre-vingt dix kilos. Lucas, qui est déjà athlétique, passerait presque pour un gringalet à côté de lui. D'autant plus qu'une aura de puissance brute et quasi animale émane de ce corps à la virilité martiale.
Si je n'étais pas aussi émoustillée par cette vision, je flipperais à mort.
Sexbomb, sexbomb, you're a sex bomb, chantonne Tom Jones dans ma tête.
Vu le foyer de chaleur qui s'est accumulé dans mon visage, je pense que je dois être rouge écrevisse. Pourtant, je ne peux déloger mon regard de son torse ciselé. Je suis sûre que je ressemble à une abrutie... Une abrutie malpolie, qui plus est. Je me force à remonter les yeux vers les siens et, en me rendant compte qu'il est aussi en train de m'étudier sous le menton, j'en lâche mon cupcake.
Avec un réflexe de jongleur, Valentin courbe le dos et le réceptionne d'une main à trente centimètres du sol. Sciée par sa réactivité, je jure.
– Putain de merde !
– Non, il a l'air délicieux, riposte mon voisin, caustique, en lorgnant mon gâteau.
Je rigole nerveusement. Nom d'un chien, quelle cruche. Je me désespère.
Valentin me sonde silencieusement comme s'il attendait quelque chose de ma part. Je m'éclaircis la voix. Tous mes mots ont déserté mon esprit. Mes nombreuses voix intérieures ne me soufflent plus rien. Je suis livrée à moi-même face à cet homme déconcertant aux yeux revolver – c'est le cas de le dire.
– Je voulais... je venais vous dire... enfin... voilà, je balbutie en esquissant un vague geste vers le cupcake.
– C'est vous qui l'avez fait ?
– Anya et moi. Hier. Matin. Avant.
Il acquiesce comme si mon charabia avait un sens pour lui.
Nouveau silence. Une mouche vole dans le couloir. Bzzzzzzzzz.
Je m'essuie les paumes sur ma robe blanche à pois rouges et verts – ma robe de daltonien, comme l'appelle ma fille – ce qui attire son attention sur mes jambes nues. Valentin redresse le menton et immisce son regard affûté dans le mien. Parle ! Parle ! Parle ! crient toutes mes voix de concert.
– Merci-pour-hier-soir-non-je-veux-dire-ce-matin-c'était-gentil-de-votre-part-de-me-donner un-coup-de-main-je-ne-sais-pas-ce-que-j'aurais-fait-sans-vous-et-vous-n'étiez-pas-obligé-mais-au-fait-je-n'ai-pas-appelé-les-flics-et-j'espère-que-vous-aimez-les-cupcakes-chocolat-framboise, je lance avec un débit ultra rapide sans reprendre ma respiration.
Mon voisin arque les sourcils. Puis, lentement, millimètre par millimètre, un sourire ourle ses lèvres. Les miennes s'incurvent en écho dans une parodie burlesque de rictus niaiseux. Pas le genre mignon, le genre fille psychopathe.
– OK, dit-il simplement.
Un grand bavard.
Je pensais qu'il me questionnerait à propos de Lucas et moi. Or il ne cherche pas plus loin. Par respect ? Indifférence ? Mépris ?
Ce jeune homme est une énigme vivante. Décidément, il n'est pas comme les autres. Ce qui me donne envie de creuser plus loin que la surface. Il stimule ma curiosité – et pas que ma curiosité. Je tortille un pan de ma robe entre mes doigts en m'avisant qu'il m'analyse d'un œil inquisiteur.
– On ne voit pas votre hématome à la joue, mademoiselle Lewis.
– Je suis une pro du maquillage ! je dis avec un sourire faussement léger. Un peu de fond de teint couvrant et le tour est joué. J'avais l'habitude de...
Je ravale la suite de ma phrase devant l'ombre de frénésie meurtrière qui assombrit tout à coup son regard turquoise. Tant de violence contenue...
Un frisson dévale ma colonne.
– Et Anya ? Il l'a déjà frappée ? murmure-t-il gravement.
Je ne peux retenir un profond soupir en hochant la tête. Il s'obscurcit davantage. Je me sens obligée de combler le silence trop pesant par une confession que seuls savent mes proches.
– La nuit où Lucas a dérapé avec elle, j'ai attendu qu'il dorme profondément. J'ai bouclé ma valise et je suis partie avec elle dans les bras. Elle ne marchait pas encore. Je n'ai pas supporté qu'il s'en prenne à elle. Agacé par ses pleurs nocturnes, il l'a giflée, l'a secouée et l'a jetée à terre comme un vulgaire sac de patates. Ca a été un électrochoc pour moi, j'ai eu la peur de ma vie. C'était la première et la dernière fois qu'il portait la main sur elle, je m'en suis fait le serment.
Valentin me dévisage un instant, puis son expression se radoucit fugacement.
– Vous êtes une bonne mère, mademoiselle Lewis.
Je m'empourpre de plus belle. Son compliment inattendu me va droit au cœur, même s'il ne me connaît pas.
A nouveau, mon voisin se rembrunit.
– Merci pour le gâteau, dit-il avec une pointe de sécheresse qui ne m'échappe pas.
– Je vous en prie, monsieur Laurent, je réponds, un peu déçue par sa froideur subite.
Il me dédie un signe de tête formaliste et ferme sa porte, clôturant notre échange.
Je prends racine dans le couloir en clignant des paupières. Je ne parviens pas à cerner ce type lunatique. Il souffle le chaud et le froid. En sa présence, j'ai l'impression d'être à la fois indésirable et désirable.
Je tourne les talons, partagée entre mon dépit et mon aigreur.
***
Valentin
Je n'aime PAS les cupcakes.
Pas plus que je n'aime le bordel sans nom que cette femme est en train de semer dans ma vie bien ordonnée.
Dans ma salle de bains, j'ai entendu ses pas, ses talons qui claquaient dans le couloir en direction de mon appartement. J'avais mon arme à feu à portée de main sur ma commode ; on n'est jamais trop prudents. Quand j'ai identifié ma visiteuse matinale dans le judas, j'ai hésité à ouvrir ma porte. Mais en voyant à quel point elle hésitait à toquer, j'ai pris les devants. Ma main a tiré le verrou et tourné la poignée avant même que mon cerveau n'assimile ce qu'elle faisait.
Son regard émeraude m'a immédiatement mis le feu aux poudres. Elle m'a reluqué comme si j'étais son dessert. Et quand j'ai remarqué que sa petite robe courte épousait ses formes sensuelles et découvrait ses jambes, ça m'a achevé. J'ai eu un début d'érection. Mes pensées ont encore une fois dérivé vers des scènes crues où je lui retroussais sa robe pour mieux la trousser elle contre le mur.
Elle sentait atrocement bon, en prime. Un parfum de fleur fraîche... comme dans l'ascenseur.
Un visage d'ange pour lequel un diablotin se confesserait et un corps de démon à damner un saint, voilà l'image qu'elle m'inspire.
Il ne faut pas que je l'approche et il ne faut pas qu'elle m'approche. Je suis bien pire que son ex. Elle aurait dû le piger cette nuit. Elle doit avoir des tendances masochistes, ce n'est pas possible autrement.
Je me suis montré volontairement désagréable sur la fin. J'espère qu'elle me lâchera. Elle et sa petite en ont assez bavé. Je ne suis pas sa solution, je suis un problème. Bref, je ne peux pas m'autoriser à coucher avec elle, même une seule fois. Même si je la désire de plus en plus.
C'est une chic fille. Moi, je suis un tueur. On ne peut pas faire plus incompatibles.
J'aurais dû balancer ce stupide gâteau bariolé à la poubelle.
Pourtant, machinalement, je l'ai goûté.
Fait chier, il est succulent.
Je n'aime pas les cupcakes, je préfère le salé au sucré, mais celui-là... nom de Dieu. Je pourrais m'en envoyer une dizaine comme celui-là. Jusqu'à l'indigestion.
Alors que je boutonne ma chemise, je reçois un texto... de Robyn.
Improbable.
Mon varan, tu ne vas pas le croire ! J'ai été remercier mon Terminator italien trop canon et il venait de sortir de la douche. Un pur délice. Avec juste une serviette autour de la taille. Des abdos en béton et des pecs à la Chris Hemsworth*. Et ses tatouages, putain ! J'ai tellement mouillé ma culotte que j'ai dû allumer mon sèche-cheveux en rentrant ;-)
Je ris comme je n'ai pas ri depuis des années.
"Son Terminator italien trop canon ?" C'est un compliment original, au moins !
Je devrais faire comme si de rien n'était, mais c'est plus fort que moi. Je lui renvoie un sms.
Mademoiselle Lewis, je pense que vous vous êtes trompée de destinataire.
Dix secondes... Vingt secondes... Trente secondes... J'imagine la tête qu'elle tire ! Ce doit être désopilant. Va-t-elle me répondre, nier ou me snober ?
OMG !!!! Désolée !!! Une plaisanterie vaseuse entre ma meilleure amie et moi. J'ai honte !
OMG ? Qu'est-ce que ça veut dire ?
Dans d'autres circonstances, je lui aurais dit :
Navré d'avoir ruiné votre culotte. Non, je ne suis pas navré, je suis ravi. La prochaine fois que nous nous verrons, si vous tenez à éviter ce genre d'incident, n'en portez pas du tout.
Mais il n'en est pas question.
Sans transition, avez-vous mangé mon cupcake ? enchaîne-t-elle.
Ce n'est pas ce cupcake-là que je voulais manger, ma belle voisine...
Pas encore, je lui mens. Je n'ai pas faim, je le garde pour plus tard. Que veut dire "OMG"?
C'est l'abréviation de : Oh my god. Quel âge avez-vous, soixante balais ? me taquine-t-elle.
Soixante balais. Et je suis dur comme le bois dans mon jean. Pathétique.
Je vous trouve bien impertinente envers vos aînés, mademoiselle Lewis. Surtout après les avoir qualifiés de "pur délice". Votre culotte est-elle sèche à présent ?
Flirter ne m'engage à rien, ce n'est qu'un petit jeu anodin. C'est ce que je me répète en boucle.
Pas encore, monsieur Laurent. Ca va prendre un certain temps.
Mmmh... Apparemment, elle est plus audacieuse et délurée par écrit qu'en face-à-face.
La sensation d'humidité doit être quelque peu embarrassante, je rédige.
En effet. J'ai dû la retirer et me relever pour ne pas tremper mon canapé.
Cazzo ! J'ai mal à la queue. Elle a gagné, je vais devoir aller me branler avant de sortir le chien !
Coupe court, Val.
A ce point ? Non, je ne vous crois pas.
Mais qu'est-ce qui me prend ?
L'écran de mon portable reste éteint. Robyn est silencieuse. Je l'ai vexée...?
Les femmes...
Je vais promener Lassie dans le parc pendant une demi-heure. A mon retour, j'ouvre ma boîte aux lettres. Mais faute de courrier, je tombe sur un morceau de coton azur... mouillé.
Je suis hébété. Elle a considéré mon dernier texto comme un défi personnel !
Je dégaine mon portable de ma poche et pianote sur l'écran.
Mademoiselle Lewis, vous êtes culottée. Dans tous les sens du terme.
Elle m'envoie un smiley clin d'œil.
Vous me croyez, maintenant ?
Je vous crois, j'écris tout en refermant mon autre main sur la culotte de ma voisine avant de la ranger dans ma poche.
Je prends l'escalier et grimpe les marches des cinq étages deux à deux. Alors que je m'apprête à rentrer, j'entends un long cri plaintif provenant de l'appartement 511, celui de la vieille dame qui m'a emprunté du sucre et, plus récemment, du sel. Lassie aboie furieusement en allant gratter à sa porte. Elle doit être en mauvaise posture.
Je frappe à sa porte avec force. Un gémissement de douleur fuse de l'autre côté de la porte, suivi d'un appel à l'aide faiblard. Elle ne peut pas se lever. Elle a dû tomber, elle est peut-être blessée. Bon sang, je deviens un putain de bon samaritain, qu'on m'offre une médaille ! Par chance, la porte n'est pas verrouillée : sinon, je l'aurais défoncée d'un coup d'épaule. Mon chien s'introduit en un éclair dans l'appartement de la vieille dame et file comme une flèche. Deux secondes plus tard, son aboiement triomphant m'indique qu'il l'a retrouvée. Je me précipite dans la salle de bains.
Je me fige sur le seuil, blême. Son corps ridé et décharné gît sur le carrelage à côté de sa baignoire. Elle n'a pas l'air de saigner. Je fais abstraction de sa nudité en me focalisant sur son visage et je m'agenouille auprès d'elle. Ses yeux pleins de gratitude se posent sur moi.
– Madame ? Vous m'entendez ?
– Oh, dieu merci, vous êtes là, mon petit Valentin... J'ai glissé.
– Où avez-vous mal ?
– Surtout à la cuisse droite, sous la hanche...
Je suis contraint d'examiner l'endroit qu'elle est en train de... caresser. Il n'y a pas d'ecchymose ou de rougeur. Malgré moi, mon regard dérive sur...
La vue de son intimité fripée et imberbe me remplit d'horreur muette. Comment vais-je faire pour oublier ça ?
– Vous pouvez bouger la jambe, madame ?
Elle secoue mollement la tête.
– Je vais appeler le SAMU, je dis en tirant mon portable de ma poche.
– Non, ce n'est rien ! lâche la vieille dame en m'attrapant le poignet avec une fermeté surprenante. Ne les dérangez pas pour ça, jeune homme. Ce n'est pas la première fois que je tombe, je vais prendre un antidouleur et je gambaderai comme un cabri dans une heure. Si vous aviez la gentillesse de m'aider à me relever et me conduire jusqu'à mon canapé...
Je fronce les sourcils, pris d'un doute devant son sourire doucereux. Le sucre, le sel, et maintenant... Jouerait-elle la comédie ? Je remarque que l'eau ne s'écoule pas du robinet. Elle a dû le fermer avant sa chute, mais à part un enfant, qui prendrait un bain dans dix centimètres d'eau ? C'est louche. Par ailleurs, sa porte d'entrée n'était pas verrouillée, drôle de coïncidence...
Je vais chercher un peignoir en tissu éponge sur un porte-manteau et en recouvre ma vieille voisine avant d'enrouler mes bras autour d'elle pour la soulever avec précaution. Elle est légère comme une plume, mais elle s'accroche à moi comme une russe à une bouteille de vodka en léchant ses lèvres parcheminées. Je frissonne de répulsion.
J'en suis certain, à présent : elle n'est pas vraiment tombée. Et moi, j'ai sauté dans son piège à pieds joints.
Il faut que je me tire d'ici au plus vite !
– Mmmh, si fort, murmure-t-elle en me griffant légèrement les pectoraux. Mon héros.
Trappola* ! De plus en plus nerveux, j'accélère le pas et la dépose sur son canapé. Je m'empresse de reculer, mais je ne suis pas assez rapide : d'un geste vif et précis, ma vieille voisine perverse me claque les fesses avec une mine satisfaite, ce qui me laisse pantois.
– Mille mercis, jeune homme ! Si vous voulez une tasse de thé, servez-vous et...
– J'ai un rendez-vous, je vais être en retard, je coupe en faisant un pas en arrière.
– Oh ! Mais vous ne restez pas un peu ? Si ça se trouve, j'ai une commotion cérébrale ! scande-t-elle théâtralement en appuyant le dos de sa main sur son front.
– Vous ne vous êtes pas cognée le crâne.
– Peut-être que si et que je ne m'en souviens pas. Vous savez, à mon âge, la mémoire...
– Madame, arrêtez de me prendre pour un idiot.
– De quoi parlez-vous, jeune homme ?
– Vous connaissez l'histoire du garçon qui criait au loup ? je dis sans broncher. Le jour où il vous arrivera réellement quelque chose, personne ne viendra vous secourir.
Le visage affable de ma voisine se durcit tout à coup. Elle tend la main vers son paquet de cigarettes et son briquet. Elle s'en allume une en plissant les yeux vers moi comme un reptile lubrique.
– Faux-cul de rital, tu t'es bien rincé l'œil au passage ! grogne-t-elle en expulsant une bouffée de fumée. Vous les rital, vous êtes encore plus obsédés que les français.
Voilà donc sa véritable personnalité. C'est plus cohérent, en effet.
– En fait, je vais surtout devoir me rincer les deux yeux chez moi. Avec de l'acide sulfurique, de préférence.
– Tu sais pas à côté de quoi tu passes, mon mignon ! Je connais des trucs bien cochons dont tu soupçonnes même pas l'existence, tu deviendrais accro à moi en un rien de temps ! dit-elle en claquant des doigts. J'ai participé à tellement de partouzes en 1969 que j'ai perdu le compte. J'prenais des bains de foutre pour m'hydrater la peau.
N'imagine pas, Val. De grâce, n'imagine pas !
– Votre offre est tentante, mais... je passe mon tour. Lass, viens, on y va !
Au moment où je franchis la porte derrière mon chien, la voix de la vieille dame m'interpelle une dernière fois :
– Si tu changes d'avis, mon joli, tu sais où me trouver, j'suis à ta disposition ! Tu regretteras pas, j't'assure ! Je suis aussi étroite qu'une pucelle... partout !
Putain, mais où j'ai atterri...?
Trappola : traquenard
Fight Club : film avec Brad Pitt et Edward Norton qui se livrent à des combats clandestins très violents.
Chris Hemsworth : acteur australien ayant joué le super-héros Thor dans le film éponyme.
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