La première fois que tu m'as serré dans tes bras

Lundi 5 février 2007 – 16h43

Je quitte précipitamment la salle de musique en marmonnant un vague « au-revoir » à la prof qui me souhaite une bonne fin de journée, et dévale les escaliers pour rejoindre le hall. Tout en me dirigeant vers la grande porte, je jette un œil à ma montre. 16h43.

- Putain, merde.

Madame Benedetto ne pouvait pas choisir un autre moment pour me parler du concert de printemps, non ? Le bus qui fait le trajet jusqu'à San Stefano part dans 7 minutes... soit à peu près le temps qu'il me faut pour rejoindre l'arrêt. Je n'ai vraiment, mais vraiment pas, envie de rentrer à pied ni d'attendre deux plombes que quelqu'un puisse venir me chercher – surtout par ce temps-là ! Le vent glacé qui souffle sans discontinuer depuis ce matin me cueille à peine la porte franchie, ébouriffant un peu plus mes cheveux indisciplinés. Mon corps en entier frissonne. Bordel. Je rentre la tête dans les épaules et enfonce mes mains au fond des poches de mon blouson tout en accélérant le pas sur la via Elio Bernabei.

En plus, le lundi, Luca termine les cours à 14h et file directement à l'entrainement – je vais me fader les 20 minutes de route tout seul, à moins que Cipriano ou Alessia soient encore à Montepulciano – mais depuis qu'il a eu son scooter à Noël, ils ne prennent presque plus le bus. Pas grave, je suis crevé de toute façon – il n'est pas impossible que je m'endorme... si je ne le loupe pas ! Pour m'éviter ce calvaire, je décide de piquer un petit sprint, mon Eastpak sous le bras – ce qui n'est pas une si mauvaise idée puisque le chauffeur vient d'enclencher la fermeture des portes à l'instant même où je me présente au pied du véhicule. Il hoche le menton d'un air grincheux tout en me fusillant du regard, puis rappuie sur le bouton pour que je puisse monter.

- Il faut arriver à l'heure, hein ! La prochaine fois...

Sans attendre qu'il ait terminé, je présente ma carte et lâche :

- Oui... désolé.

Inutile de préciser que je ne le suis pas, en fait. Roberto – ainsi que l'indique son badge – est juste un spécimen ce qu'il y a de plus courant chez les conducteurs de bus : un pur dictateur qui pense pouvoir décider des horaires comme ça l'arrange. Mais en vrai, il est pile 16h50 - et je ne suis pas en retard. Bref.

Je commence à remonter l'allée centrale en essayant de repérer des sièges libres – le bus est loin d'être complet, cela ne devrait pas poser de problème. A cette heure-là, la plupart des voyageurs sont des collégiens ou des lycéens. D'habitude, ils sont tous penchés sur leur Nokia ou écoutent de la musique, les écouteurs de leur mp3 suspendus à leurs oreilles, et les conversations s'apparentent à un faible bourdonnement. Mais aujourd'hui, ça discute dans tous les coins avec animation. Un seul sujet est sur toutes les lèvres : ce qui s'est passé samedi soir en Sicile - les émeutes entre supporters du match Calcio Catane - US Palerme, et la mort d'un policier, sans compter les dizaines de blessés. Toutes les rencontres sont annulées jusqu'à nouvel ordre – autant dire que certains ne sont pas contents. Mon père y compris. La fédération italienne de foot est mise en cause parce qu'apparemment, de nombreux stades ne sont pas aux normes. Pour être honnête, je m'en fous un peu – j'aime bien le foot mais... de loin. Je préfère le rugby. Avec Luca, Valentina et Celio, on a regardé le match des 6 nations contre la France samedi. Comme il fallait s'y attendre, les italiens se sont fait euh... quel est le terme approprié ? exploser ? laminer ? écraser, pour être clair : avec un score de 3 à 39, il est temps d'inventer un mot spécial pour les défaites de l'Italie dans ce tournoi. Bon, en même temps, c'est pas un drame national et ça ne nous a pas empêchés de nous marrer pendant le reste de l'après-midi en jouant à la PS3 chez Celio et en dévalisant les placards de tout ce qu'on a pu trouver à manger.

- Salut Matteo !

Je tourne la tête vers Giada, assise à côté de Marco, et leur adresse un grand sourire.

- Hé, Salut ! Ça va ?

- Ouais ça va... Dis-donc, tu as failli rentrer à pied, hein ! Cet enfoiré de Roberto... s'esclaffe-t-elle en plaquant une main contre sa bouche.

Avant que je n'ai eu le temps de lui répondre, la voix dudit Roberto rugit à travers le bus pour m'enjoindre de trouver une place rapidement. Je grimace et lève les yeux au ciel en pouffant à mon tour, puis reprends mon chemin.

- A plus !

J'aperçois enfin des places inoccupées quelques rangées plus loin. J'avance rapidement mais indifférent au fait que je ne sois pas encore installé, le chauffeur démarre un peu trop brusquement et je manque de m'échouer sur une fille qui pousse un petit cri de surprise : qu'est-ce que je disais à propos de ces débiles ?

Je m'excuse auprès de ma « presque victime », sincèrement désolé, avant de me laisser tomber sur le fauteuil de la rangée suivante en soupirant. Bon – au moins, je suis dans le bus. Je jette mon sac à côté de moi et ouvre la poche de devant pour y ranger ma carte. Mon regard tombe sur les fils tressés que j'ai glissés dans la pochette transparente qui la contient. La teinte autrefois orange vif tire désormais sur un gris terne vaguement ocre. Luca. Mes lèvres s'étirent d'elles-mêmes aux souvenirs que nos bracelets brésiliens emmêlés – ou plus exactement ce qu'il en reste - font ressurgir dans ma mémoire : la mémorable partie de Douaniers et Contrebandiers de mes 10 ans. L'été génial que nous avons passé ensemble. Et quelques mois plus tard, son retour pour les vacances.

C'était il y a deux ans tout pile, en février 2005. A peine était-il descendu de la voiture qu'il est venu vers moi, les yeux pétillants. Il a plongé la main dans sa poche d'où il a tiré son bracelet :

- Tu avais raison... ça marche, ce truc. Le jour où je suis rentré en France, j'ai fait le vœu de revenir ici. Je l'ai trouvé enfoui dans mes draps l'autre matin en me réveillant... et me voilà ! C'est cool, non ?

- Tu m'étonnes !

- Tiens. Garde-le. Tu le mettras avec le tien – ils resteront ensemble, comme ça.

J'ai levé le bras entre nous d'un air perplexe :

- Regarde... il est toujours bien accroché ! J'ai pas l'impression qu'il est prêt à tomber ! Pfff... pourtant mon vœu s'est exaucé depuis longtemps !

- Ça veut peut-être dire que t'as droit à une deuxième chance ? Fais un autre vœu !

J'ai donc conservé le bracelet de Luca. Le mien s'est dénoué quelques mois plus tard – la veille de la rentrée... Je les ai glissés tous les deux dans ma carte de bus. Ils y sont encore. Je ne sais pas exactement pourquoi je les garde – j'ai l'impression que tant qu'ils resteront ensemble, notre amitié sera indestructible. Et puis après tout, si ça se trouve, ils ont vraiment un pouvoir magique – ou quelque chose comme ça ? Peut-être que c'est vraiment grâce à son bracelet que Luca est revenu... et même, qu'il est resté pour de bon. Quand ses parents ont officiellement annoncé leur séparation au printemps suivant, Luca a choisi de venir vivre ici, en Italie, avec son père. Ça fait maintenant presque deux ans qu'il vit à San Stefano. Presque deux ans que nous prenons le bus ensemble tous les matins pour aller au collège. Presque deux ans que nous nous voyons quasiment tous les jours, souvent avec Valentina, Tomeo et les autres, et parfois sans eux. C'est vrai que depuis qu'on a quitté l'école du village, c'est moins facile de nous voir tous ensemble : Luca, Celio, Alessia, Cipriano et moi allons au collège Pascoli, à Montepulciano, mais Tomeo et Valentina, eux, vont à Pienza. Alors on se retrouve le samedi après-midi dans le parc derrière l'église – ou sur les bancs qui longent le terrain de rugby. Parce que depuis la rentrée dernière, Luca joue dans le club de Montepulciano et nous assistons à ses matches quand ils ont lieu à domicile. Comme il est rapide, il joue plutôt demi de mêlée ou trois quarts. Mais quel que soit son poste, on s'en fout : on est là pour l'encourager. Il n'y a pas de meilleurs supporters que nous.

Je crois que ça m'aurait plu, le rugby, mais j'avais depuis longtemps envie d'apprendre à jouer de la guitare – et mes parents m'ont demandé de choisir entre les deux, parce que « les allers-retours jusqu'à Montepulciano, ça va bien deux minutes », a dit ma mère. Elle n'a pas forcément tort, j'avoue. Du coup, j'ai opté pour la guitare, et j'assiste aux matches de Luca. J'ai commencé à jouer il y a deux ans, et quand je suis entré au collège, je me suis inscrit dans la classe de musique et de chant de Mme Benedetto. Attention, que ce soit bien clair : nous avons toujours l'intention, Tomeo et moi, de nous faire virer comme des malpropres de la chorale du Père Bartolomeo dès que notre voix aura mué. C'est précisément le « vœu de secours » que j'avais formulé suite à la suggestion de Luca – en espérant que cela soit plus efficace que les cierges à la Madone (d'ailleurs, à ce sujet : je crains qu'au Paradis, les lires n'aient plus cours et que ce soit une raison possible de l'échec de notre requête d'il y a 2 ans). Mon bracelet n'a apparemment pas les mêmes pouvoirs que celui de Luca – je passe encore de trop nombreux dimanche à l'église. Mais... bonne nouvelle : ça ne devrait plus tarder, maintenant : ma voix « dérape » de plus en plus souvent. La semaine dernière, le Père Bartolomeo m'a fusillé d'un regard noir pendant la messe... mais bon, je n'y suis pour rien ! J'ai écarquillé les sourcils d'un air exagérément affligé, alors qu'en réalité, une fanfare triomphante s'est mise à retentir en moi. Rien n'échappe à Tomeo – et surtout pas ça. Furieux, il m'a donné un coup de coude – que je ne me suis évidemment pas privé de lui rendre sur le champ, suscitant quelques remous dans les rangs du chœur : pour un peu, la messe tournait à la catastrophe. En sortant, mon pote m'a fait une scène, m'interdisant de partir sans lui, ni avant lui. Plutôt crever : dès que je peux, je me tire !

Le bus stoppe sur la piazza Santa Maddalena. Avant de quitter mon siège, je balaye la place du regard, mais il n'est pas là. Il n'habite pas très loin alors parfois, le lundi, il prend son vélo et vient m'attendre à l'arrêt. Il me raccompagne un bout de chemin avant de rentrer chez lui. Mais pas aujourd'hui. Je hausse une épaule en remontant la fermeture éclair de mon blouson jusqu'en haut et me mets en route. D'habitude, il me faut 20 minutes pour rejoindre le domaine – mais avec le temps qu'il fait aujourd'hui, je presse le pas et après 17 minutes 34 secondes exactement – j'ai activé le chrono sur ma montre -, j'arrive devant la porte de chez moi. Par la fenêtre, j'aperçois ma mère et Nonna dans la cuisine. Elles mettent des olives en bocaux, avec une multitude d'aromates différents, pour les vendre sur le marché ou à la coopérative. Je devine au mouvement de leurs têtes et de leurs épaules, que la discussion est animée – et plutôt détendue, compte-tenu du sourire qui orne leur visage. Elles paraissent tellement proches l'une de l'autre. Pourtant, Nonna est la mère de mon père. Mais je sais qu'elle adore sa belle-fille – et c'est réciproque. Ma mère a perdu ses parents il y a près de 15 ans maintenant, elle venait à peine de fêter ses 18 ans – et je n'ai pas de grands-parents maternels, du coup. Mais Nonna a toujours été très présente – d'ailleurs, quand j'étais petit, je pensais qu'elle était sa mère à elle. Toutes les deux se connaissent depuis si longtemps. Mes parents se sont rencontrés au collège. Ils se sont mariés jeunes. Souvent, ma mère dit que c'était son destin... mais parfois, j'ai du mal à saisir si c'est un regret ou juste un constat. Mes parents s'aiment, je crois. En tous cas, ils se sont aimés, c'est sûr. Mais aujourd'hui... il m'arrive de penser que ma mère n'est pas toujours heureuse. Pfff... je sais pas. Mon père bosse comme un fou – en tant que fils unique, il a toujours voulu montrer qu'il était digne de reprendre l'exploitation familiale.... Il a plus que réussi, en réalité. Aujourd'hui, l'huile San Stefano di Biagio est réputée dans la région, et plusieurs grands chefs l'utilisent au sein de leur restaurant. En fait, mes parents vivent pour l'oliveraie et c'est peut-être juste ça qui me parait bizarre, à moi. De mon point de vue, ils sont plus prisonniers qu'autre chose. Et même si j'adore San Stefano, j'avoue que mon entrée au collège m'a fait changer d'avis. Disons que j'ai réalisé qu'il y avait des milliards de trucs chouettes à faire ailleurs et des tas de gens intéressants aussi – Luca en est la preuve.

Bref. Je me décide à pousser la porte.

- Coucou Maman ! Ciao Nonna !

- Ciao caro mio !

- Hey, Mi amore !

Ça, c'est ma mère. Elle interrompt sa tâche et vient m'enlacer. Je l'entoure de mes bras en enfouissant mon nez dans son cou – d'ici quelques mois, je serai plus grand qu'elle... enfin ! J'ai hâte. Mais même alors, hors de question que je renonce à ce câlin maternel quotidien à mon retour du collège. Je ferme les yeux un court instant. Elle sent bon. Elle est belle. En vrai. Genre Monica Belluci version Toscane ordinaire. Au bout de quelques secondes, elle me lâche doucement et me sourit, avant de retourner derrière le plan de travail, près de ma grand-mère occupée à piler de l'ail frais avec du basilic.

Je pioche une pomme dans la coupe posée sur le buffet :

- Je monte faire mes devoirs.

- Mmmh... A tout à l'heure !

Je rejoins ma chambre et laisse tomber mon sac au pied de mon lit. J'allume la radio et reconnais immédiatement la chanson qui passe à l'antenne : Svegliarsi la mattina, de Zero Assoluto – j'aime bien ce groupe. C'est d'ailleurs un de leurs morceaux que j'ai choisi de jouer au concert de printemps. Mes yeux tombent sur ma Game Boy échouée entre mes draps : malgré les appels désespérés qu'elle me lance, je me détourne et m'assois à mon bureau en soupirant. Courage : je n'ai que deux exercices de mathématiques et un résumé en italien. En 20 minutes, ça devrait être plié.

Quand ma mère m'appelle pour le dîner, j'ai en effet terminé mes devoirs depuis longtemps et suis en train de me faire tirer dessus par quatre ou cinq mercenaires dans un village perdu au fin fond de la Bolivie. Le nouveau Tomb Raider est absolument génial – depuis que mes parents me l'ont offert à Noël, j'y joue dès que j'ai 5 minutes. Mais, là... je crains qu'il n'y ait plus rien à faire pour la pauvre Lara, qui s'écroule à terre dans une mare de sang.

- Pfff... merde.

J'éteins la console et la jette sur mon lit avant de quitter ma chambre, pour rejoindre mes parents et Nonna dans la cuisine. Cette pièce est le spot préféré de la famille, je crois - en tous cas, c'est le mien, surtout au moment du dîner – où nous sommes réunis tous les quatre. Quand j'arrive, mes parents et ma grand-mère sont affairés et discutent dans une atmosphère chaleureuse et détendue – a priori, mon père a décroché un nouveau contrat de partenariat avec un restaurant du côté de Florence. Il est penché au-dessus d'une grande cocotte en fonte d'où s'échappe des volutes parfumées de thym, de laurier et de tomate. Mon ventre se met à gargouiller à l'idée de l'osso bucco qui mijote là-dedans.

- Mmmh... ça sent bon ici ! Salut Papa !

- Bonjour fils ! Comment ça va ?

- Bien... j'ai super faim !

- Alors mets la table ! intervient ma mère en disparaissant dans le cellier derrière la cuisine, les bras chargés des bocaux qu'elle a préparés dans la journée pour les entreposer au frais.

- Tu mettras des grandes cuillères pour les spaghetti !

- Ok, Nonna...

Je termine de placer les couverts lorsque ma grand-mère dépose au centre de la table un plat fumant de pâtes arrosées d'un filet d'huile d'olive.

- C'est prêt, Salvatore. Apporte l'osso bucco !

- Et voilà !

A peine servi, j'engouffre dans ma bouche un morceau de viande fondant enrobé de sauce tomate : c'est tellement bon que j'ai l'impression d'être au paradis.

- Alors, cette journée ? Est-ce que vous avez parlé du foot, au collège ?

- Moi, pas trop, hein... tu sais.

Il secoue la tête avec une grimace dépitée.

- Sinon, ça a été. J'ai vu Madame Benedetto pour le concert de printemps : finalement, j'accompagne Luisa à la guitare pour sa chanson, et j'en chante deux : une tout seul et une avec Mario.

Mon père esquisse une moue admirative. Ma mère secoue la tête pudiquement. Nonna, elle, résume le tout.

- On est fier de toi.

- Oui, on est fier de toi, Matteo.

- Chanter, ça n'aide pas à faire murir les olives... mais moi aussi, je suis fier de toi.

Je roule des yeux tandis qu'il ricane, très satisfait de son trait d'humour pourtant plutôt approximatif - on ne va pas se mentir. En même temps, sa remarque ne m'étonne pas : l'oliveraie, c'est sa vie.

- D'ailleurs... en parlant de chant... reprend ma mère sur un ton ennuyé, le père Bartolomeo a téléphoné...

Je m'immobilise, la fourchette à mi-chemin entre mon assiette et ma bouche, suspendu à la suite. Pitié, pitié, pitié...

- Hum... Il avait l'air très embarrassé... mais je crains que tu ne sois plus vraiment... enfin, ta voix...

Je ne lui laisse pas le temps de terminer et m'exclame joyeusement en levant un poing vers le ciel :

- Yes !

Mon père et Nonna éclatent de rire tous les deux – tandis que ma mère fronce les sourcils d'un air réprobateur :

- Matteo !

- Oui... euh... désolé ! Mais j'en ai marre, maman. Ça fait presque 7 ans maintenant – j'ai assez donné, non ? Et puis, je préfère chanter des trucs modernes et jouer de la guitare...

Durant une ou deux secondes, le silence s'impose autour de la table. Puis mon père lâche, sur un ton laconique :

- Puisque ça va te libérer des dimanches, tu vas pouvoir m'aider ici...

Je tourne vivement la tête vers lui, alarmé. Il enroule consciencieusement ses spaghetti autour de sa cuillère sans même me regarder, un petit sourire au coin des lèvres. J'espère qu'il n'est pas sérieux ! Je m'apprête à lui poser la question mais ma grand-mère me devance :

- Salvatore... il n'a même pas encore 13 ans.

- Ben c'est bien assez, non ? Regarde-moi ces muscles, s'exclame-t-il tout en tâtant mes bras sans la moindre considération pour mon regard désespéré.

- Mmmh... ah oui ? 13 ans, c'est bien assez ? Je me souviens pourtant d'un garçon, il y a quelques années qui... reprend Nonna, sur un ton amusé.

Mon père l'interrompt alors en levant les mains devant lui en signe de capitulation :

- Ok mamma, n'en dis pas plus... C'est bon, c'est bon ! Matteo – tu as de la chance de l'avoir dans ton camp, sache-le.

- Dommage... j'aurais bien écouté cette histoire, moi, déclaré-je avec le sourire le plus naïf que j'aie sous le coude.

Il me jette un regard mi-figue mi-raisin et cette fois, c'est à Nonna Smerlada et ma mère de s'esclaffer. Mon père grogne pour la forme, mais je vois bien qu'il n'est pas réellement fâché.

A la fin du repas, je ramasse mon assiette pour la déposer dans le lave-vaisselle :

- Est-ce que je peux appeler Luca ?

- Luca ? Mais... tu ne l'as pas vu ce matin ?

- Si... mais j'ai plein de trucs à lui dire ! Et puis... je dois lui donner une réponse pour... pour samedi, ajouté-je d'une voix incertaine.

Mes parents échangent un bref regard : samedi, Luca organise une petite fête chez lui pour ses 13 ans. Il y aura Valentina, Tomeo, Alessia et Celio. Plus trois de ses copains de classe. Il nous a proposé de rester dormir, à Tomeo et moi. Giovanni sera présent, évidemment. Ma mère esquisse un léger signe du menton à l'intention de mon père.

- D'accord, consent-il. A condition que tu sois à jour dans tes devoirs !

- Evidemment ! Super ! J'y vais, alors !

Je saisis le téléphone sur son socle et cours m'enfermer dans ma chambre pour appeler mon pote.

Je lui apprends les deux bonnes nouvelles qui viennent de tomber – nous sommes juste morts de rire en imaginant la tête de Tomeo lorsqu'il sera au courant - et nous parlons de milliards d'autres choses – en particulier de la fête de samedi.

En plus de nos potes de San Stefano, il a invité Andrea, qui est dans sa classe et joue au rugby avec lui. Je l'ai croisé de temps à autres lors des matches auxquels j'assiste, ou bien dans les couloirs du collège. Il est plutôt sympa. Isham et Sandro aussi paraissent cool, même si je les connais moins.

- J'ai dit aux autres de venir à partir de 18h30, mais si tu veux, tu n'as qu'à venir directement après le match. Tu seras là ?

- Ouais, c'est prévu... Mais s'il pleut, je ne garantis rien.

- Hé ! Même sous la pluie, on joue, nous !

- C'est un sport de tarés, qu'est-ce que tu veux que je te dise ?

- Donc, tu es en train de dire que je suis un débile ?

- Eh ben en fait...

- Ok. Tu l'auras voulu : la prochaine fois, tu peux rêver pour que je te laisse gagner à Mario Kart !

- Tu sais pas jouer à Mario Kart.

Durant le bref silence qui s'instaure entre nous, j'imagine parfaitement le sourire en coin qui se dessine à cet instant sur ses lèvres – il fait toujours ça quand il sait que je l'ai cramé - et ça me fait sourire moi aussi. Après quelques secondes, j'entends un petit toussotement au bout du fil, puis sa voix de nouveau, qui résonne étrangement – comme s'il semblait mal à l'aise :

- Sinon... euh, je voudrais te dire un truc...

A cet instant, ma porte s'ouvre et la tête de ma mère apparait dans l'entrebâillement.

- Attends une seconde.

- Il serait temps de penser à raccrocher ! Je suis sûre que ça peut attendre demain, à présent !

A son ton, je comprends qu'aucune négociation n'est possible. J'acquiesce d'un signe de tête.

- Bon... Je te laisse... on se voit demain.

- Ok. A demain.

- Ciao.

A 7h20 précises, le bus démarre dans une secousse tranquille et prend la direction de Montepulciano après avoir traversé le village encore endormi. Je tourne la tête vers Luca assis sur le siège à côté du mien, et l'observe un court instant, concentré sur son mp3 à choisir la playlist que nous allons écouter pendant le trajet. La faible luminosité orangée provenant des leds disséminés dans le plafond dessine des ombres mouvantes sur ses pommettes. A voix basse, je lui demande enfin :

- Alors... qu'est-ce que tu voulais me dire, hier ?

Il relève vivement les yeux et les plante dans les miens. Même dans la pénombre, ils sont très bleus. Durant quelques secondes, mon pote semble réfléchir – ou hésiter peut-être. Il ouvre la bouche, puis la referme deux ou trois fois sans prononcer le moindre mot. Finalement, il passe une main dans ses cheveux pour repousser une mèche imaginaire et détourne le regard. Je fronce les sourcils : qu'est-ce que ça veut dire, ça ?

- Ben accouche !

- Oui, oui... deux secondes... si tu crois que c'est facile, marmonne-t-il en faisant tourner son mp3 entre ses doigts.

- Je peux pas savoir si c'est facile, vu que je n'ai aucune idée de ce dont il s'agit.

Il inspire profondément et me regarde de nouveau. Je l'ai rarement vu aussi sérieux.

- Ne te fous pas de moi, prévient-il d'une voix sourde.

- Promis.

- Voilà... il y a une fille... que j'aime bien.

Ah... c'est ça ?! Je me retiens de sourire – j'ai promis – et balbutie :

- Ben... ok... je... c'est tout ? Pourquoi est-ce que...

- Non, c'est pas tout, me coupe-t-il un peu sèchement.

Devant mon air surpris, il marque une nouvelle pause : manifestement, le morceau est difficile à cracher. Il soupire une fois de plus et lâche :

- C'est... c'est Valentina.

Oh. Je le fixe, incrédule. Ses mots résonnent plusieurs fois dans ma tête, sans que je ne parvienne à comprendre ce qu'ils signifient. Ah, si...

Luca a un crush. Pour Valentina. Est-ce que c'est censé être problématique ? Je suppose que non, en fait. Je connais Valentina depuis qu'on est tout petit et nous avons toujours traîné ensemble – et même si nous avons été longtemps catalogués comme « amoureux », cela n'a jamais été une réalité. Quant à Luca, c'est juste mon meilleur pote et il n'existe rien sur cette terre qui puisse briser notre amitié. En théorie, si on y réfléchit, ça devrait être le combo gagnant... non ? Même si j'ai conscience, au fond de mon esprit, que les choses ne sont pas aussi évidentes, je refuse de m'attarder plus longtemps sur tout ça et remarque d'une voix aussi convaincue que possible :

- Ben ok. C'est cool.

Il a une moue dubitative. J'insiste :

- Je m'en fous, en fait. Ça va rien changer, si ?

La seule chose qui me ferait vraiment, vraiment chier, c'est de le perdre : voilà la vérité. Je ne suis pas prêt à le partager, en fait...

- Non... évidemment, ça change rien. Rien de rien, confirme-t-il d'une voix ferme.

Un bref silence s'instaure entre nous, durant lequel nos yeux ne se quittent pas. Ce regard-là vaut toutes les promesses de la terre, en fait : notre amitié importe plus que n'importe quoi d'autre. Rassuré, je hausse finalement les épaules avec un sourire :

- Ben voilà... moi aussi, il y a une fille que j'aime bien.

Ses lèvres s'étirent et ses yeux se mettent à pétiller :

- Qui est-ce ?

- Luisa.

- Luisa ? Et t'allais même pas m'en parler ?

- Mais si ! J'attendais juste le bon moment... Allez... tu nous la mets, cette playlist ?

Il pouffe de rire en démêlant le fil des écouteurs et m'en tend un, tandis qu'il enfonce le sien au creux de son oreille.

- Qu'est-ce que tu nous as prévu pour ce matin ?

- Muse.

- Cool.

- Ouais. C'est cool, répète-t-il à voix basse en collant son épaule contre la mienne.


***


Vendredi 9 février – 10h27

Il me faut quelques secondes avant de repérer Luca à l'autre bout de la cour, près de l'entrée n°2, celle qui mène aux salles de musique et d'arts plastiques. Il est en compagnie d'Andrea, Isham, Luisa et Sandro – des élèves de sa classe. A mesure que je m'approche, je constate que la conversation semble très animée – en témoignent les bras d'Andrea qui s'agitent dans les airs. Luca secoue énergiquement la tête à plusieurs reprises, avant de se planter devant lui, bras croisés sur la poitrine et le menton relevé dans une attitude de défi – la scène est assez curieuse, en fait : face à cette armoire qu'est déjà Andrea, autant dire que Luca ne fait pas le poids... mais il n'a pas l'air de s'en soucier le moins du monde, en réalité. Finalement, cette scène illustre assez bien le petit côté arrogant qu'il montre volontiers aux autres - ce qui me fait sourire bêtement – pfff... je dois avoir l'air d'un vrai crétin.

Hier, il a eu 13 ans. Mes parents les ont invités, lui et son père, à dîner chez nous. C'était trop bien. Nonna avait préparé un pan di stelle pour le dessert. Il a soufflé ses bougies et Giovanni lui a offert le cadeau qu'il espérait : un Nokia 6086. Il a trop de chance. Je croise les doigts pour avoir moi aussi bientôt un portable – mais bon, c'est pas gagné, autant être lucide. Nous avons passé un long moment affalés sur le canapé, à la fin du repas, à découvrir toutes les applis et les jeux qu'il contient. Le premier numéro qu'il a entré dans son répertoire est celui de chez moi – c'est plutôt classe, non ? En ce qui concerne notre cadeau à nous – un maillot de rugby du Stade Toulousain, le club français qu'il adore – je le lui offrirai samedi. J'espère que ça lui plaira.

A la fin de la soirée, nous les avons accompagnés jusqu'à leur voiture. Sous un ciel constellé d'étoiles, Luca a remercié ma mère, qui l'a affectueusement serré dans ses bras.

- Encore bon anniversaire, mon grand !

- Merci Melina pour ce super repas.

Puis il a tendu la main à mon père, qui l'a saisie avec sérieux et serré ma grand-mère contre lui :

- Ton pan di stelle était trop bon, Smeralda.

Enfin, pendant que les adultes échangeaient encore deux ou trois mots, il s'est tourné face à moi, les yeux brillants. J'ai cru, durant une fraction de seconde, qu'il allait me serrer dans ses bras, moi aussi. Je l'ai fixé en silence, le souffle suspendu et le cerveau en ébullition, incapable de décider si j'avais envie qu'il le fasse ou si j'en avais peur. Je me suis vraiment posé la question. Et je n'ai vraiment pas su y répondre. Pourtant, si on jouait ensemble au rugby, si nous étions seulement cousins, le sujet n'en serait pas un – et nous serrer dans nos bras paraitrait même... normal. Mais c'est mon meilleur ami. Juste mon meilleur ami. De longues secondes se sont écoulées ainsi sans que ni l'un ni l'autre ne fassions le moindre mouvement. Le regard paumé, il a finalement froncé les sourcils et ouvert la bouche avant de la refermer, sans avoir prononcé un mot. Dans un effort qui m'a paru surhumain, j'ai réussi à esquisser une sorte de sourire – ou une grimace, je ne sais pas – et j'ai suggéré :

- En fait, dans un autre univers, on doit être frère... tu crois pas ?

Il a passé une main dans ses cheveux, puis soupiré doucement, le regard incertain :

- Ouais... pas impossible.

- Moi, j'aime bien l'idée... A demain, alors.

- Ouais. A demain.

C'est un éclat de voix – Isham, je dirais – qui me tire de mes pensées : alors que je ne suis plus qu'à quelques pas de mes potes, je le vois en effet rouler des yeux, apparemment exaspéré, tandis que Luca pointe son doigt vers Andrea et déclare sur un ton condescendant :

- C'est des conneries ! Je peux pas croire que tu penses un truc pareil ! Rassure-moi : tu répètes juste ce que disent tes parents, hein ?

- Va te faire...

- Salut !

Tous les visages se tournent vers moi, les yeux arrondis par la surprise. Ils étaient tellement absorbés dans leur conversation qu'ils ne m'ont même pas vu arriver. Andrea fusille Luca du regard, tandis que ce dernier esquisse un sourire à mon intention :

- Hey, Matteo !

- Vous parliez de quoi ?

- Du truc qui a été voté hier, répond-il simplement, comme si c'était une évidence.

- Hein ?

Luisa croise les bras sur sa poitrine et précise :

- La loi qui donne le droit aux hommes de vivre ensemble et...

Isham l'interrompt sèchement :

- N'importe quoi ! C'est une loi qui accorde des droits identiques à tous les couples quand ils ne sont pas mariés, hétérosexuel ou non...

- Qu'est-ce que t'en sais, d'abord ?

- C'est ma mère qui me l'a dit. Elle est avocate, hein. Elle sait de quoi elle parle.

- De toute façon, c'est dégueulasse, affirme Sandro en grimaçant de dégoût.

Luca lève les yeux au ciel :

- Mais qu'est-ce que tu racontes ? Qu'est-ce qui est dégueulasse ?

- Deux hommes ensemble, mec : c'est dégueulasse...

Andrea hoche la tête avec conviction.

- Je suis d'accord. Rien que d'y penser... et il fait mine de vomir avant de ricaner comme un débile.

Non mais... Il est sérieux ? Luisa se tourne alors vers Isham, une moue incertaine accrochée au visage :

- Mais c'est pour les femmes aussi, du coup ?

- Ouais. C'est pour tout le monde...

- Ma mère dit que dans une famille, il doit y avoir un père et une mère... et que si ça continue, on autorisera bientôt n'importe qui à se marier...

Jusqu'à présent, je suis demeuré silencieux, un peu ébahi par la tournure de la discussion. J'avais en effet vaguement entendu parler des débats en cours dans le pays, sans vraiment m'y intéresser. J'avoue que je n'ai jamais réfléchi à cette question. Ceci étant, les mots de Sandro me font tiquer. Je fronce les sourcils :

- N'importe qui... tu veux dire : deux hommes ou deux femmes ?

- Ouais. Les pédés, quoi.

- Ça n'a rien à voir, t'es con ou quoi ? Je suis sûr qu'il y a des tas de gens autour de nous que tu apprécies, qui sont gays et tu ne le sais même pas ! C'est pas parce qu'on est homo qu'on est « n'importe qui »...

- Ok, si tu veux... mais ces gens, ils peuvent pas avoir d'enfants, tu vois. Donc ça prouve bien que c'est pas normal.

- Mais qu'est-ce que tu racontes ? On parle pas de ça ! Ils veulent juste vivre ensemble normalement. Comme tout le monde.

- Bah pourquoi ils veulent vivre ensemble ? C'est débile.

- Ben parce qu'ils s'aiment, tête de nœud ! s'exclame Luca en levant les bras, au comble de l'exaspération.

Pour dire la vérité et même si je n'envisageais pas autre chose, sa réaction me soulage : on est dans le même camp tous les deux. Il jette un regard rapide dans ma direction – nos pensées se rejoignent, probablement. Il sourit au clin d'œil que je lui adresse avant de détourner la tête.

Dans un flash, je pense à Elio. C'est un élève de 3e, qui suit le cours de Madame Benedetto avec Luisa et moi. Il joue de plusieurs instruments et est également le chanteur d'Inferno - un groupe de Heavy Metal, qu'il a fondé avec sa sœur aînée et un autre garçon, lycéen, je crois. C'est un élève un peu à part et plutôt solitaire, au sein du collège. Il a peu d'amis – voire pas du tout, en fait : quand je le croise, il est souvent seul. Pourtant, il est super intéressant et connait des milliards de choses sur l'histoire de la musique, ses courants... il nous arrive souvent de discuter durant les pauses. Il se fout régulièrement de moi parce que j'aime bien Zero Assoluto et Robbie Williams – il dit que c'est de la merde. Mais bon, quand j'ai émis de sérieux doutes sur le fait qu'on puisse considérer les hurlements de 3 Inches of Blood, comme de la musique, il a rigolé. Il est sympa. Les gens disent qu'il est gay. Lui n'a jamais ni confirmé, ni démenti ces rumeurs. J'ai juste l'impression qu'il s'en fout. En tous les cas, je ne vois pas pourquoi j'irais me mêler de ses affaires. Et pourquoi ça ferait de lui quelqu'un de moins sympa. Pourquoi je devrais me sentir gêné parce qu'il est avec un mec ? Il ne m'oblige pas à vivre comme lui – donc pourquoi je l'obligerai à vivre comme moi ?

- Non. Non. Non. On peut pas accepter ça ! Je veux dire, considérer que ce sont des vrais couples et...

Luca arrête Andrea d'un signe de la main, manifestement excédé.

- Attendez... Attendez... Il faut qu'on se mette d'accord sur un truc, là.

Il pose son regard sur Sandro, Andrea et Luisa tour à tour, avant de poursuivre :

- Est-ce que les homos demandent à ce qu'on impose leur mode de vie aux autres couples ?

Ils ouvrent de grands yeux perplexes et incertains, sans que le moindre son ne sorte de leur bouche.

- La réponse est non, évidemment, continue Luca. Ils veulent juste pouvoir vivre comme ils en ont envie. Cela n'empêche pas les autres de continuer à vivre comme ils l'ont toujours fait. De se marier, d'avoir des enfants. Cette loi – Isham, tu m'arrêtes si je dis de la merde – elle n'enlève de droits à personne. Elle en donne à ceux qui n'en avaient pas. Pourquoi est-ce que ça vous fait peur ?

- Luca a raison... Vous flippez pour rien, conclus-je déterminé en me postant près de lui.

Andrea ricane en passant le bras autour des épaules de Sandro :

- On flippe pas... pfff, vous comprenez rien, bande de bouffons...

Je réprime un sourire : quand Andrea commence à balancer des insultes, c'est qu'il est à cours d'argument. Je sens les épaules de Luca se soulever – lui aussi considère que la conversation est close, semble-t-il. Le fait même qu'il ne relève pas la provocation de son coéquipier en témoigne. On a gagné cette manche, en résumé. Un court silence s'installe entre nous : Andrea et Sandro fanfaronnent en se parlant à l'oreille, Isham consulte sa montre et Luca replace ses écouteurs au creux de ses oreilles. Sur un ton faussement désinvolte, je me tourne vers Luisa. Elle m'adresse un sourire radieux – j'ai l'impression d'avoir les joues en feu :

- Au fait, tu viens aux répétitions cet après-midi ?

- Oui. Toi aussi ?

- Ouais... difficile d'y échapper... sauf si on est candidat à un suicide assisté ! remarqué-je sur un ton tragique.

Elle rit à ma blague et pose une main légère sur mon bras, l'air de rien. Sauf que ça n'est évidemment pas rien. J'avoue, ça ne me déplait pas – les bonds désordonnés de mon cœur en témoignent. Elle l'enlève cependant presque aussitôt et ajoute sur un ton complice :

- Je crois que j'ai enfin choisi ma chanson...

A cet instant la sonnerie qui signale la fin de la récréation retentit, coupant court notre conversation : je n'en saurai pas plus pour l'instant.

- Cool ! On en parle tout à l'heure ? proposé-je en replaçant mon Eastpak sur mon épaule.

- Ouais, à cet aprèm ! Tu viens Isham ?

Sandro et Andrea lèvent leur main vers moi en guise de salut avant de prendre la direction du bâtiment :

- Ciao !

Je m'apprête à m'éloigner à mon tour lorsque Luca me retient par le bras :

- Tu ne prends pas le bus de 14h15 ?

- Non. Il y a une répétition pour le concert de printemps cet après-midi. Je rentre avec celui de 17h.

- Ah... est ce que tu crois que je peux venir ? Comme ça, on rentre ensemble.

Je mentirais si je prétendais que l'idée de prendre le bus avec Luca m'importait peu : elle est au contraire vraiment plus qu'attrayante. Je plisse les yeux en faisant mine de réfléchir :

- Mmmh... Madame Benedetto est sympa : si tu promets d'être sage, je suis sûr qu'elle sera d'accord...

Je ponctue ma phrase d'un haussement de sourcil provocateur.

- Ouais, ouais... on verra qui sera le plus sage de nous deux, grommelle-t-il en retenant un sourire. T'inquiètes : je vais vous avoir à l'œil, toi et Luisa...

- Pffff... t'es con.


***


Samedi 10 février 19h46

- Oh ! Cool ! C'est de la part de qui, ça ? s'exclame Luca en découvrant le jeu « Prince of Persia, Les deux Royaumes », sous l'emballage qu'il vient de déchirer.

- C'est moi ! répond Tomeo d'une voix forte.

- Merci, mec ! Il ne me manquait que celui-là ! J'ai déjà les deux premiers...

- Ouais, je sais... ricane bêtement mon pote avant d'enfourner dans sa bouche une pleine poignée de shamallows.

Je pouffe de rire en lui donnant une tape sur l'épaule, blasé par son éternelle nonchalance.

- Aïe ! Qu'est-ce que j'ai dit ?

- Rien...

Éparpillés sur le canapé ou à même le tapis dans le salon des Tessaro, autour de la table basse, nous achevons de piller les bols de confiseries et les assiettes de cookies, tandis que Luca ouvre les cadeaux que nous lui avons apportés. Il saisit un nouveau paquet et entreprend de le déballer. Valentina se penche vers moi et chuchote à mon oreille :

- C'est le mien, celui-là.

Sans détourner les yeux de mon pote, je demande discrètement :

- Qu'est-ce que c'est ?

Mais avant qu'elle n'ait eu le temps de me répondre, il brandit un CD – le dernier album de Muse en s'écriant :

- Super ! Qui est-ce ?

- Moi !

- Merci, Valentina !

Je préciserais bien que l'idée vient de moi, mais je suppose que cela ne se fait pas. Ceci dit, quand elle glousse comme une poule en réponse au sourire qu'il lui adresse, je regrette de ne pas être plus... ou moins... Bref. Et puis soudain, je me rappelle que Luca « aime bien » Valentina... serait-il possible qu'elle l'aime bien, elle aussi ? Je ne veux pas m'attarder sur cette question maintenant – d'autant que Luca s'apprête à ouvrir son dernier cadeau, qui est le mien, je précise – mais l'idée me chiffonne, c'est clair.

Il déploie le maillot devant lui en levant les bras, sans émettre le moindre son. Il tourne un regard lumineux vers moi et ses lèvres prononcent un merci silencieux. Pourquoi mon cœur explose-t-il exactement à cet instant ? J'imagine que je suis content que mon cadeau lui fasse plaisir... oui, je suppose que c'est ça.

Il se lève et enfile le maillot.

- En plus, c'est le numéro de Michalak ! Merci à tout le monde ! Allez, tournée générale !!

A la surprise de tous, il s'approche de Cipriano et l'enlace avec chaleur malgré ses grognements d'ours des cavernes, puis c'est au tour d'Andrea, de Valentina – euh... ça c'est bizarre -... bref, tout le monde y passe. Quand il arrive face à moi, il lâche sur un ton fataliste avec un sourire énigmatique :

- Puisqu'on est frères...

Je souris à mon tour en secouant doucement la tête. C'est vrai. Il a serré les autres dans ses bras... pourquoi pas moi ? Ça n'a paru bizarre à personne, après tout.

- Ouais. Cool...

Une seconde après, il est contre moi. Il me serre entre ses bras, je l'enlace des miens. Et cela n'est pas bizarre... c'est juste ce dont j'avais envie.

- Bon anniversaire, Luca.


***


Les mois suivants défilent à toute vitesse. Avant même de dire ouf, le printemps est là. Je passe de plus en plus d'après-midis en répétition. Luisa et moi travaillons souvent ensemble, puisque je l'accompagne à la guitare sur une chanson de Gianna Nannini, Sei nell'anima. A chaque fois qu'elle se penche vers moi pour lire une partition ou lorsque la prof nous propose un arrangement et que nous sommes épaule contre épaule derrière le piano, j'ai super, super chaud et suis tout simplement incapable d'aligner deux pensées cohérentes. A la gêne qui colore ses joues lorsque je la surprends en train de me regarder, j'en déduis qu'elle m'aime bien, elle aussi. Tant mieux... mais j'avoue que pour l'instant, je n'envisage pas autre chose... enfin, je veux dire : je n'en suis pas encore à lui demander d'aller au cinéma et de sortir avec elle, comme le font Cipriano et Vanessa ou Celio et Alessia.

Quand il n'a pas entraînement, Luca assiste aux répétitions – et nous prenons le bus ensemble, ensuite. J'apprécie particulièrement ces jours-là, je ne vais pas mentir. D'abord parce que je préfère rentrer avec lui que seul, comme un paumé, et puis... quand il est là, j'ai l'impression que tout est plus facile : les accords s'enchaînent d'eux-mêmes, ma voix se place sans effort, le tempo est aussi précis que possible... Il me suffit de voir le petit sourire qu'il essaye de dissimuler et la concentration avec laquelle il m'écoute pour avoir le sentiment que c'est parfait – ce qui est évidemment débile, même s'il essaye de me convaincre du contraire à peine avons-nous franchi la porte du collège.

Le concert a lieu juste avant les vacances de Pâques devant un public enthousiaste et déjà conquis. J'appréhendais comme un malade de monter sur scène, je ne vais pas mentir, mais à l'instant même où les notes commencent à s'élever, c'est comme si plus rien d'autre que la musique et moi n'existait. L'expérience est si grisante que je n'ai envie que d'une chose, recommencer !

Au vacances de la fin avril, Luca rentre en France, comme tous les ans, pour voir sa mère. Heureusement, il revient à temps pour la procession de San Marco : San Stefano est en fête et nous retrouvons tous les autres pour déambuler en vélo dans les rues après la messe en attendant le feu d'artifice. Il y a Tomeo - qui n'a pas encore réussi à se faire virer de la chorale et se débarrasse en grognant de sa robe blanche d'enfant de chœur -, Valentina, Cipriano et Vanessa, Alessia et Celio. Je vois bien que Valentina tourne autour de Luca en minaudant comme une dinde... pour être franc : je trouve ça nul. Ça m'horripile. Voilà. Rien d'autre à dire. Ils ne vont pas ensemble, de toutes façons : elle est toujours plus grande que nous – et c'est une raison suffisante.

Début mai, à Rome se tient le Family Day, organisé pour défendre la famille contre un méli-mélo de dangers affreux plus affligeants les uns que les autres, comme le divorce, le projet de loi voté en février et l'homoparentalité. Plus de 200 000 personnes participent à cette manifestation. D'ailleurs, Andrea et ses parents font le voyage dans un bus affrété spécialement par l'association de leur paroisse. Des familles de San Stefano ont décidé de s'y rendre, elles aussi, sous la houlette du père Bartolomeo, qui a loué un minibus pour l'occasion. Il a essayé de convaincre ma mère de se joindre à eux, sans y parvenir. Quelques jours avant ce fameux samedi, au dîner, alors que mon père estime que les revendications du Family Day lui paraissent légitimes, elle réagit assez vivement :

- Je ne peux pas accepter ce que tu dis, Salvatore. J'ai des croyances ancrées en moi. Mais j'ai aussi la conviction que chacun a le droit d'avoir les siennes. Ce genre de démonstration de force, c'est comme si je voulais imposer aux autres ma façon de vivre et mes croyances. Je ne suis pas d'accord avec tout, mais qui suis-je pour prétendre que mes choix valent mieux que les leurs ? Qui suis-je pour les empêcher de vivre la vie qu'ils souhaitent, si elle les rend heureux ?

Nonna sourit, ses yeux brillants de fierté rivés à ma mère. Quant à moi, je coule un regard discret vers mon père, curieux de sa réaction. Il contemple ma mère un long moment en silence, le visage impassible et les lèvres serrées, puis hoche finalement la tête et recommence à manger, en marmonnant :

- Mouais. Tu n'as pas tort... même si ça me déplait de le reconnaitre.

Cela fait évidemment l'objet d'une nouvelle discussion tendue durant la récréation, la veille de l'événement. Luca est déchaîné, non seulement parce que cette manifestation est juste complètement absurde, mais surtout parce qu'à cause de ça, Andrea ne participera pas au match de rugby du lendemain – l'un des derniers de la saison.

- Putain, j'ai du mal à y croire ! Vous pouvez pas laisser les gens vivre leur vie ? Tu es prêt à louper ce match pour ça !? Pour ça, bordel ! Pour empêcher des gens que tu ne connais même pas et que tu ne rencontreras jamais, de vivre ensemble ?? Vraiment ? Eh ! Il faut vous réveiller, hein : le moyen-âge, c'est fini !

- Je t'emmerde, Tessaro.

Andrea a craché son insulte avec mépris et toise Luca de toute sa hauteur, Sandro à ses côtés. Cette fois, il n'y a rien de léger ou d'humoristique dans le ton de nos échanges. Ça me gonfle.

– Tes arguments sont à chier, Andrea. Ah... ben non, merde ! T'as même pas d'arguments, tu répètes juste ce que papa et maman racontent. Bon... Ben nous aussi, on t'emmerde, en fait. Allez, Luca, on se casse. Ça pue, par ici.

Après ça, Sandro et Andrea ne nous adressent plus la parole. Tant pis. Ça ne nous manque pas vraiment en fait : avec le retour des beaux jours, nous passons la plupart de notre temps libre avec les autres, dans les environs de San Stefano. Depuis notre entrée au collège, les liens s'étaient un peu relâchés : les grandes vacances vont être l'occasion de les resserrer ! Alors que la fin des cours se profile, la liste de nos projets pour l'été s'allonge chaque jour davantage. Nous décidons notamment d'organiser une partie de Douaniers et Contrebandiers géante pour mon anniversaire – ça fait super longtemps qu'on n'y a pas joué et la mémorable partie de mes 10 ans occupe une place de choix sur le podium de nos meilleurs souvenirs d'enfance.

Lors des fêtes célébrant la Pentecôte, fin mai, nous passons la soirée du dimanche à courir dans les champs aux alentours de San Stefano avant de terminer affalés dans la paille, au fond de la grange des parents de Cipriano, à nous raconter les anecdotes et les souvenirs qui ont ponctué notre année de 5e et à nous empiffrer de bonbons. Nous manquons plusieurs fois de nous étouffer de rire en écoutant Valentina et Tomeo évoquer leurs mésaventures au sein de leur collège, à Pienza. C'est ce soir-là que le père Bartolomeo se décide enfin à remercier mon pote pour ses loyaux services au sein de la chorale, en lui demandant expressément de ne pas revenir. Nous célébrons dignement la nouvelle à grandes gorgées de Sprite et de Fanta.

Un peu après 22 heures, nous nous séparons. Luca dort chez moi cette nuit car Giovanni est en déplacement à Sienne, et nous prenons tous les deux la direction du domaine, sans nous presser : avec les 15 minutes de trajet, nous arriverons à temps pour respecter la permission de 23 heures que mes parents nous ont fixée. Les mains dans les poches, nous marchons côte à côte le long de la route en énumérant tous les moments géniaux de cette soirée, nos épaules s'entrechoquant parfois au rythme de nos pas et de nos fous rires. Et puis soudain – sans que je ne sache exactement pourquoi ni comment – le silence s'installe entre nous : la fatigue finit sans doute par nous gagner... Je remarque alors les chuchotements de la nuit, parfois entrecoupés du sifflement d'une chouette qui bruissent dans la campagne. Des parfums de thym et d'herbe fraiche flottent dans l'air. Une vague de satisfaction intense s'empare de moi : franchement, quelle meilleure vie pourrais-je souhaiter que celle-ci ?

- Je ne serai pas là pour ton anniversaire.

La voix de Luca résonne dans la nuit, claire et tranchante. Stupéfait, je tourne vivement la tête vers lui :

- Oh... merde. Pourquoi ?

Il m'adresse un regard en coin et poursuit en soupirant :

- Ma mère veut que je les rejoigne à Lyon. Chiara rentre de Bristol et passe trois semaines en France avec nous. A la rentrée, elle s'installera définitivement là-bas. Nous partons au Portugal tout de suite après son départ.

Le sentiment d'allégresse qui m'habitait il y a encore trente secondes s'est transformé en une sorte de masse pesante au creux de mon ventre. Chiara, c'est la sœur aînée de Luca. Elle a 24 ans et termine ses études de droit en Angleterre. Malgré leur écart d'âge, ils ont toujours été proches. Mais depuis qu'elle a commencé ses études, ils ne se voient qu'une à deux fois par an. Et même s'ils se parlent plus souvent depuis que Luca a un mobile, elle lui manque, je le sais. Je suis terriblement déçu, inutile de le nier, mais qu'il profite des vacances pour voir sa sœur me semble une raison valable pour ne pas être là le jour de mes 13 ans. Et puis, ce n'est pas comme si on avait le choix. Bref. Avec un ton enjoué – d'où ai-je réussi à le sortir ? -, je déclare :

- Ça va être cool de la revoir !

Le haussement de sourcil dubitatif qu'il affiche m'arrache une grimace désolée. Il secoue la tête et soupire :

- Ouais... mais ce serait encore mieux si je pouvais t'emmener dans ma valise. Et puis... poursuit-il d'une voix hésitante, mon père m'a dit hier que la rénovation de San Biagio sera terminée d'ici la fin de l'été, ou dans le courant de l'automne...

- Et alors ?

Il détourne la tête et fixe son regard droit devant lui sans répondre. Une sensation étrange et désagréable envahit ma poitrine. J'agrippe son bras pour le forcer à s'arrêter et me faire face.

- Luca ?

Il me dévisage un long moment avec une expression incertaine accrochée à ses traits, puis lâche finalement d'une voix sourde :

- Je ne sais pas. Je ne sais vraiment pas.


***


15 juin 2007 – 14h08

Je franchis la porte du collège, partagé entre l'excitation des vacances qui s'offrent enfin à moi et la nostalgie de cette année qui s'achève. Je plisse les yeux sous la lumière aveuglante du soleil de cette fin de printemps, avant de pouvoir balayer les alentours du regard : Luca n'est pas encore là. Je laisse tomber mon Eastpak à mes pieds et m'adosse à un arbre pour l'attendre, les yeux fixés au flot incessant des élèves qui s'échappent du bâtiment en grappes enthousiastes et bruyantes.

Demain, il s'en va. Un goût amer se répand dans ma gorge : j'ai du mal à envisager de passer les trois mois qui viennent sans lui. Depuis son anniversaire et le pas que nous avons franchi en nous serrant dans les bras l'un de l'autre, j'ai l'impression que les liens qui nous unissent ont changé, que nous sommes plus proches... comme le seraient deux frères ? Nous n'avons jamais reparlé de ce qui s'est passé ce jour-là – est-ce que c'est vraiment nécessaire de toutes façons ? – mais on a recommencé. Parce que cela nous semblait normal, je suppose. Les images ressurgissent en accéléré dans mon esprit.

Au concert de printemps, quelques minutes avant mon entrée sur scène, la panique s'est emparée de moi. Caché dans un recoin que j'imaginais invisible, espérant qu'on allait m'oublier, Luca a soudain surgi devant moi.

- Qu'est-ce que tu fous là ?

Il n'a même pas cillé malgré ma voix hargneuse et désespérée à la fois. Ses yeux bleus parsemés de paillettes argentées m'ont souri et il s'est approché de moi de sa démarche nonchalante et assurée. Une seconde plus tard, ses bras se sont refermés et il a murmuré :

- Tu es le meilleur, Matteo. Ça va le faire. En tous cas, moi, j'adore déjà.

Ce jour-là, j'ai découvert que les bras de Luca avaient le pouvoir de me donner du courage.

En mai, il jouait le dernier match de la saison. Il pleuvait des cordes, et le terrain n'était rien d'autre qu'un vaste marécage. Ça a été la débâcle pour Montepulciano, face à une équipe hors de portée : ils ont terminé sans avoir marqué le moindre essai. Au coup de sifflet final, les joueurs ont quitté le terrain tête basse, au bout de leur vie. Lorsque j'ai vu Luca se diriger vers les vestiaires, le pas traînant, boueux et malheureux, la morsure qui a griffé mes entrailles m'a juste parue insupportable. Quittant précipitamment les autres, j'ai sauté par-dessus la rambarde des gradins et me suis précipité à sa suite, dans l'ombre du couloir menant aux vestiaires :

- Hey !

Il s'est retourné et m'a toisé d'un regard glacial. Il avait les cheveux trempés, son maillot maculé de terre collait à son corps, et sa mâchoire serrée exprimait assez clairement son envie de me voir disparaitre, mais je m'en foutais : son air à la con n'était pas suffisant pour me repousser. J'ai laissé échapper un éclat de rire en secouant la tête et l'ai pris dans mes bras.

- C'était super, Luca ! Vous n'avez pas de regret à avoir ! Tu restes mon joueur préféré de tous les temps, bien devant Michalak !

Je l'ai senti pouffer dans mon cou en grognant, mais il lui a quand même fallu un peu plus d'une seconde pour m'enlacer à son tour et renifler dans mon cou – petit bâtard.

Je ne peux m'empêcher de sourire à ce dernier souvenir, alors qu'il surgit devant moi :

- Salut ! Hey ! C'est quoi cette tête ? Tu as vu Luisa ou quoi ?

Je hausse les épaules tout en roulant des yeux, sans me donner la peine de répondre à sa question : je ne sais pas si nous partageons la même version de ces moments-là, en fait... je préfère les garder pour moi.

- Salut ! Qu'est-ce que tu foutais ? Si ça continue, on va louper le bus ! Allez, viens !

Il m'emboite le pas et sort son mp3 de sa poche.

- Vas-y, écoute... ça va te plaire.

Je souris et saisis l'écouteur qu'il me tend. Il se porte à ma hauteur, colle son épaule contre la mienne pour éviter de tirer sur le fil et je place l'embout au creux de mon oreille. Il pianote sur l'écran de son appareil - le morceau démarre enfin. Les yeux perdus dans le vague, je me concentre pour oublier le brouhaha autour de moi et profiter de la musique. Après une longue introduction en douceur mêlant piano et rif de guitare entêtant, la batterie et les guitares électriques se déchainent dans une explosion géniale. Je reconnais la voix de Bono. Je pivote la tête, enthousiaste. Luca m'observe fixement, dans l'attente muette d'une réaction de ma part.

- Alors ?

- J'adore. C'est quoi ?

- J'en étais sûr ! U2 et Green Day – The Saints are coming. Tu verras, le clip est super aussi. Ça parle de l'ouragan Katrina.

Absorbés dans nos discussions, je suppose que nous avons ralenti le pas sans nous en rendre compte, parce que lorsque nous atteignons enfin l'arrêt, le bus est déjà parti. Nous nous regardons d'un air incrédule et un peu con, il faut le dire.

- Oh, merde...

Mes lèvres s'étirent alors malgré moi, tandis que ses yeux se mettent à briller. Je devine que nos pensées se rejoignent : même si on ne l'a pas fait exprès, on est plutôt content que ça arrive. Je suggère comme une évidence :

- Ben, on rentre à pied ?

- Ouais... J'appelle mon père pour le prévenir...

Il faut environ deux heures et demi pour rejoindre San Stefano par les collines... Nous quittons donc Montepulciano vers l'ouest et suivons les sentiers à travers les vignes, sans cesser une seconde de jacasser, comme si nous ne voulions gâcher aucune seconde du temps qu'il nous reste à passer ensemble.

- Je te téléphonerai le 18.

- Ok. Plutôt le matin, alors... tu sais, il va y avoir du monde, et puis on joue aux Douaniers et Contrebandiers...

- Ouais... tu vas gagner sans moi, fait chier.

- Mmmh... ouais, ça se peut.

Il affiche une moue contrariée qui me faire rire :

- Pour la prochaine partie, tu seras là – et on jouera ensemble !

- En attendant... jusqu'à ton anniversaire, je suis quand même ton aîné !

- Oui... et qu'est-ce que ça fait ? Ça ne te rend pas plus intelligent, ça c'est sûr !

Il frappe mon épaule d'un coup sec – je suppose que je l'ai mérité :

- Aïe !

Le chemin après La Buca offre une vue absolument magnifique sur le val d'Orcia, dont les oliviers argentés scintillent sous le soleil de cette fin de printemps entre les allées de cyprès vert sombre. Cela fait maintenant presque deux heures que l'on marche – je commence à avoir les jambes lourdes. Alors que nous apercevons enfin les toits roses de San Stefano nichés au creux de la vallée, de lourds nuages gris s'amoncèlent au-dessus de nous à une vitesse sidérante et presque aussitôt, une pluie tiède se déverse en trombes. A l'abri du bois qui surplombe la vallée, nous décidons d'attendre que l'averse cesse : Giovanni a dit qu'il viendrait à notre rencontre dès qu'il aurait terminé sa réunion – nous le retrouverons probablement sur la route qui serpente un peu plus loin : autant attendre ici quelques minutes que la pluie se calme. Nous jetons nos sacs au pied d'un arbre et j'avance jusqu'au bord : d'ici, j'ai presque l'impression de survoler la campagne qui s'étale sous nos pieds. J'observe un à un les détails du paysage : les toits ocres des fermes disséminées dans les vignes, le nuage de poussière qui s'élève sous les roues du tracteur, l'étang dans les eaux duquel miroitaient les rayons du soleil il y a à peine une minute. Nous sommes en vacances. Je me sens bien. Même si je ne le vois pas, je sais que Luca n'est pas loin et dans le monde actuel de mes presque 13 ans, ça me suffit.

Alors que la pluie s'estompe peu à peu, un rayon de soleil parvient à transpercer les nuages. Peu après apparait un arc-en-ciel qui enjambe la vallée.

J'ouvre la bouche pour appeler Luca lorsque je me fige soudain, le cœur tambourinant comme un perdu dans ma poitrine en sentant son souffle dans mon cou. Je retiens ma respiration, suspendu à ce qui va suivre. Ses bras m'enlacent lentement, tandis qu'il se colle à moi. Presque aussitôt, la chaleur de son torse se diffuse dans mon dos et m'enveloppe comme une vague tiède et douce. Après quelques secondes, mon cerveau me commande de respirer – et je souffle enfin bruyamment l'air que je retenais dans mes poumons. Luca pouffe dans mon cou, ce qui me fait sourire, moi aussi. L'esprit en ébullition, je n'essaye même pas de comprendre ce qui est en train de se passer – j'en serais incapable de toute façon. Parce que cette fois-là ne ressemble pas aux autres. Cette fois-là, c'est différent. Je ne sais pas au juste ce qui se passe, mais je n'ai aucune envie de m'interroger, maintenant . Sans même l'avoir anticipé, je croise mes bras sur les siens et nos doigts s'enlacent. Il pose son menton sur mon épaule. Après avoir inspiré longuement, il articule d'une voix inhabituellement sourde :

- On n'est pas frères, Matteo.

Ce n'est pas une question, c'est un constat.

- Non.

Il n'y a aucun mot pour expliquer ce que nous vivons précisément à cet instant. Alors nous nous taisons, immobiles et enlacés. Je sens sa poitrine se soulever quand il respire. Je sens la douceur de sa peau contre ma joue et ses cheveux effleurer ma tempe. Je sens ses bras m'envelopper avec douceur... mais je n'ai pas la moindre idée de ce que tout cela signifie, en fait – je voudrais juste que ce moment dure pour l'éternité. Après quelques minutes, les cigales recommencent à bruisser autour de nous, à présent qu'il a cessé de pleuvoir. Dans le creux de la vallée, le dôme blanc de San Biagio ressemble à une perle dans un écrin de verdure, drapée dans l'arc-en-ciel qui disparait peu à peu. Un corbeau passe en croassant dans le ciel : c'est comme un signal. Je desserre mon étreinte tandis que Luca se détache de moi sans prononcer un seul mot. Nous reprenons nos sacs en évitant que nos regards ne se croisent et parcourons les derniers mètres du sentier menant à la route. A l'instant où nous y parvenons, la voiture de Giovanni surgit au détour du virage. Nous échangeons un long regard désemparé et incertain, conscients que rien ne sera comme avant, désormais, sans pour autant avoir la moindre idée de ce qui nous attend.

Et c'est à ce moment précis que je sais. C'était là, en fait. C'était là, la première fois. La première fois que tu m'as serré dans tes bras. Il n'y avait pas de prétexte. Il n'y avait aucune raison. Juste toi et moi. 

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