La première fois que nous nous sommes embrassés

29 juillet 2009 – 22h56

Je négocie le dernier virage dans un dérapage, et la ligne d'arrivée apparait enfin devant moi. Je fonce en ligne droite et me rapproche à toute allure de l'arche finale, talonné par Luigi sur sa moto. Assis à côté de moi, Celio est tendu comme un arc, penché vers l'écran comme si ça pouvait faire accélérer son véhicule. Aucune chance, mon pote... je sens déjà les picotements familiers de satisfaction s'éparpiller dans mon cou alors que je m'apprête à franchir la ligne sous les hurlements déchainés de la foule lorsque...

- Mais noooon !!!

Une carapace rouge vient percuter mon kart, qui enchaine deux ou trois saltos dans les airs et laisse filer Luigi vers la victoire. Dans un mouvement rageur, je jette la manette sur la table basse et bascule en arrière contre le dossier du canapé la tête entre mes mains, tandis que Celio se lève d'un bond, complètement hystérique :

- J'ai gagné !! Putain les mecs ! J'ai battu Matteo à Mario Kart !!! J'y crois pas !!! Je suis arrivé premier !!! Regardez ce classement !!! C'est légendaire, ça... Est-ce que quelqu'un peut prendre une photo, s'il vous plait ?

Manifestement, il a autant de mal à croire ce qui vient de se produire que moi. Bordel. Tous les visages convergent vers Celio qui pointe son doigt en direction de l'écran, les yeux exorbités, avant d'entamer une danse de la victoire au milieu du salon, provoquant un éclat de rire général. S'il continue, je vais le tuer... tout simplement. A la place, je grogne d'une voix bien forte :

- Va te faire foutre !

Il ne trouve rien de mieux que d'éclater de rire et insiste, les poings levés vers le ciel :

- J'ai gagnéééé !! J'ai mis une mine à Matteo Bravetti !!!

Eh, oh ! Il faut qu'il se calme, là : je suis quand même deuxième... putain, seulement deuxième. Il cherche à me faire péter un boulon, en fait. Hors de question que je lui donne ce plaisir : je me contente de l'observer d'un œil noir tandis que les autres se tordent, hilares. Ils savent que je déteste perdre. Surtout aux jeux vidéo. Surtout à Mario Kart. Pfff... je suis un vrai gosse... même si, pour être honnête, ça me fait rire moi aussi de le voir gesticuler comme un fou. Mais plutôt mourir que de l'avouer.

- Allez, poussez-vous, c'est notre tour !

L'intervention de Giada et Silvio met fin au cinéma de Celio, qui consent enfin à rejoindre Alessia à l'autre bout du canapé, à moitié suffoquant. Je saisis ma canette de Sprite et me lève pour laisser ma place. Assis sur le dossier d'un fauteuil, je suis d'un œil distrait le départ de la course quand un léger tapotement sur mon épaule attire mon attention :

- Ça va aller, mon pote... m'encourage Tomeo d'un air compatissant.

Je plisse les yeux, dubitatif : Tomeo et la compassion, c'est comme si on essayait de mélanger de l'huile et de l'eau – c'est juste pas possible, en fait. Son expression apitoyée se transforme d'ailleurs après une seconde ou deux en un sourire moqueur :

- ... tu verras, tu finiras par t'habituer.

Qu'est-ce que je disais ? Espèce d'enfoiré. Et ces gars-là font partie de mes meilleurs amis ? C'est une blague ?

- Toi aussi, je t'emmerde, répliqué-je dépité alors qu'il pouffe comme un crétin.

Je lui envoie un coup sec dans les côtes pour qu'il comprenne bien le fond de ma pensée – avec lui, c'est ce qui fonctionne le mieux. Il se tord en deux comme s'il venait de recevoir un boulet dans l'estomac.

- T'es malade ? couine-t-il en manquant de s'étouffer.

Sofia, qui ne se trouve jamais bien loin de lui – et je dirais même qu'au fil des jours, elle est de plus en plus près -, se précipite et passe un bras autour de ses épaules d'un air choqué :

- Espèce de racaille ! Ça va pas de frapper les gens sans défense !? Viens-là, Tomeo... il t'a fait mal ? sussurre-t-elle en caressant doucement ses cheveux.

- Oui... beaucoup ! Aïe !, gémit-il éploré.

Je roule des yeux, affligé de constater à quel point mon pote est très mauvais comédien, sans toutefois pouvoir retenir un sourire : leur numéro est certes pathétique, mais il est aussi plutôt mignon. Sofia est la cousine d'Alessia et Cipriano – sa famille passe l'été à San Stefano – aussi l'avons-nous tout naturellement intégrée à notre petite bande dès son arrivée. Il ne nous a pas fallu longtemps pour remarquer le lien particulier qui se tissait entre elle et Tomeo – celui-ci m'a d'ailleurs avoué il y a deux semaines, qu'elle lui plaisait vraiment et qu'il aimerait bien sortir avec elle. La scène à laquelle j'assiste me laisse penser que cela ne devrait plus tarder, à présent – c'est l'affaire de quelques jours, à mon avis.

Quoi qu'il en soit, hors de question que je tienne les chandelles : je me détourne et balaye la pièce d'un rapide coup d'œil, en quête de Luca. Mais il n'est pas là : au moins un qui n'a pas assisté à ma défaite mémorable et m'épargnera ses commentaires à la con ! Je demande à la volée :

- Vous savez où est Luca ?

Tomeo, miraculeusement rétabli, s'extirpe des bras de Sofia avec une mine amusée. Giada, quant à elle, pourtant occupée à slalomer entre les vaches géantes du circuit de la Prairie Meuh Meuh s'exclame joyeusement :

- Moi je sais !!

- Moi aussi, hé hé ! rétorque aussitôt Alessia.

Silvio et Tomeo ricanent bêtement. Je fronce les sourcils, perplexe, en glissant mon regard sur chacun de mes potes tour à tour : est-ce que j'ai loupé quelque chose ? Encore une blague débile, je suppose - pas sûr qu'elle soit digne d'intérêt. Dans un haussement d'épaules, je me dirige vers la porte-fenêtre ouverte sur le jardin – mon meilleur ami est peut-être sorti prendre l'air maintenant que la pluie a cessé. A la lueur des guirlandes multicolores suspendues à la tonnelle, Cipriano et Vanessa, Isham et quelques autres – Maya et Ulysse notamment – bavardent sur la terrasse, confortablement installés sur les canapés. Mais pas de trace de Luca.

- A ta place, j'irais pas ! Je ne suis pas certain que tu sois prêt...

Les paroles de Tomeo m'arrêtent dans mon élan : il hoche la tête à mon intention, un sourire énigmatique accroché aux lèvres.

- Hein ?

- Ben... ils doivent être au fin fond du jardin, bien cachés... Tu sais Luca et Valentina – leur soupe de langues, là... j'aimerais pas voir ça, moi... remarque-t-il en mimant une grimace de dégoût factice.

Je le fixe sans être sûr d'avoir bien compris, vaguement conscient des éclats de rire et des exclamations railleuses qui s'élèvent dans la pièce. Comme si c'était vraiment drôle, Mario et Princess Peach joignent leur voix à celle des autres, avec leurs inimitables cris enthousiastes et stupides. La langue de Valentina et celle de Luca ? De quoi parle-t-il, en fait ? Ça fait plus de six mois qu'ils ne sont plus ensemble. Je ne me souviens pas que Luca m'ait parlé une seule fois d'un éventuel retour de flamme. Et puis, si c'était vrai, je serais le premier à le savoir. Je le saurais déjà. Avant les autres. Forcément. Des images précises de Luca et Valentina durant ces derniers jours s'imposent soudain dans mon esprit, sans que je parvienne à les repousser – des gestes, un regard, le soin qu'ils prenaient à s'éviter. Un flot amer coule dans ma gorge. Je le saurais. Il me l'aurait dit. Non ? Cette dernière interrogation se répercute comme un écho dans mon cerveau vidé de toute substance sans que je sois capable d'y apporter le moindre début de réponse.

- Oups, merde ! Tu savais pas, apparemment ! Il ne t'en a pas parlé ?

Je tourne les yeux vers Tomeo, qui a l'air sincèrement désolé. En effet. Et c'est peu de dire que je suis déçu. Je veux dire : déçu d'apprendre par un pote que Luca sort avec une fille. Pas une fille : Valentina. A la déception s'ajoute presque immédiatement la sensation rugueuse de la trahison. C'est peut-être exagéré, mais c'est pourtant exactement ce que j'éprouve. Je m'apprête à improviser une réponse quelconque pour donner le change et faire comme si cela n'avait aucune importance, mais la voix sèche de Luca m'en empêche :

- Tu peux pas fermer ta gueule et arrêter de dire des conneries deux minutes ?

Il s'immobilise à ma hauteur en m'ignorant superbement, occupé à foudroyer Tomeo du regard. Qu'est-ce que c'est que ce bordel ? Et d'où sort-il, d'abord ? Tomeo laisse échapper un bref éclat de rire et balaie d'un geste les remarques cinglantes du nouveau venu.

- Hé, mec... détends-toi ! On s'en fout, nous ! Si vous vouliez que ça reste secret, il ne fallait pas vous galocher derrière chez moi ! Et puis vous faites ce que vous voulez de votre vie ! Je m'en tape ! Apparemment les filles aussi sont au courant, d'ailleurs...

- Que se passe-t-il ici ?

Cette fois, c'est Valentina qui vient de surgir de nulle part. Enfin, du jardin pour être exact. Comme Luca. Elle s'immobilise près de lui, un sourire innocent accroché aux lèvres – aussi factice que son attitude nonchalante et assurée – mes potes sont décidément très nuls, question comédie.

- Rien, marmonne Tomeo avant de s'éloigner vers la cuisine. Tu n'as qu'à demander à ton mec ; vous me fatiguez avec vos histoires.

- Pfff, n'importe quoi, dit-elle seulement d'une voix suraigüe en entrant tout à fait dans le salon pour rejoindre les autres autour de la télévision.

Je cligne des paupières plusieurs fois, avec le sentiment désagréable d'assister à une scène mal jouée, dont je ne saisis pas les subtilités. Les mots de Tomeo, l'attitude de Luca, la gêne de Valentina... Je ne peux me résoudre à croire que toutes ces pièces font partie du même puzzle... tant que je ne l'aurais pas entendu de sa bouche, à lui.

- Vous sortez ensemble ?

L'intonation de ma voix est plus tranchante que je ne l'aurais voulu – elle n'est pourtant que le reflet de mon état intérieur. Luca consent enfin à tourner la tête vers moi. Il affiche une expression fermée et presque hostile, mais la lueur incertaine au fond de ses yeux est éloquente.

- Quoi ? demande-t-il d'une voix sourde.

Je hausse un sourcil condescendant : nous savons tous les deux qu'il a parfaitement entendu ma question. A laquelle seul son silence répond. Un poids énorme s'abat au creux de mon estomac, mais force est de constater que c'est limpide. Je n'ai pas besoin de détails supplémentaires. Bon. Ok. J'acquiesce d'un hochement de tête avec une moue méprisante et sors mon portable de ma poche pour consulter l'heure. 23h19. Sans un mot de plus, je quitte la pièce et rejoins la cuisine pour prévenir Tomeo que je m'en vais. Inutile que je perde davantage mon temps dans cette soirée merdique. Je m'efforce de contenir la colère qui bouillonne en moi et lance d'une voix aussi légère que possible :

- Hey... j'y vais moi...

- Déjà ?

- Je fais le marché avec ma mère demain – mon père s'occupe des réparations du pressoir. On se lève aux aurores. C'est pas les vacances pour tout le monde !

- Ouais, ouais – bonne excuse ! Avoue que t'es dégouté d'avoir pris une claque à Mario Kart !

Je pouffe en secouant doucement la tête – je crains que l'épisode de ce soir demeure longtemps dans les mémoires si je ne rétablis pas rapidement l'ordre des choses.

- Va te faire voir. La prochaine partie, je vous explose tous.

Tomeo éclate de rire et me raccompagne jusqu'à la porte.

- J'ai hâte de voir ça, mon pote ! Alors... rentre bien et bon courage pour demain, hein ! Je penserai à toi du fond de mon lit. A plus !

- T'es vraiment un bâtard ! Dis au-revoir aux autres pour moi, ok ?

Je sors dans l'obscurité et me dirige vers la grange, à l'abri de laquelle j'ai laissé mon vélo en arrivant tout à l'heure. La nuit est incroyablement transparente – comme si la pluie avait lessivé le ciel, laissant place à une myriade d'étoiles plus brillantes les unes que les autres. La lune accroche son fin croissant au sommet des cyprès du domaine de mes parents, qui dessinent au loin une sombre dentelle crénelée, comme un diadème de cristal au creux du paysage. Parvenu devant le bâtiment, je m'adosse au mur de pierres et passe mes mains dans mes cheveux en laissant échapper un grognement exaspéré et furieux. J'ai du mal à réfléchir et à organiser mes pensées – je n'en ai pas envie de toutes façons – seulement habité par la colère que j'éprouve envers Luca. Qui a oublié de me faire confiance. Qui m'a caché ce qu'il envisageait avec Valentina. Qui n'a même pas su trouver un mot – un seul mot – à me dire pour s'expliquer. Inutile de préciser que je le prends mal. Je me suis toujours dit que notre amitié n'était pas comme les autres – elle a été immédiate, totale, sans réserve. J'étais persuadé qu'elle pouvait traverser le temps et les années sans être menacée par quoi que ce soit qui nous arriverait, à l'un ou à l'autre. Surtout pas les filles, surtout pas nos relations amoureuses. Ça fait plus de 5 ans maintenant... mais il faut croire que je me suis trompé. Et ça me blesse, terriblement. Je n'ai encore jamais ressenti ce genre de douleur, qui pourfend littéralement la poitrine en deux. Ça fait comme une déchirure à chacune de mes respirations.

Je me souviens du jour où les choses ont changé entre nous, ses bras autour de moi et nos mains enlacées. Le jour où j'ai pris conscience que rien n'avait plus d'importance dans ma vie d'ado que le lien qui nous unissait, même si ni l'un ni l'autre n'avons jamais su précisément le définir : un peu plus que des amis, pas vraiment des frères... quoi, alors ?

Quelque chose qui ne nous empêche pas de vivre et nous fait avancer en même temps. Une certitude. Une confiance absolue. Mais là, ce soir... pfff... Mon esprit s'embourbe dans les pensées les plus confuses qui ne font qu'attiser la frustration et la colère en moi : stop. On verra ça plus tard. Dans un geste brusque, je m'empare de mon vélo.

- Matteo ! Attends !

Je me retourne vivement, tandis que Luca s'approche à grands pas. Je réprime un soupir, excédé. Parvenu devant moi, il me fixe sans rien dire – ça doit être le thème de la soirée, et personne ne m'a prévenu. Je n'ai pas l'habitude d'un tel cynisme, mais j'avoue qu'à cette seconde, c'est plutôt satisfaisant. Je lui en veux trop pour l'épargner. Et même si je vois bien, à la lueur incertaine de ses yeux et au pli qui s'est creusé entre ses sourcils, à quel point il est mal à l'aise, je n'ai aucune envie de lui parler maintenant. Je lève un sourcil condescendant pour bien le lui signifier.

- Ecoute...

- Tu m'emmerdes, Luca. Fous-moi la paix.

- Tu vas où ? Tu ne peux pas partir.

- Et pourtant... c'est ce que je suis en train de faire.

Il pousse un soupir et agrippe mon guidon d'une main ferme. Putain, il me saoule. Je lève de nouveau la tête et nos regards s'accrochent. Ils se parlent, comme ils l'ont toujours fait, presque à notre insu, sans que nous n'ayons besoin de mots. Je sais qu'il lit dans le mien toute ma colère et ma déception. Je refuse en revanche de me laisser engloutir par l'océan bleu qui brille doucement dans ses yeux – ce serait trop facile.

- Reste.

- Non.

Nous nous défions du regard. Je ne suis prêt à aucune concession. Pas ce soir.

- Reste, s'il te plait, répète-t-il d'une voix plus rauque, où perce une tonalité presque triste. Je veux qu'on parle.

Je le dévisage un moment, abasourdi par ce qu'il vient de dire, et m'emporte soudain :

- Tu veux qu'on parle ? Tu te fous de ma gueule ? On se voit tous les jours depuis le début des vacances, Luca. Du matin au soir. Depuis quand exactement tu me prends pour un con ?

Il encaisse sans broncher mais n'enlève pas sa main de mon guidon.

- On devait rentrer ensemble. Reste.

- Non. J'ai mieux à faire et je n'ai vraiment pas envie de te voir, pour être honnête.

- Putain ! Merde ! Je voulais t'en parler ! J'allais t'en parler... mais j'attendais de trouver le bon moment.

Un rire glacial s'échappe de ma gorge. Je le toise de l'air le plus hautain que j'ai en réserve.

- Voilà une belle réplique de connard – je sais pas d'où tu la sors, mais tu aurais dû te la garder... Sinon, soyons clairs... le bon moment - spoiler alert ! - tu l'as loupé... Tu étais manifestement trop occupé à fourrer ta...

- Stop !

- Je ne demande que ça. Lâche mon vélo.

Il demeure figé quelques secondes, le corps tendu comme un arc et le poing serré autour du métal, avant que ses épaules ne s'affaissent brusquement. Repoussant le guidon d'un geste sec, il marmonne :

- Va te faire voir.

- Et réciproquement.


***


Il est minuit passé lorsque je laisse mon vélo sous le hangar plongé dans l'obscurité, à l'arrière de la maison. Tout est calme et endormi, excepté les rainettes de l'étang en contrebas, côté Est, qui ont décidé que c'était la nuit parfaite pour exercer leurs talents de croasseuses. Comme chaque nuit, en fait. C'est un bruissement familier et rassurant ; les heures nocturnes me sembleraient vraiment lugubres sans lui.

En contournant la maison pour rejoindre l'entrée, je glisse machinalement un œil vers le pressoir situé un peu plus loin, sous des oliviers centenaires. Une lueur orangée filtre à travers l'interstice d'un volet entrouvert, sur la façade de la bâtisse. Giovanni, comme toujours, a laissé une lampe allumée en prévision du retour de Luca. Même s'il n'en a plus vraiment besoin, en fait : il connait bien les lieux, à présent – ils sont presque chez eux, ici. Presque.

Depuis qu'ils ont déménagé à Sienne lorsque le chantier de l'église San Biagio s'est achevé, il y a deux ans, il ne se passe pas un mois sans que Luca et son père ne reviennent à San Stefano, soit pour un week-end, soit pour les vacances. Quand Luca n'a pas de match ou de stage de rugby. Il a rejoint le club de Sienne et poursuit le lycée en section sportive. Je suis allé le voir jouer trois ou quatre fois, lorsque les rencontres se tenaient dans les environs. Il court toujours aussi vite – il occupe le poste de demi de mêlée le plus souvent. Avec trois entrainements par semaine, il a pris des épaules. Heureusement que je ne suis pas un gringalet moi non plus, sinon il n'arrêterait pas de me chambrer. Je suis un peu plus grand. Il est un peu plus carré. Je cours plus longtemps – pour l'endurance, les collines toscanes, il n'y a rien de plus efficace ; mais il court plus vite. Mais juste un petit peu, hein.

Cette organisation convient à tout le monde. Même si, on ne va pas se mentir, je n'ai pas été ravi qu'ils quittent San Stefano pour Sienne. Les parents de Luca lui ont laissé le choix de rester en Italie ou de retourner en France à Lyon – alors bon, on peut dire que c'est un compromis acceptable. On ne se voit pas tous les jours, mais comme j'ai moi aussi un téléphone maintenant – mon cadeau de noël dernier -, on compense en communiquant par sms presque en permanence. Quant à Giovanni, il y trouve son parti lui aussi, car il n'est pas loin du Museo Civico en cas de besoin, et s'il doit partir en déplacement quelques jours, il sait que Luca n'est pas vraiment seul, chez nous.

J'inspire longuement en me laissant tomber sur le banc de bois juste devant la porte de chez moi : j'ai besoin de 5 minutes avant de monter dans ma chambre. La colère a laissé la place à une intense frustration, à laquelle s'ajoutent des réflexions contradictoires et confuses. J'en veux toujours à Luca. Mais si je prends la peine d'examiner les raisons de ma colère, j'avoue que j'ai du mal à en trouver qui la justifient vraiment : qu'il sorte avec une fille n'en est pas une, évidemment. Même si c'est Valentina. Je souris en me rappelant la première fois que Luca m'a parlé d'elle – le fait qu'elle soit plus grande que nous me paraissait alors la meilleure raison du monde pour ne pas sortir avec elle. Désormais, nous la dépassons de quelques centimètres tous les deux... et ils sont de nouveau ensemble. Alors... pourquoi suis-je tellement remonté après lui ? Parce qu'il ne m'a rien dit. Parce qu'il n'a pas eu assez confiance en moi ? A cette idée, une nouvelle vague d'impuissance et d'incompréhension me submerge.

- Ciao Matteo !

La voix de Giovanni me tire brusquement de mes pensées. Il porte un vieux tee-shirt et un jogging. Et des tongs. Il me sourit et s'assoit près de moi, sur le banc de bois. Je me pousse un peu, pour lui laisser davantage de place. Il s'adosse au mur et soupire. Un soupir de contentement et de bien-être.

- La nuit est belle, hein ?

- Mmh...

- Je n'arrivais pas à dormir... J'aime le chant des grenouilles – d'habitude, il m'aide à m'endormir, mais là... » Il soupire puis se redresse soudain, comme s'il venait d'avoir une illumination : « Luca n'est pas avec toi ? »

- Non... ne t'inquiète pas, il ne devrait pas tarder.

- Je ne m'inquiète pas.

Il marque une pause. Mon regard se noie dans l'obscurité de la vallée d'Orcia qui s'offre à nous, tandis que j'essaye de comprendre ce que je fais ici, assis en pleine nuit à côté du père de mon meilleur pote, avec lequel je me suis engueulé il y a une heure. Je sens vaguement sa poitrine se soulever – avant qu'il ne prenne la parole :

- Il s'est passé quelque chose ?

Je ne réponds pas immédiatement, désarmé par la perspicacité dont il fait preuve et conscient que sa question ne se résume pas à « Est-ce que quelque chose est arrivé ? » mais plutôt à « Pourquoi n'êtes-vous pas ensemble, comme toujours ? ».

- Non. Oui.

Inutile de mentir. Il ne me croirait pas. Il ne bouge pas, attendant patiemment que je poursuive. Les rainettes continuent leur concours de chant. Il est tard. A 6 heures, nous partons pour Montepulciano. Mais comment sait-il que je n'ai pas terminé ? Suis-je si transparent ?

- Il a « oublié » de me parler d'un truc. Un truc important.

Je mime les guillemets, pour qu'il comprenne bien le sens de mes propos : c'est un vieux, il ne faut pas l'oublier. En plus, Giovanni est vraiment vieux – il a au moins 55 ans. Juste pour comparer, mon père a 39 ans, il est bien plus jeune... même si parfois, ses idées sont beaucoup moins modernes que celle de Giovanni. Ce dernier sourit de nouveau. D'innombrables rides se creusent au coin de ses yeux, et dans les plis de ses joues. Il me regarde.

- Important, pour toi, ou pour lui ?

Je fronce les sourcils.

- Quoi ?

- Peut-être que s'il ne t'a rien dit, c'est qu'il a estimé que cela n'était pas important.

- Mais ça l'est pour moi.

- Alors dis-le lui.

Nous échangeons un long regard. Il a les mêmes yeux bleus que Luca. Lumineux et transparents. Mais je n'arrive pas à lire dans les siens. Je distingue toutefois la lueur de bienveillance qui y scintille doucement. Avec ses cheveux en bataille et son air un peu lunaire, il parait parfois décalé, mais je le connais depuis longtemps maintenant. J'étais encore un enfant. Son fils et moi avons grandi ensemble. C'est un adulte spécial, pour moi. C'est un adulte spécial, d'une manière générale, qui accepte toujours le dialogue. Quelqu'un en qui je peux avoir confiance.

- C'est fait.

Il esquisse un mouvement léger du menton puis détourne la tête pour regarder droit devant lui.

- Alors j'espère que ça va s'arranger, conclut-il simplement.

Nous demeurons silencieux quelques instants à contempler la nuit seulement bercée par nos rainettes – je suppose qu'il a compris à quel point j'étais contrarié. Finalement, il souffle et se lève lentement, puis s'étire en baillant.

- C'est une chouette nuit ! J'adore la Toscane ! Mais ne le répète à personne : tu sais que je suis Vénitien...

Oui... je sais. On a Florence. Ils ont Venise. On a le Palais des Medicis et le Duomo. Ils ont le Ponte dell'Accademia et la place Saint Marc. On a Fra Angelico. Ils ont le Tintoretto... La rivalité dure depuis des siècles – ça fait pourtant longtemps que la question aurait dû être réglée à mon avis : on a les cyprès, les olives et le Chianti... et eux ?

Je viens tout juste de me glisser dans mon lit lorsque les roues du vélo de Luca crissent sur les gravillons de la cour. Le ventre noué, je visualise dans mon esprit le parcours qui le mène jusqu'au pressoir, au rythme lent de ses pas. Ce n'est qu'après avoir entendu le grincement caractéristique de la porte en chêne que l'on referme que je me rends compte que j'avais oublié de respirer.

Je ne sais pas exactement combien de temps le film de la soirée repasse en boucle dans mon esprit avant que je ne parvienne à m'endormir, mais lorsque la sonnerie de mon téléphone retentit à 5h30, j'ai le sentiment de n'avoir fermé les yeux que depuis 3 minutes. La journée va être longue et je n'aspire déjà qu'à une chose : me coucher ce soir. D'un geste las, je saisis mon portable pour le faire taire. Une notification me signalant un message de Cipriano et un autre de Tomeo s'affiche sur l'écran. Mais je ne suis pas d'humeur : on verra ça plus tard.

J'enfile un jean et un tee-shirt par-dessus lequel je passe un hoddy bleu marine. En mode automatique, j'ouvre mes volets. Des filaments cotonneux et bleutés s'étirent au ras des collines vert sombre qui s'étalent devant moi. La couleur du ciel oscille entre le lilas et le blanc. C'est magnifique – c'est dans ces moments-là que je mesure à quel point j'aime vivre ici. J'inspire les milles parfums qui s'élèvent de la vallée – l'herbe fraiche, la lavande, le thym et les cyprès. L'onde tiède qu'ils diffusent en moi allège un peu le poids au fond de mes entrailles, qui ne m'a pas quitté depuis hier soir.

Après avoir bu deux mugs de café – il faudra bien ça pour m'éviter de sombrer – je charge les glacières remplies de basilic, de tomates cerises et de tapenade dans la camionnette et m'installe sur le siège passager. Je renverse la tête et ferme les yeux en inspirant longuement.

- Ta ceinture est attachée ?

- Oui, maman.

Ma mère enclenche la première. Soudain, la portière de mon côté s'ouvre à la volée.

- Salut ! Je viens avec vous ! Pousse-toi, Matteo !

- Mais quoi ? Qu'est-ce que tu fous...

- Bonjour Luca ! Chouette, 2 bras supplémentaires ! Cela ne sera pas de refus ! Grimpe ! Matteo, installe-toi sur l'autre siège. Tu as prévenu ton père, au moins ?

- Oui, oui, bien-sûr !

Tout en me décalant de mauvaise grâce, je torpille mon pote d'un regard noir. Il me répond avec un large sourire et des yeux qui pétillent. Je constate une nouvelle fois à quel point ils sont beaux – de toutes façons, Luca est beau gosse, tout le monde le sait, moi comme les autres – avant de rouler des yeux en me traitant de sombre crétin.

Durant le trajet jusqu'à Montepulciano, je ne décroche pas un mot, les yeux rivés à la route. Luca non plus. J'ai envie de croire que je suis toujours en colère après lui. Mais la vérité, c'est qu'il soit assis près de moi ce matin alors que le soleil se lève à peine, et que son épaule soit collée à la mienne, me suffit pour me sentir bien. Le reste n'a pas vraiment d'importance, en fait. Il n'est évidemment pas question que je le lui dise pour l'instant.

Il n'est pas encore 8 heures lorsque nous disposons les derniers bocaux d'olives marinées autour des bouteilles d'huile et des immenses saladiers remplis d'olives noires ou vertes sur les larges tréteaux. Le marché grouille déjà d'une foule dense et volubile – à cette heure matinale, ce sont des italiens, des gens d'ici. Ils viennent pour se promener autant que pour acheter ce qu'il leur faut, avant que la chaleur ne devienne trop écrasante. Ça discute et ça rit devant tous les étals, les queues s'allongent à n'en plus finir mais personne n'est agacé – bien au contraire. On en profite pour demander des nouvelles du petit dernier ou commenter l'incroyable saison de la Fiorentina, qui a terminé 4e du championnat cette année. Devant notre stand aussi se tient en permanence un petit attroupement, dont la composition varie au fil des minutes qui s'égrènent : amis, connaissances plus éloignées ou clients fidèles se succèdent ainsi une bonne partie de la matinée. Ma mère prépare et distribue sans discontinuer de petites tranches de pain grillé arrosées d'un filet d'huile d'olive qu'elle agrémente de minuscules tomates cerises ou de mozzarella fraiche et fondante qu'elle a parsemée de cristaux de gros sel aillé. Pendant qu'elle discute avec tout ce petit monde, Luca et moi assurons l'accueil des autres clients, trop occupés pour entamer la moindre discussion.

Un peu plus tard dans la matinée, les italiens du cru laissent la place aux touristes, qui écument les marchés en quête des saveurs italiennes les plus typiques – du vin aux fromages en passant par l'huile d'olive et la charcuterie. Leurs paniers se remplissent à mesure qu'ils progressent dans les allées, dégustant tout ce qui leur est proposé et n'hésitant pas à dépenser des fortunes parfois, dans l'intention de partager leurs trouvailles gastronomiques une fois de retour chez eux.

Je profite d'un moment de répit pour arranger la disposition des verrines de tomates séchées lorsque des exclamations enjouées me font presque sursauter :

- Par la Madone ! Mais c'est Matteo !

Je relève la tête. Devant moi se tient une dame aux cheveux noirs relevés en un chignon impeccable et vêtue d'une longue et ample robe fleurie, qui me tend les bras dans un mouvement théâtral, le visage fendu d'un sourire rouge carmin.

- Comme tu es beau ! Tu es même MA-GNI-FIQUE ! Et comme tu ressembles à ta mère !

Je saisis ses mains en souriant tandis que Luca près de moi écarquille les yeux de surprise – je sais déjà que je n'échapperais pas à des réflexions railleuses un peu plus tard. Mais voilà : Giulietta est un personnage. On ne la changera pas. Elle se tourne d'ailleurs vers ma mère en poursuivant d'une voix toujours aussi sonore :

- Comme il a grandi, Melina ! Et comme vous vous ressemblez ! Ta mère serait si fière de toi ! Elle l'est d'ailleurs, j'en suis certaine !

Ma mère contourne l'étal et les voilà bientôt enlacées dans une étreinte affectueuse, sous le regard amusé d'un homme à la stature impressionnante et coiffé d'un chapeau de paille un peu en retrait : Ricardo Sirmione. Giuletta est sa mère. Lui, c'est le chef de deux restaurants réputés – l'un à Florence, l'autre à San Gimignano. Et Giulietta, c'est une amie d'enfance de ma grand-mère maternelle – autant dire que le Ricardo, il n'avait pas une grande marge de manœuvre, concernant le choix de son huile d'olive. Heureusement, il l'apprécie vraiment et n'hésite pas à en faire la promotion auprès de ses confrères et de sa clientèle. Tandis que ma mère et Giulietta discutent, Luca et moi entassons sur deux chariots les produits que nous indique Ricardo, puis il me tend une clé de voiture.

- Est-ce que vous pouvez porter tout ça dans le Range Rover ? Tu le connais, hein ?

J'acquiesce d'un signe de tête.

- Je suis garé derrière le Palazzo communale, sur la via Ricci.

Nous traversons la Piazza Grande en slalomant entre les visiteurs du marché, côte à côte. Les chariots ne sont pas faciles à manier et nos épaules s'entrechoquent parfois au gré de l'affluence que nous rencontrons. Parvenus au Range Rover, nous déchargeons la marchandise. Avant de repartir en sens inverse, Luca saisit mon bras pour me faire pivoter face à lui.

- Je suis désolé.

Il tente un sourire gêné. C'est Luca. Je n'ai tout simplement pas envie de lui faire la gueule. Je n'en suis pas capable, de toutes façons – une soirée, c'est déjà trop. Je hausse les épaules en souriant à mon tour :

- Je sais. Moi aussi.

Il n'y a probablement rien de plus à dire dans l'immédiat. Alors nous nous taisons. Et soudain dans un même mouvement, nous nous serrons dans les bras l'un de l'autre. Même si cela nous arrive moins souvent depuis qu'il vit à Sienne, cela reste la façon la plus évidente de nous dire ce que les mots peinent à exprimer, et la preuve que notre amitié prime sur le reste. Sur tout le reste. Un soulagement intense m'envahit : cet épisode de merde est vraiment terminé. Enfin.

Sur le chemin du retour, il demande :

- Tu prends ta guitare, ce soir ?

- Qu'est-ce qu'il y a ce soir ?

- Tu n'as pas reçu le message de Cipriano ?

- Je ne l'ai pas ouvert.

- Il propose qu'on se retrouve pour un feu de camp.

- Où ça ?

- Derrière la grange, du côté des vignes.

- Ouais... pourquoi pas.

Après une pause, et sans que j'aie anticipé mes propos, je demande :

- Valentina sera là ?

Il se raidit imperceptiblement et plante son regard franc dans le mien.

- Je ne sais pas. Mais je m'en fous.

- Ok.


***


J'ouvre les yeux et les referme presque aussitôt en poussant un juron, ébloui par un rayon de lumière qui transperce ma rétine. Putain, où est-ce que je suis ? Je me décale de quelques centimètres sur le côté et soulève de nouveau prudemment les paupières. Des bottes de paille autour de moi. Des planches disjointes au-dessus de ma tête et de minuscules grains de poussière qui voltigent doucement dans les trainées de soleil qui traversent l'espace. Ah oui... j'étais vraiment crevé après ma nuit trop courte et mon réveil à l'aube. Luca n'était pas en meilleure forme. Nous avions absolument besoin d'une sieste. La grange sur la route de San Stefano nous a vraiment parue parfaite. Mon père la prête à notre voisin pour y stocker la paille qu'il utilise comme litière pour ses bêtes. En rentrant du marché, on a avalé deux ou trois bruschetta d'aubergines grillées au basilic et au thym frais avec des tranches de Serrano et on s'est réfugié ici en vitesse, à l'ombre presque fraîche du vieux bâtiment. Il m'a fallu à peine une seconde pour sombrer – rien à voir avec les heures pénibles d'hier soir.

Je regarde près de moi. Luca est réveillé lui aussi. Ça ne doit pas faire bien longtemps : ses paupières papillonnent encore. Sa tête repose sur ses bras repliés et son regard semble fixer un point imaginaire, loin au-dessus de nous.

Je me redresse en appui sur mon avant-bras et le contemple sans un mot, mon esprit s'extirpant peu à peu des brumes du sommeil. Je me sens bien ici, avec lui. Comme s'il ne s'était rien passé hier soir. Plus aucune trace de colère ni de tristesse. Luca et moi, comme toujours. Comme d'habitude. Mais il y a cette sensation étrange et nouvelle, qui tapisse le creux de ma poitrine. Lancinante et tenace. L'idée que ça se reproduise ne me quitte pas. J'ai besoin de comprendre ce qui s'est passé, et pourquoi on en est arrivé à s'engueuler. Il baille à s'en décrocher la mâchoire et pousse une sorte de grognement de contentement :

- Cette sieste est la meilleure idée qu'on ait jamais eue !

- Mmmh... j'avoue.

Le ton voilé de ma voix ne lui échappe pas. Lentement, il incline la tête de façon à rencontrer mon regard. Il affiche une expression sérieuse et attentive, les sourcils légèrement froncés. Il me connait : il a compris que j'avais quelque chose à dire – comme souvent. Je prends une longue inspiration :

- Pourquoi tu ne m'as pas parlé de Valentina ?

Il ne cille pas et me dévisage un court moment en silence. Il semble incertain, presque désemparé – c'est si inhabituel que mon cœur se serre d'appréhension à l'idée de ce qui va suivre.

- Je ne sais pas...

J'attends. Nous savons tous les deux que cette réponse ne suffira pas. Il lâche un soupir et poursuit :

- C'était pas prévu, pour être honnête. On s'est retrouvé par hasard il y a trois jours à San Stefano, on a fait un tour et l'orage a éclaté...

Il détourne le regard, manifestement gêné. 3 jours. Je tâche de conserver un visage aussi impassible que possible mais je ne suis vraiment pas sûr d'y parvenir. Je répète, incrédule :

- 3 jours ? Ça te laissait quand même le temps de m'en...

Il m'interrompt avec irritation :

- J'aime pas particulièrement quand tu me parles de Rebecca, Matteo. J'aime pas du tout, en fait. Ça me gonfle. Voilà : ça me gonfle. Je me dis que si ça se trouve, tu ressens la même chose – c'est la raison pour laquelle je n'ai rien dit.

Je suis stupéfait : je n'ai pas le souvenir que nous ayons si souvent parlé de Rebecca. Et je n'ai à aucun moment envisagé que cela puisse le gêner. Rebecca... qui est dans ma classe en Anglais, et avec laquelle je suis sorti à la toute fin de l'année scolaire. Elle est partie avec sa famille en Sicile pour les vacances, mais nous avons continué d'échanger des messages. Ils reviennent à la fin de la semaine ; j'espère pouvoir la présenter à Luca avant la rentrée – mais il est censé rejoindre sa mère au Portugal dans les prochains jours.

- Quel est le problème avec Rebecca ?

Il esquisse un sourire :

- Il n'y a pas de problème avec Rebecca. Je ne la connais pas.

- Pas encore, rectifié-je en levant un sourcil.

- Mmmh... Ben justement Rebecca et toi, c'est euh... Rebecca et toi. Je crois que je n'ai pas très envie... enfin, je n'ai rien à voir avec ça. Dans notre univers – notre univers à toi et moi, je précise, il n'y a de la place que pour nous – nous deux. Une personne de plus et on explose les statistiques de surpopulation. Alors du coup...

Je pouffe.

- En plus, le Matteo qui est avec Rebecca – tout comme celui qui sort avec Mila ou avec Luisa d'ailleurs... ben, je ne le connais pas. Il est peut-être très différent de mon Matteo et l'idée ne me plait pas beaucoup.

Ses yeux s'illuminent d'une lueur espiègle, tandis que je rétorque sur un ton railleur :

- Ton Matteo ?

Il hausse les épaules :

- Tu comprends très bien ce que je veux dire.

Oui. Je comprends. Et même si nous avons deux façons différentes d'appréhender la question, l'évidence s'impose à moi : les liens qui nous unissent sont tout simplement exclusifs et n'admettent aucune intrusion, de quelque ordre que ce soit. Nous ne les partageons pas avec d'autres.

- Et ben moi, je préfère savoir ce que pense et ce que ressent le Luca que je connais quand il est avec d'autres que moi. C'est vrai pour Valentina, pour Alexandra... mais pour le rugby, ou le lycée aussi. Ça m'évite de me tourner des films et de craindre que ce soit mieux « avec les autres ».

- T'es con.

Je secoue la tête d'un air fataliste.

- On réagit juste différemment... mais c'est pareil, en fait.

- Mmmh.

Durant quelques instants, nous nous taisons, plongés dans nos pensées respectives. Je mesure à quel point cette conversation pourrait paraitre étrange pour d'autres que nous – déplacée, dérangeante, ou que sais-je encore – mais je sens aussi cette vague de chaleur qui m'enveloppe tout entier, qui m'apaise et me donne l'impression d'être exactement à ma place, ici et maintenant. Luca et moi, ça a toujours été particulier – dès notre rencontre. Dès cette première partie de Douaniers et Contrebandiers. Nos potes ne se privent pas de nous charrier régulièrement sur notre tendance à être scotchés en permanence dès qu'il vient à San Stefano. Nos parents ont fait eux aussi depuis longtemps le constat que nous sommes des « amis inséparables » - je repense à mon échange avec Giovanni cette nuit... Mais on s'en fout des qualificatifs ou du reste : c'est juste comme ça. C'est juste nous.

- C'est comment, avec Rebecca ?

Je tressaille au son de la voix de Luca. Bien plus grave que d'ordinaire. Ses yeux bleus me fixent avec intensité et son visage semble plus concentré que jamais. Sa question résonne une nouvelle fois dans mon esprit au rythme des pulsations de mon cœur qui s'accélèrent. Je plisse les yeux en inclinant la tête :

- Tu veux dire... Quand on s'embrasse ?

Je m'entends prononcer ces mots sans que je sache précisément d'où ils proviennent. Luca hoche la tête.

- Oui. Je veux que tu me montres. Par curiosité. Pour connaître l'autre Matteo.

- Il n'y a pas d'autre Matteo, tu le sais.

- Quand même, insiste-t-il avec un regard déterminé. Si je dois rencontrer Rebecca, alors je veux savoir.

Je roule des yeux devant l'obstination de Luca. Ok. J'accepte de jouer. Mais dans la deuxième manche, je veux savoir comment c'est avec Valentina. Je veux savoir comment il est avec elle, ce qu'il lui donne qu'il ne me donne pas, à moi. Après une brève hésitation, je m'incline lentement au-dessus de lui. Nos regards ne se quittent pas, à la fois avides et tendus – je refuse de m'interroger dans l'immédiat sur ce que cela signifie. J'ai juste envie de le faire. Mon cœur tambourine trop fort à mes tempes et un nœud loin d'être désagréable se forme dans mon ventre. Eh, Matteo ! On se calme ! C'est juste Luca, hein !

Quand mon visage est tout près du sien, j'humidifie mes lèvres du bout de la langue et murmure :

- Alors... voilà comment c'est, quand je l'embrasse.

Et j'effleure doucement ses lèvres des miennes. Pour un baiser comme avec Rebecca. Sauf que ce n'est pas du tout comme avec Rebecca. Il y a ces vibrations au creux de mes entrailles, qui crépitent comme des dizaines de mini feux d'artifice et que je n'avais jamais éprouvées. Il y a aussi la tiédeur de la bouche de Luca – une sensation de velours absolument inattendue et parfaite. Je l'embrasse avec douceur, encore, et encore... et ses lèvres épousent les miennes avec une telle volupté que je flotte quelque part dans la stratosphère. Merde. Je suis en train d'embrasser Luca – il est temps que je m'éloigne maintenant. Maintenant. Matteo ! Maintenant ! Mon cerveau reprend finalement le contrôle et je parviens à me relever, au ralenti, en essayant de respirer normalement. J'ouvre les yeux et les siens m'engloutissent instantanément. Ils semblent désorientés, perdus, alors que mon esprit est juste en train de s'effondrer sur lui-même. Respire. Pense. Respire. Qu'est-ce que c'était que ça ?

Pendant quelques secondes, je le regarde, interdit, chamboulé. Je réalise alors la connerie monumentale que je viens de faire. C'est lui qui l'a demandé, non ? Est-ce que les torts seront partagés ? Oh putain... merde. C'est fini. Mais c'était tellement... Notre amitié est morte. Mon cœur explose tandis que la sensation de ses lèvres s'égare encore sur les miennes. Mais c'était juste un jeu. On en rira, d'ici quelques temps. Juste un jeu : pas de quoi en faire un plat !

Il mordille sa lèvre inférieure et toussote, afin de s'éclaircir la voix je suppose – j'appréhende les mots qu'il s'apprête à prononcer :

- C'est... c'est vraiment comme ça ?

Sa question est empreinte d'un tel désappointement que ma première pensée est « Matteo, tu es une brelle en baiser ». Je réponds, gêné :

- Ben ouais... enfin, non. Là c'était différent. C'était si nul ?

Il pouffe – j'ai l'impression qu'il se fout de moi et j'ai juste envie de lui en coller une. Comme avant. Comme si rien ne s'était passé. Mais il répond simplement :

- Non... pourquoi tu penses ça ? C'était cool, en vrai.

Je crois que j'ai envie de lui en coller une, aussi pour ça : ce n'est pas censé être cool, en fait... si ? Bordel de merde, je ne sais plus quoi penser. Je sais juste que j'ai kiffé ça... et ça me fout la trouille. Une trouille incommensurable qui me retourne les tripes et m'empêche de réfléchir.

Je parviens toutefois à bafouiller :

- Ouais... C'était... cool.

Puis je me laisse tomber sur le dos, prêt à recevoir la foudre divine – ou les planches de la grange dans un effondrement aussi soudain qu'inattendu. Une minute. Puis deux. Mais rien ne vient troubler le calme de cet après-midi d'été, hormis le chant d'un coq dans la cour voisine, et le bourdonnement d'une abeille qui s'est égarée entre les bottes de paille. Je me concentre sur ma respiration et le trajet de l'air jusqu'à mes poumons, comme lorsque je cours longtemps. Même si le pétillement dans mon ventre ne faiblit pas, ma tempête intérieure finit par se calmer et le poids dans ma poitrine s'alléger. Je tourne la tête : Luca s'est à demi-redressé sur son coude, la pommette appuyée conte la paume de sa main et il me regarde. Je m'installe dans la même position pour lui faire face.

Il tend le bras vers mes cheveux :

- Tu avais un brin de paille, explique-t-il en me montrant la tige coincée entre ses doigts.

- Mmmh. T'en as des milliards – je vais pas m'amuser à te les enlever un par un.

Il sourit puis incline la tête dans une attitude qu'il ne réserve qu'à moi – enfin, je ne l'ai jamais vu faire avec d'autres, avec un regard si bleu, si grand, que j'ai l'impression qu'il va m'engloutir.

- Giulietta a raison, Matteo : t'es trop beau. Non, tu es MA-GNI-FIQUE. Est-ce qu'elle te l'a dit, Rebecca ?

Je fronce les sourcils. Je savais bien qu'il allait me ressortir ce qui s'était passé ce matin à un moment ou à un autre.

- Pfff... t'es juste débile.

Il laisse échapper un éclat de rire en rejetant la tête vers l'arrière. Ok... Vas-y, fais le malin : tu vas pas te foutre de moi bien longtemps. Je passe une main dans sa nuque pour l'obliger à me regarder de nouveau et le défie :

- Moi aussi, je veux savoir comment c'est.

Oh putain... Matteo, ferme-la, bordel. Dans mon esprit, une véritable bataille rangée s'est engagée entre ma raison et... et quoi, d'ailleurs ? L'envie de ressentir ça, une fois encore – juste pour être sûr de n'avoir pas rêvé. Quoi que ce soit, de toute façon, le constat est clair : ma raison a battu en retraite. Il se fige tandis que je laisse retomber ma main sur mon flanc. Le bleu océan se transforme en bleu glacier. Je précise :

- Avec Valentina.

Ses épaules s'affaissent. Il passe une main hésitante dans ses cheveux truffés de paille et souffle :

- Matteo... on va être en retard... il faut qu'on repasse chez nous et...

- Ah non ! Hors de question. Tu n'as pas le choix, en fait... et puis, tu n'as aucune raison de flipper : je ne te le dirai pas, si c'est nul. Promis.

Nous sourions tous les deux à ma blague débile, qui a malgré tout le mérite de remettre les choses au clair : c'est juste un jeu. Un truc partagé par des milliers d'ados sur la planète. Rien de plus.

- Ok, consent-il après quelques secondes.

Il inspire longuement et s'approche. Je retiens mon souffle, le cœur battant comme un fou jusque dans mes entrailles : 2e round. Tout comme il y a quelques minutes, nos regards ne se quittent pas... et force est de constater qu'aucune trace du moindre jeu n'y transparait. Dans une ultime tentative désespérée, ma raison me supplie de tout arrêter, maintenant - mais je l'ignore : je veux que Luca m'embrasse... enfin, qu'il fasse comme s'il embrassait Valentina, pour être exact. Quand il est tout proche, je constate combien son souffle est court et irrégulier – à l'instar du mien, d'ailleurs.

- Ok, répète-t-il d'une voix sourde, comme pour se donner du courage.

Alors, il joint nos lèvres avec légèreté et douceur. Tandis qu'une onde de plénitude s'infiltre en moi et que mon cœur improvise quelques loopings, de minuscules arcs électriques s'éparpillent dans mon cou, provoquant une multitude de frissons le long de ma colonne vertébrale. Je sens Luca sourire contre moi :

- Tu ne pourras pas dire que c'était nul... je ne te croirai pas, murmure-t-il avant de s'éloigner.

Devant son air satisfait, je roule des yeux, dépité, sans pouvoir retenir un éclat de rire : la distance qu'il parvient à instaurer avec notre « expérience » est la preuve que cela n'était rien, finalement. Une broutille. Un jeu, véritablement. A ce constat, je sens le poids dans ma poitrine s'envoler, comme s'il s'agissait d'une plume légère.

- C'était cool. Je comprends qu'elle ait voulu rempiler... dis-je simplement.

- Seulement ? C'était seulement « cool » ? gémit-il en tombant à la renverse sur la paille en plaquant ses mains devant ses yeux.

- Faut pas exagérer, Cupidon... et puis, tu n'as qu'à lui demander son avis !

- A qui ?

- A Valentina.

- Ah...


***


- Voilà le ravitaillement !

Celio et Ulysse portant une immense glacière remplie de boissons sont accueillis par une ovation générale. Ils la déposent à l'extérieur du cercle que nous formons autour du feu et reprennent place parmi nous. Je décale ma guitare sur un genou, pioche quelques chips dans le saladier échoué dans l'herbe devant moi et avale une gorgée de coca. Puis je me repositionne, les doigts sur les cordes.

- Bon alors, j'en chante encore une ou deux, et puis basta ! Ou alors je veux être payé !

- J'en ai une, j'en ai une ! Sara perche ti amo !! Matteo ! S'il te plait, s'il te plait, s'il te plait !

De l'autre côté du feu de camp, je distingue Alessia qui agite les bras vers moi dans de grands gestes éperdus. Celio assis près d'elle essaye de l'empêcher de parler en lui plaquant la main sur la bouche, sans succès. Quelques exclamations enthousiastes s'élèvent de part et d'autre pour soutenir sa proposition – je reconnais les voix d'Isham, Battista et Giada - mais Cipriano les interrompt d'une voix forte :

- Ah Non ! Ça date de la préhistoire, ce truc ! On n'est pas au mariage de ma grand-mère !! Les vieux, là, il est temps d'aller vous coucher !!

Vanessa agrippe sa main et tente de l'attirer vers elle en riant :

- J'adore cette chanson, moi ! Viens t'assoir !

Il parvient à s'extirper de ses bras et se jette près de moi en joignant les mains dans un geste suppliant :

- Mondo Marcio, mec ! Ça c'est cool ! La dernière Segui la stella – elle est vraiment top !

- Non mais t'es sérieux ? C'est du rap ! Et là, ce que j'ai dans les mains, ça s'appelle une guitare !! Comment tu veux que je te joue du rap avec ma gratte ? Je connais aucun accord ! Va t'assoir à côté de ta copine et cherche autre chose que je puisse jouer.

Il me fusille du regard puis me tape sur l'épaule en poussant un grognement :

- Ok ! T'es qu'un sale traitre ! Je m'en souviendrai ! C'est gravé ici ! me prévient-il en pointant son crâne du doigt.

Je roule des yeux, blasé. Mon pote n'a absolument rien d'une petite frappe et son manège est tellement peu crédible que des rires fusent ici et là :

- Cipriano, tais-toi ! C'est toi qu'on va aller mettre au lit, si tu continues !

- Ouais ! La ferme ! Allez, Matteo, c'est à toi !

- Ok, mais vous chantez avec moi... je ne suis vraiment pas sûr des paroles !

Même si ce morceau est archiconnu, j'avoue que ce n'est pas forcément le style que je préfère. Mais les accords sont faciles. Je fredonne l'air et parviens à les enchainer sans véritable problème. Après quelques mesures d'introduction notre chorale improvisée entonne les premières paroles :

Che confusione, sarà perché ti amo

è un emozione, che cresce piano piano...

J'ai pitié pour les quelques poules que les parents d'Alessia et Cipriano élèvent dans la grange à proximité : il est possible qu'en nous entendant chanter ce soir, certaines développent des traumatismes irréversibles. Pauvres bêtes. C'est au moment du refrain que Valentina surgit de l'obscurité et réintègre le groupe entre Giada et Battista, à peu près en face de moi. Elle se met aussitôt à chanter en chœur avec nous, même si le large sourire qui orne ses lèvres semble un peu crispé. Je n'avais même pas remarqué son absence. Spontanément, je balaye le cercle du regard et constate sans surprise que Luca n'est pas là, lui non plus. Inutile de le nier – l'idée qu'ils aient disparu ensemble dans la nuit me chiffonne. Je n'ai évidemment aucun doute sur la façon dont ils ont occupé ces quelques minutes... et tout à coup, notre petite expérience débile de cet après-midi m'apparait exactement pour ce qu'elle est : une connerie abyssale. J'aurais vraiment préféré ne pas savoir. Pfff... j'imagine qu'être stupide fait partie du cheminement normal vers l'âge adulte. Je serais prévenu pour les prochaines fois... Alors que la chanson se termine dans des applaudissements tonitruants et des hurlements déchainés – RIP ce qui restait des poules -, Luca finit par réapparaitre. Il va chercher une boisson dans la glacière et s'assoit à ma gauche.

- Tu en veux ?

- C'est du Fanta ? Ouais... je veux bien. Merci.

Il me tend sa canette, que je saisis en évitant son regard – l'expression enthousiaste de Valentina m'a refroidi : je n'ai aucune envie d'en voir la réplique sur le visage de mon pote. Mon attitude est puérile, j'avoue – mais il est une heure du matin ou presque, et c'est décidément trop tard pour les efforts. Tout en buvant, je remarque dans ma vision périphérique qu'il me fixe. Merde. Je le sens prêt à parler lorsque Tomeo l'interpelle :

- Au fait, Luca ! Tu seras là pour mon anniversaire ? Mes parents sont d'accord pour nous laisser la maison pendant deux jours !

Non. Moi, je sais qu'il sera en vacances avec sa mère – qu'il doit rejoindre au Portugal. Son beau-père y a de la famille – et ils leur rendent visite chaque été.

- C'est le 20 ?

- Exact. La fête aura lieu les 20 et 21, du coup.

Luca semble hésiter un instant avant de répondre :

- Ouais... ouais, je serai là.

- Cool !

Je le regarde, étonné.

- Tu n'es pas censé aller au Portugal ?

- Non. J'ai dit à ma mère que je ne venais pas cette année. Je préfère rester ici. J'irai la voir à Noël.

Je hoche la tête. Evidemment : le rebondissement imprévu de dernière minute avec Valentina... Bon, en même temps, je trouve ça quand même plutôt cool... Il va peut-être pouvoir rencontrer Rebecca, du coup. D'ailleurs, il faut que j'en parle à Tomeo : j'aimerais bien qu'elle puisse venir à son anniversaire.

Le reste de la soirée passe à toute vitesse. J'accepte de jouer encore trois ou quatre morceaux – bénévolement, je le rappelle – le temps que nous finissions le contenu des glacières. Vers 2 heures, le rapprochement entre Tomeo et Sofia devient officiel – certains de nos potes bien lourdingues ne leur laissent pas la chance de partager l'information au moment où ils en auront envie, eux. Ils se retrouvent donc bien contre leur gré au centre de toutes les conversations à peine après leur premier baiser échangé. Les poules ne sont décidément pas les seules à plaindre ce soir.

Il est presque 2 heures 30 lorsque Luca et moi quittons la ferme des parents de Cipriano et Alessia. Il nous faut à peine 5 minutes en vélo pour rejoindre le domaine de mes parents. La nuit est douce. D'épais nuages masquent la lune mais nous connaissons la route par cœur. Nous garons les vélos sous le hangar puis rejoignons le devant de la maison. Luca s'assoit sur le banc, là où j'étais installé la veille, à côté de son père.

- Tu restes deux minutes ?

- Ouais. Je pose ma guitare à l'intérieur, je reviens. Tu veux boire quelque chose ?

- Non, ça va. Merci.

Je le retrouve une minute plus tard et me laisse tomber près de lui. Adossés au mur de pierres, nous restons silencieux un moment, le regard perdu devant nous dans l'obscurité presque totale de la nuit. Son épaule contre la mienne se soulève doucement au rythme de sa respiration – c'est doux et apaisant. La journée a été longue – même entrecoupée d'une sieste – et je ne suis pas mécontent qu'elle s'achève. Avec Luca. C'était une journée d'été parfaite. Rien de moins.

- C'est cool que tu sois venu, ce matin.

- Ouais. J'ai hésité longtemps... Et cette soirée autour du feu, c'était chouette aussi, non ?

- Mmmh.

Il pivote la tête vers moi – je le sens au mouvement de son épaule :

- Quoi ?

Je ne réponds pas : je ne peux décemment pas lui reprocher son escapade avec Valentina, même si elle me contrarie. Il insiste.

- Matteo ?

Son regard pèse sur moi – je sais qu'il ne me lâchera pas tant que je n'aurais pas craché le morceau. Et j'ai sommeil. Inutile de perdre du temps. Je consens enfin à le regarder et lui demande le plus sérieusement du monde :

- C'est pour Valentina, que tu restes ?

Il fronce légèrement les sourcils, interdit : manifestement, il ne s'attendait pas à cette question – je ne suis pas certain moi-même de l'avoir réellement pensée avant de la formuler. Mais elle est l'exacte expression de ce que je ressens, pourtant. Le besoin de savoir, encore et toujours. Durant une seconde ou deux, il parait hésiter sur la réponse à donner. Finalement, il déclare :

- Non. On n'est pas ensemble. C'est ce que je lui ai dit, tout à l'heure.

- Ok, dis-je en feignant un détachement que je suis loin d'éprouver. Tant mieux.

Je me fige et mon cœur rate un battement : est-ce que j'ai vraiment dit ça à voix haute ? Il faut croire que oui, puisque Luca répète dans un demi-sourire :

- Tant mieux ?

Je hoche la tête en fixant ses yeux bleus. Je les connais par cœur, depuis le temps. Souvent, j'arrive à y déceler ce qu'il ne me dit pas – un doute, une question, un reproche, un compliment aussi. J'adore l'idée d'être si proche de quelqu'un qu'un seul regard suffit à le comprendre. Mais parfois, comme à cet instant, je ne suis pas certain que ce soit une bonne chose. Parce que la petite flamme qui y brille ressemble à celle qui consume mes entrailles et le voile bleu de ses prunelles est pareil à une caresse qui me donne l'impression de flotter. J'ai juste envie de m'y perdre. Mon cerveau tente bien de remettre un peu d'ordre à mes pensées, mais il me parait inconcevable de me soustraire à ce regard-là, de laisser mourir la boule de chaleur dans ma poitrine. Je reconnais à peine la voix qui s'échappe de ma bouche, bien plus grave que d'ordinaire.

- Je préfère penser que c'est pour moi, que tu restes.

Voilà. Je l'ai dit. Nous ne sourions plus. J'ai du mal à déglutir tant ma gorge est serrée. Son regard glisse sur mes lèvres puis remonte jusqu'à mes yeux. Nos visages s'approchent lentement. Je ne pense plus. Je veux juste qu'il me parle. Je veux juste qu'il m'embrasse.

Nos lèvres s'effleurent dans une caresse, d'abord. Nos souffles s'emmêlent et rien que ça fait s'envoler une nuée de papillons dans mon ventre. Les fameux papillons. Le velouté de sa bouche est absolu, je ne me lasse pas de le gouter, de le caresser doucement. J'oublie que c'est Luca... Ou plutôt non, j'oublie tout ce qui n'est pas lui, tout ce qui n'est pas nous. Il y a une tendresse dans ce baiser que je n'ai jamais éprouvée auparavant – un univers de sentiment et de complicité. Parce que c'est lui, en fait.

Une chouette hulule dans la nuit. C'est comme un signal : le temps est écoulé.

Lentement, nous nous éloignons l'un de l'autre. Mais pas trop. Son souffle glisse sur ma joue dans une caresse tiède. Mon cœur peine à se calmer et tout mon ventre palpite encore de plaisir. Je me noie dans ses yeux, sans avoir la moindre intention de remonter à la surface. Il colle son front au mien dans un long soupir :

- C'était quoi, ça ? murmure-t-il.

- Je ne sais pas... Un baiser ?

- Ok. Juste un baiser...

- C'était cool.

Il s'écarte tout à fait et s'adosse de nouveau au mur, le visage tourné vers moi. Il affiche une moue désabusée :

- Seulement cool ?

Je pouffe en secouant la tête, dépité, puis le regarde de nouveau, plus sérieux :

- Non. J'ai kiffé.

- Moi aussi.

Pendant quelques instants, nous nous dévisageons en silence, trop désemparés par ce qui vient de se passer pour prononcer le moindre mot. Il mordille sa lèvre inférieure, probablement aussi perdu que moi... et ça me donne juste envie de recommencer. Putain, Matteo : il serait temps de redescendre sur terre. C'était juste tellement... est-ce que ça fait partie du jeu ?

- On peut plus faire ça.

- Pourquoi ?

- Et si ça tourne mal ?

- Tant qu'on n'est pas ensemble, on ne prend pas de risque. Ce que nous sommes – je sais même pas ce qu'on est, bordel ! – compte plus que le reste. Même tes baisers « à la Rebecca » !

- Pfff... t'es vraiment un crétin, en fait.

Cet été-là, c'est la première fois que nous nous sommes embrassés : et nous avons recommencé pas une, pas deux... mais des dizaines de fois.

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