Aux premières lueurs du jour - partie 4

Bon ben... voilà voilà...

naïvement, j'avais pensé que c'était plié, qu'ils allaient se retrouver comme par magie et que cette partie serait la dernière... mais c'était sans compter les aléas de la vie, les petits riens qui la rendent si incroyable ou qui font grincer les rouages de cette belle mécanique. 🙄🙄😬

Luca n'était pas encore prêt, apparemment... et leur histoire est trop complexe pour que les choses se résolvent en un claquement de doigts.

J'espère que vous ne lui en voudrez pas trop... et à moi non plus, d'ailleurs !!

Bien-sûr, ce chapitre "Aux premières lueurs du jour" est clairement trop long et nécessitera que je le réorganise en deux chapitre distincts, ce à quoi je m'attellerais lorsque j'aurai enfin mis le point final à cette histoire... bientôt, promis !

Je vous souhaite une bonne lecture et continuez de me dire ce que vous en pensez, vos remarques, vos votes, tous les petits signes que vous m'adressez me font chaud au coeur :-) !

❤️❤️🥰


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Mercredi 13 juillet - 02h13

Je finis de prendre connaissance des messages d'Haroun en prévision de la journée de demain, qui s'annonce particulièrement chargée, et referme enfin l'ordinateur d'un geste sec, plongeant subitement la pièce dans une obscurité presque totale. J'étire ma nuque d'un côté puis de l'autre afin d'en chasser la tension et me laisse pesamment tomber en arrière sur le dossier du fauteuil avec un long soupir désabusé. Je demeure ainsi de longues minutes à contempler l'ombre nerveuse de mes doigts triturant un pauvre trombone qui a eu le malheur de se trouver sur leur chemin, tandis que les images de la journée qui s'achève se déversent en flots désordonnés dans mon esprit. La confusion et la frustration se disputent le podium de mes émotions, malgré l'espoir et l'optimisme que les heures parfaites de Montalcino ont suscités en moi.

C'est simple : j'ai eu le sentiment de revenir à la lumière après des années dans les ténèbres, comme Eurydice derrière Orphée. Luca, de nouveau ancré dans ma vie - ou moi dans la sienne, c'est vous qui voyez -, nos rires mêlés, ses yeux qui ne regardent que moi et m'engloutissent... Notre bulle recomposée, à laquelle, comme par le passé, nul autre que nous n'a accès. J'ai naïvement cru que c'était le début d'une nouvelle histoire. Les compteurs remis à zéro, l'ardoise effacée. Nous allions nous revoir. Vite. Souvent. J'allais entrer dans son univers, planter des oliviers dans la Drôme et l'encourager lors de ses matches. Il allait repousser son départ pour assister à mon anniversaire, et reviendrait de temps en temps pour les vacances.

Et avant ça, il y avait cette soirée chez Cipriano : que des promesses, que du bonheur. Mais... comment dire ? Ça ne s'est pas exactement passé comme cela...

Hannah et Valentina se sont décidé à afficher leur relation au grand jour – la nouvelle a été accueillie avec de grands cris et quelques sifflets enthousiastes, même si elle n'a étonné aucun de nous ; Luca est arrivé avec Levani quelques minutes après moi et je me suis efforcé de serrer la main du fidjien sans grincer des dents – tout entier encore empli de l'allégresse de notre escapade – mais personne n'était là pour le remarquer. Par la suite, Luca et moi n'avons pas eu l'occasion de nous parler vraiment, échangeant seulement deux ou trois mots anodins autour du barbecue ou assis autour de la longue table en bois à dévorer nos brochettes. Dans son ombre, omniprésents : Levani et sa belle gueule, sa décontraction et son sourire. J'ai réussi à faire bonne figure durant ces quelques heures, mais la réalité, c'est que je crevais de jalousie devant l'évidente complicité qui les lie et que je n'ai cessé de les observer de loin – à l'affut du moindre geste qui m'indiquerait que leur relation a évolué...

- Comment tu te sens ?

J'ai sursauté en entendant Valentina, et réalisé avec dépit que j'avais sans doute l'air d'un psychopathe en train de fomenter un mauvais coup – forcément voué à l'échec compte-tenu du peu de discrétion dont je faisais preuve. Elle a pointé le menton vers Luca et son pote puis m'a regardé en levant un sourcil interrogateur. J'ai haussé les épaules d'un air blasé.

- Je suppose que je dois faire avec...

Et c'est précisément sur ce point, que j'avais tort. Que j'ai même carrément fait fausse route. Que je me suis bien planté, en fait. La vraie vie s'est rapidement chargé de me remettre les idées en place, de façon très claire et sans contestation possible – inutile de préciser que la chute a été fracassante.

A quel moment, au juste ? Eh bien, quand je suis tombé par hasard sur eux en allant chercher des boissons dans la réserve, derrière la grange qui s'élève près de la ferme. Dans l'obscurité, je n'ai d'abord aperçu que des ombres indistinctes. J'ai eu un sourire amusé et me suis fait le plus discret possible pour éviter de déranger ceux qui cherchaient à l'évidence un peu d'intimité. J'ai jeté un œil curieux, malgré tout en passant à deux pas et... je me suis figé, le cœur serré, sans pouvoir détacher mon regard de ces silhouettes discutant à voix basse, bien trop proches pour laisser planer le doute sur la nature de leur relation. Dans mon esprit, le chaos. Dans mon cerveau, un gouffre infini. Impossible d'aligner la moindre pensée, le cœur transpercé, je suis resté immobile, à me consumer sans y croire. Mais comment croire à ça ?

Il leur a fallu deux ou trois secondes avant de sentir ma présence. Levani a vivement tourné la tête et froncé les sourcils. Luca a fait volte-face. Il a crispé la mâchoire et ouvert la bouche comme s'il s'apprêtait à dire quelque chose, mais l'a refermée sans prononcer le moindre mot. Nos regards se sont accrochés longuement. J'ai réalisé avec une conscience aigüe que je n'étais pas vraiment étonné – d'une certaine façon, je me doutais que cela arriverait – je l'attendais, presque, comme lorsqu'on attend tapi dans l'ombre, avec cette espèce d'impatience fiévreuse, de connaître le visage de son ennemi, pour mieux l'affronter - même si j'aurais clairement préféré ne pas en être le témoin. Malgré mes efforts pour la masquer, je suppose qu'il a vu dans mes yeux la griffure qui lacérait ma poitrine. Les siens affichaient une expression désemparée et désolée. Je ne sais pas pourquoi, mais cela a un peu atténué ma peine. J'ai distingué Levani esquisser un geste vers Luca et diriger sa main vers son épaule, mais celui-ci l'a esquivé d'un mouvement furtif, sans rompre notre échange.

A présent, évidemment, j'ai réalisé ma méprise : j'avais seulement oublié qu'il a continué à vivre depuis cinq ans, alors que je suis resté coincé entre les murs de ma maison et mes parcelles d'oliviers. Et que nos formidables retrouvailles ne constituaient finalement qu'une étape insignifiante de son parcours. Bordel de merde.

Ils sont partis une demi-heure plus tard. Je les ai suivis des yeux sans même essayer de me cacher, faire le tour du jardin pour dire au-revoir aux uns et aux autres, puis ils se sont approchés de la table où j'étais assis avec Valentina, Hannah et Jason. Luca a serré dans ses bras chacun de mes potes, en évitant soigneusement de croiser mon regard. Quand Levani s'est éloigné vers un autre groupe, il ne l'a pas suivi. Il a enfin consenti à poser ses yeux sur moi, manifestement gêné.

- A plus, a-t-il seulement soufflé.

J'ai tenté une sorte de sourire, qui n'a pas dépassé le stade du rictus à mon avis, et hoché la tête de façon mécanique sans dire un mot, la gorge trop serrée pour parvenir à sortir le moindre son. Il a semblé hésiter une seconde à rajouter quelque chose, mais s'est ravisé puis s'est éloigné pour rejoindre Levani.

Et maintenant ?

Ben... en fait, ça ne change rien – en ce qui me concerne. Malgré l'intense frustration qui m'habite, les heures à Montalcino m'apparaissent comme des fragments d'éternité, de précieux instants auxquels je ne renoncerais pour rien au monde. Je veux que ça dure. Je veux ça encore. Il m'a proposé de venir lui rendre visite. Je suis prêt à attendre mon tour... mais je n'ai aucun doute : je veux Luca dans ma vie. Je suis prêt à tout. Même encore à 5 années de purgatoire, s'il le faut.

A cet instant, l'écran de mon téléphone s'illumine pour m'avertir de l'arrivée d'un message. Je remue les épaules pour m'ancrer à la réalité. Numéro inconnu. J'hésite un court instant avant de déverrouiller l'appli, poussé par la curiosité : c'est un vocal accompagné d'un fichier mp3. L'évidence s'impose à moi. Il est 2 heures du matin et je ne vois pas qui pourrait m'envoyer un fichier musical... à part lui. Un nœud énorme se forme instantanément dans ma gorge et l'étau dans ma poitrine l'écrase de plus belle, tandis que ma petite voix personnelle tente de faire entendre une exclamation de joie. Je devine pourtant que son message ne va pas forcément me plaire.

Le cœur battant à tout rompre, je saisis mes écouteurs et les cale dans mes oreilles.

« Hey... c'est moi. » Je tressaille en entendant souffler au creux de moi le timbre feutré de sa voix, dont je ressens presque physiquement l'onde tiède et veloutée. « Je veux dire, c'est Luca... (il marque une longue pause). C'est Valentina qui m'a donné ton numéro... Il est tard... je ne sais pas quand tu écouteras ce message... mais... euh... je n'avais pas envie d'attendre demain – il fallait que je te parle, maintenant... Parce que je sais, après ce qui s'est passé tout à l'heure, tu pourrais penser... (ben oui, en fait - évidemment que je pense...) pfff, putain. Comment dire ça ? Ecoute... je voulais que tu saches que j'ai kiffé l'après-midi que nous avons passé ensemble. J'ai eu l'impression... tu sais, comme lorsqu'il manque une pièce du puzzle et qu'après un temps infini, on la trouve enfin... Je suis content qu'on ait pu discuter. Je n'ai absolument aucune idée de ce que sera la suite, je dois être franc... mais je sais une chose : c'était cool (oui)... Vraiment (il inspire profondément)... Une fois que j'ai dit ça, j'ai pas dit grand-chose, hein (il souffle du nez. Je l'imagine très clairement, enfouir une main dans ses cheveux, embarrassé – et je ne peux retenir un sourire)... C'était génial, vraiment, mais... (évidemment : il y a un « mais »)... ce soir, avec Levani (euh... est-il vraiment utile de prononcer ce prénom ?)... enfin les choses ne sont pas si simples... J'ai été con... peut-être que je n'aurais pas dû insister pour que tu viennes... enfin... je sais pas : j'avoue, là... je suis un peu paumé (je le suis tellement aussi). Non – en réalité, je suis complètement paumé. Il y a une partie de moi qui... et puis il y a la vie, quoi. Je t'ai dit que nos vies d'aujourd'hui pouvaient coexister... mais je n'en suis pas sûr, en fait (mais je le veux, moi). Je n'arrive pas à faire comme si rien ne s'était passé... Je suis pas certain d'être vraiment clair... j'ai du mal à organiser mes pensées et à comprendre tout ce bordel dans ma tête, alors je ne vois pas bien quels mots employer... Bref. J'ai une chanson. J'en ai plein, en fait... ça te donnera peut-être une idée de ce que j'essaye de dire, ce que je ressens – ou plutôt ce que j'ai ressenti. Bon... voilà. (une nouvelle pause, puis sa voix, hésitante)... Je ne sais pas comment finir ce message – rien de ce qui existe ne me semble approprié – salut, bye, Ciao, à bientôt... Je te laisse choisir, du coup. »

Sa voix s'éteint et de mes lèvres s'échappe un long souffle – je réalise seulement à cet instant que j'avais oublié de respirer. C'est le bordel le plus complet dans mon esprit, les mots de Luca et les images de cet après-midi s'entremêlent au souvenir de son regard désemparé, au geste d'évitement qu'il a eu lorsque Levani a tenté de le toucher. Est-ce que j'ai le droit d'espérer ?

Incapable d'apporter le moindre début de réponse à cette question, je fais glisser mon pouce pour lancer la piste audio jointe au message.

Mon cœur loupe un battement – mais quand est-ce que ça va s'arrêter ? – en reconnaissant le morceau dès les premières mesures de guitare : Falling away with you, de Muse. Evidemment. Le groupe préféré de Luca. Nous avons écouté cet album, Absolution, en boucle durant des semaines et des semaines sans nous lasser. On a recommencé pour chacun de leurs opus, par la suite. Ce sont eux qui m'ont donné envie d'apprendre à jouer de la guitare. Je ne saurais dire combien de fois j'ai joué leurs morceaux à la demande de Luca. Je me souviens de son sourire et de ses yeux qui pétillaient, je me souviens comme j'étais fier de son regard... Muse, c'est la bande-son de notre histoire. Et ça fait 5 ans maintenant que je m'applique soigneusement à éviter le moindre morceau du groupe : notre parcours est trop imprégné de la voix de Bellamy, de leurs mélodies, de leur sensibilité.

Je laisse néanmoins la musique m'envahir et plonge dans mon passé avec la sensation pleine et infinie d'un junkie à qui on ressert une dose après un sevrage forcé.

I can't remember when it was good
Je n'arrive pas à me rappeler quand tout allait bien

Moments of happiness elude
Les moments de bonheur s'estompent

Maybe I just misunderstood
Peut-être que je n'avais rien compris

All of the love we left behind
Tout cet amour que nous avons laissé derrière nous

Watching the flash backs intertwine, memories I will never find
Je regarde les souvenirs s'emmêler, des souvenirs que je ne retrouverai jamais

So I'll love whatever you become
Je t'aimerai quoi que tu deviennes

And forget the reckless things we've done
Et j'oublierai toutes ces choses imprudentes que nous avons faites

I think our lives have just begun
Je pense que nos vies commencent tout juste

And I'll feel my world crumbling, I'll feel my life crumbling
Et je sentirai mon monde s'écrouler, je sentirai ma vie s'écrouler

I'll feel my soul crumbling away, And falling away, falling away with you
Je sentirai mon âme s'effondrer, Et tomber, sombrer avec toi

Staying awake to chase a dream, tasting the air you're breathing in
Je reste éveillé, à la poursuite d'un rêve, en goûtant l'air que tu respires

I hope I won't forget a thing
J'espère que je n'oublierai rien

Promise to hold you close and pray
Je te promets de garder ton souvenir tout près de moi et de prier

Watching the fantasies decay
En regardant nos rêves s'effriter

Nothing will ever stay the same
Rien ne sera plus jamais pareil

And all of the love we threw away, and all of the hopes we've cherished fade
Et tout l'amour que nous avons abandonné, tous les espoirs que nous chérissions, s'évanouissent

Making the same mistakes again
En faisant les mêmes erreurs encore une fois ...

Les dernières notes s'achèvent. Je saisis ma tête entre mes mains et ferme les yeux, désorienté et impuissant. Les paroles de la chanson et la voix de Luca se mélangent dans un tourbillon insupportable. Je mesure une fois de plus l'étendue du carnage que j'ai provoqué, en me demandant si je saurais réparer mes erreurs, s'il me laissera seulement essayer. J'ai envie d'y croire et je veux qu'il le sache. J'enregistre mon message dans un ultime élan vers lui.

Moi :

Ça faisait longtemps. J'ai adoré écouter cette chanson, malgré tout ce qu'elle signifie. Parce qu'elle me parle de toi. Je n'ai rien oublié, je n'ai rien abandonné... Je te demande pardon. Pour tout. J'aimerais pouvoir revenir en arrière... Mais je veux absolument que nos vies coïncident... d'une manière ou d'une autre... Je ferai ce qu'il faut pour ça. Dis-moi juste ce que tu attends de moi... Et puisque tu me laisses choisir, je te dis « A bientôt »... même si c'est pour planter des oliviers dans ta Toscane française.

Il est plus de 3 heures lorsque je pose mon téléphone sur ma table de nuit et éteins la lampe, avant de m'écrouler sur mon lit, complètement vidé. J'ai tout au plus 3 heures de sommeil devant moi – le réveil va piquer ! Une mélasse épaisse englue mon esprit de fatigue et de résignation – à défaut de sérénité, cela m'aidera sans doute à sombrer. 


***


J'allonge les foulées en abordant le dernier virage, le souffle court. Mes muscles brulent sous ma peau, mes poumons crient grâce... mais je me sens bien. J'ai assisté au lever du soleil sur les collines. Les rayons poudrés d'or sur les vignes, les volutes de brumes au-dessus des cyprès : je me suis senti vivant. Durant mes 15 kilomètres de course j'ai eu le temps de transpirer. De penser à Luca. Sa voix ne me quitte pas depuis hier. Ni le bleu de ses yeux, ni les paillettes qui les parsèment. Je n'ai aucun doute : je veux qu'il me choisisse, moi. Comme il m'a demandé de le choisir il y a 5 ans.

A bout de souffle, les tempes dégoulinant de transpiration, je pousse la porte de la cuisine dans l'élan de ma course et m'arrête net, devant la scène qui s'offre à moi : ma mère d'un côté de l'ilot central les deux mains agrippées au rebord du plateau de chêne comme si elle voulait l'écrabouiller et le regard flamboyant de colère, ma grand-mère face à elle, immobile et fière, le menton dressé – à l'image de la Nonna de mon enfance, disparue depuis si longtemps maintenant. Son attitude exprime une telle détermination, de son corps se dégage une telle force que j'ai le sentiment qu'elle pourrait briser sa belle-fille d'un seul mot.

Stupéfait, je referme dans un geste lent la porte derrière moi et m'approche, essuyant mon front trempé à l'aide du bas de mon tee-shirt. Oui, je sais – cela manque singulièrement d'élégance... mais il y a des situations d'urgence, non ?

- Wouah.... Qu'est-ce qu'il se passe ici ?

Elles se jaugent toutes les deux d'un air furieux, et semblent ne même pas avoir remarqué mon arrivée. Ok. Ça c'est carrément bizarre. D'abord, je n'ai jamais vu ma grand-mère et ma mère s'engueuler – je suppose qu'elles ne sont pas toujours d'accord, mais elles s'arrangent d'une façon ou d'une autre pour que je n'en sois pas témoin. Ensuite, il est à peine 7 heures du matin, putain ! Qui choisit une heure pareille pour s'étriper ?

- Bien. Tu sais ce que j'en pense, lâche ma grand-mère gravement, avant d'aller s'affairer près du four, duquel elle sort une plaque garnie de cookies parfumés qui me font saliver – j'ai toujours la dalle après avoir couru... et mon estomac ne semble pas se soucier de la situation particulière qui se joue. Ma mère cligne des paupières deux ou trois fois, comme pour s'extraire de l'emprise du regard implacable de son aînée puis tourne la tête vers moi. Autant dire que les trépidations de mon estomac sont immédiatement reléguées dans les tréfonds de mes préoccupations. Lèvres pincées, elle me toise d'un regard lourd de reproches.

Ben voilà qui est clair : je comprends sans peine que le sujet de leur conflit me concerne d'une manière ou d'une autre. Pour être tout à fait honnête, son air mécontent ne me fait ni chaud ni froid – je veux dire, ça fait un bail que ce qu'elle pense de moi me laisse complètement indifférent – mais j'avoue qu'à cet instant, ma curiosité est piquée. Je lève un sourcil interrogateur et blasé dans sa direction, attendant qu'elle se décide à déballer son ressentiment – ce qui lui prend un temps infini. Après une minute ou deux, je décide de renoncer - j'ai vraiment des milliards de trucs à faire et dois aller prendre ma douche avant de retrouver Haroun pour organiser la journée. Je m'apprête à faire volte-face, lorsqu'elle ouvre enfin la bouche.

- Il parait que Luca est à San Stefano, siffle-t-elle sur un ton accusateur.

Je me fige, mon regard planté dans le sien et le corps soudain aussi tendu que la corde d'un arc. C'est donc ça ? Ok. J'espère qu'elle a mesuré ce à quoi elle s'attaque, car je ne laisserai rien passer. Mon esprit s'enflamme instantanément, prêt à livrer bataille. Je pressens que nous regretterons probablement tous les deux ce qui va se passer maintenant, mais cela devait finir par arriver et je ne reculerai pas. Je ne reculerai plus. Je ne tairai plus ni la rancune, ni la colère que j'éprouve à son égard – qu'elle soit ma mère m'importe peu. Elle n'a pas su protéger l'ado que j'étais, elle m'a jeté en pâture à l'intraitable rigidité de mon père et s'est échinée à entretenir durant des mois l'idée que j'étais responsable de la mort de celui-ci. Ça fait des années que j'ai tiré un trait sur ma relation avec elle.

- C'est vrai, dis-je froidement. Et ?

Elle parait désarçonnée durant une fraction de seconde par mon air désinvolte et délibérément provocateur mais se reprend bien vite et me toise d'un regard dénué de la moindre chaleur, que je soutiens sans ciller, vaguement conscient du bruit que fait ma grand-mère derrière moi, affairée autour de l'évier. Je suis persuadé qu'elle ne perd pas une miette de notre échange, malgré son indifférence feinte.

- Il faut lui dire de s'en aller. Il ne peut pas rester. Tu l'as vu ?

Je ricane en secouant la tête.

- Je ne suis pas ton porte-parole... si tu as des choses à lui dire, je te suggère d'aller le voir. Ne te sers pas de moi une nouvelle fois... D'autant qu'en ce qui me concerne, je n'ai pas du tout envie qu'il s'en aille. Et je ne suis pas le seul, si tu veux savoir : on est tous content qu'il soit revenu. Il est chez lui ici, conclus-je d'une voix ferme et sans appel.

Ma mère n'essaye même pas de cacher son irritation, une moue méprisante accrochée aux lèvres, et me torpille d'un regard assassin. Elle attend sans doute que je réponde à sa dernière question, même si je suis quasiment certain qu'elle a déjà cette information – San Stefano étant l'incarnation italienne la plus fidèle du concept de Radio-langue-de-pute. Dans un éclair, je me souviens combien elle se plaignait pourtant de l'impossibilité d'avoir une vie privée dans ce village, combien elle en était affectée. Je la dévisage en essayant de repérer derrière ce masque fatigué et crispé une trace de la femme - ou plus exactement de la mère - qu'elle était, de celle que j'aimais par-dessus tout : son sourire bienveillant, sa douceur, son amour pour moi. En vain. Repoussant le sentiment de nostalgie qui m'étreint, j'inspire profondément et la fixe plus intensément encore :

- On s'est vu, oui. Et tu n'imagines même pas ce que j'ai ressenti... à quel point j'ai eu l'impression de me retrouver, d'être juste moi, enfin.

- Et ton père ? réplique-t-elle d'une voix glaçante. Tu n'as pas l'impression de trahir sa mémoire, non ? Ça ne te gêne pas de...

C'est comme une bombe qui éclate dans mon crâne, balayant le peu de retenue qu'il me restait. J'explose :

- Mais de quoi est-ce que tu parles, exactement ? Dans quelle série à la con crois-tu que nous vivions ? De quelle mémoire, de quelle trahison ? Tu n'es pas la justicière investie par je ne sais quelle puissance pour défendre l'honneur du héros, maman ! Et quel héros !!! On peut en parler, si tu y tiens ! Mais franchement, je doute...

Je laisse ma phrase en suspens devant l'air totalement hermétique de ma mère et passe une main dans ma nuque en jurant, excédé, tout en m'exhortant au calme : cela ne sert à rien d'essayer de lui faire ouvrir les yeux. Elle restera quoi qu'il arrive cramponnée à ses certitudes issues d'un autre temps. Je remarque que Nonna a cessé tout mouvement, et s'est rapprochée de moi. L'image de leur face à face tendu il y a quelques minutes s'impose dans ma mémoire... qu'est-ce que ça signifie, au juste ? Je ne comprends rien à ce qui se passe actuellement, mais ça me gonfle. Ma mère a décidé de rester coincée dans le passé ? Libre à elle. J'ai choisi une autre voie. D'une voix lasse et résignée, je reprends :

- Tu veux que je te dise la vérité ? La seule personne qui a été trahie, dans cette histoire, c'est Luca. Je l'ai trahi – et par la même occasion, je me suis trahi moi-même. Voilà la seule responsabilité que j'accepte de porter. Le reste m'importe peu et ne me concerne pas. Le seul qui pourrait venir demander des comptes, c'est lui. Les fantômes n'ont qu'à demeurer où ils sont...

- Mais vous l'avez tué ! Toi ! Lui ! Votre relation malsaine et contre-nature ! Il voulait te sauver ! Mais c'est à cause de vous qu'il est mort ! A cause de vous ! Une vie ne suffira pas pour réparer ta faute !

- Je n'ai rien à réparer, bordel ! Pourquoi est-ce que tu ne comprends pas ? Je n'ai rien fait ! Nous n'avons rien fait que nous aimer ! Que nous reproches-tu en réalité ? De nous être aimés ? Alors c'est ça ? C'est vraiment ça qui t'empêche de faire ton deuil ?

Ma voix se brise et je la contemple incrédule, consterné face à l'évidence.  Mais devant son air buté, je continue néanmoins – je veux qu'elle entende ce que j'ai à dire :

- La seule chose qui me reste de mon père, c'est sa haine et son mépris – voilà le seul héritage qu'il m'a laissé ! Mais le seul responsable de sa mort, c'est lui-même ! C'est lui qui tenait le volant ! C'est lui qui s'est jeté dans la nuit, après s'être enfilé la moitié de...

- STOP, hurle-t-elle les yeux exorbités, les mains tendues vers moi comme pour conjurer un sort. Comment peux-tu piétiner ainsi le souvenir de celui qui est mort pour toi ? Tu ne mérites pas de...

- Melina ! La voix de ma grand-mère claque avec puissance. Ses yeux brulent d'une colère qui semble enflammer son être tout entier. Sans ciller, elle poursuit sur un ton plus bas, presque menaçant : Je te défends d'aller plus loin ! Je te l'interdis ! Matteo est ton fils, nom de Dieu ! Rien ne te ramènera Salvatore ! Et ce n'est ni Matteo, ni Luca qui l'ont tué ! Il était ivre, Melina ! Imbibé d'alcool ! C'était un accident ! Arrête de chercher un coupable... il n'y en a pas ! Est-ce que tu ne vois pas ce que Matteo a sacrifié pour nous ? Il a 22 ans, par la Madone ! Et regarde-le ! Tu as de la chance d'avoir ce fils-là, Melina. Plus d'un nous aurait déjà craché à la figure cent fois pour la vie que nous lui avons imposée. Alors... stop, maintenant. Il a le droit de vivre sa vie, il a le droit de vivre sa jeunesse. Que tu aies choisi de consacrer la tienne à ton foyer est une chose... mais lui... il est juste en train de mourir à petit feu, de se détruire... et nous en sommes responsables. Toi. Et moi.

Interdit, je contemple ma mère se décomposer au fil des mots que ma grand-mère assène avec une fureur froide. Elle finit par balbutier :

- Mais... Salvatore...

- Rien ne te le ramènera, Melina. Et nous avons mieux à faire que nous occuper de ceux qui ne sont plus là. Se consacrer aux vivants est nécessaire et tellement plus juste. Ton fils est vivant, tu sais. Il a besoin que nous nous en rendions compte, enfin.

Le silence retombe dans la pièce lorsqu'elle se tait, plus pesant qu'une chape de plomb. Hébété, je dévisage ma grand-mère, qui lève une main vers ma joue avec un maigre sourire, les sourcils arqués et le front plissé - il lui faut presque tendre le bras, à présent :

- Je te demande pardon, Matteo... caro mio... je n'aurais pas dû te laisser seul... pardonne-moi...

Abasourdi et incrédule, je sens ses doigts légers caresser mon visage et vois ses yeux s'emplir de larmes. Une boule hérissée d'épines se loge dans ma gorge, en constatant pour la première fois depuis longtemps tout l'amour qui transpire dans le regard dont elle me couve.

Nonna me demande pardon. Ses mots résonnent dans ma tête : soudain, je ne suis plus vraiment sûr de savoir leur donner un sens. Qu'est-ce que ça signifie, au juste ? Pardonner quoi ? Je ne pourrai jamais oublier mes nuits à hurler de chagrin, ni le sentiment d'abandon abyssal qui m'a rongé durant des mois ; je ne pourrai jamais faire comme si « rien ne s'était passé », et pourtant...

Moi aussi j'ai demandé pardon à Luca. Mais est-ce que c'est vraiment son pardon que je souhaite ? L'absolution de mes erreurs et de mes décisions de merde ? L'effacement de l'ardoise ? Non... ce que je lui demande, en réalité, c'est juste une deuxième chance. Pour nous retrouver. Pour partager le même univers. Pour d'autres moments sous le soleil de Toscane ou dans les vallées de la Drôme. Une deuxième chance, pour une nouvelle histoire.

Je fixe ma grand-mère, son sourire tendre et ses yeux brillants. Une onde de chaleur m'enveloppe au souvenir de son corps si frêle entre mes bras, il y a quelques jours, à la complicité spontanée de notre échange et le sentiment d'avoir renoué avec un passé que je pensais définitivement enterré... A cet instant, tout me parait d'une évidence sans faille, et dans un mouvement doux, je l'enlace et la serre contre moi.

La porte de la cuisine claque dans mon dos. Mais je m'en fous. J'ai décidé de me consacrer aux vivants.

- Je n'ai rien à pardonner, Nonna... murmuré-je en fermant les yeux. Mais il faudra quand même que tu me dises ce que tu fabriquais vendredi soir à surfer en cachette sur le net...

Elle glousse et m'assène une tape sur l'épaule.

- Je cherchais la recette du Pan di Stelle pour ton anniversaire.

- Menteuse.


***


Je passe la matinée sur le domaine avec Haroun pour remplacer le système d'irrigation défectueux de nos deux parcelles les plus à l'ouest, ce qui ne me laisse pas une seule minute pour repenser à ce qui s'est passé ce matin. De temps à autre toutefois, la voix de Luca résonne dans mon esprit et les images d'hier soir surgissent sans prévenir. Je les chasse avec humeur pour éviter de perdre en efficacité : Haroun et moi tenons à profiter du temps maussade pour avancer un maximum dans ces travaux – la météo annonce une chaleur écrasante pour demain et si nous pouvons éviter de cuire sous le soleil, ce sera toujours ça de gagné. Nous coordonnons nos efforts pour tirer les centaines de mètres linéaires de tuyaux, les entasser dans la benne et commencer à déployer le nouveau réseau d'irrigation. Ça n'a peut-être l'air de rien, à raconter ainsi, mais à 13 heures lorsque nous décidons de nous accorder une pause, j'ai les bras en feu et les trapèzes aussi raides qu'une barre de métal.

Nous rejoignons la petite courette située sur le flanc de la maison, abritée sous un porche, où se réunissent chaque jour pour déjeuner les ouvriers agricoles qui travaillent sur le domaine. Il n'y en a que deux actuellement, l'été étant une période calme pour la culture des olives. Le labour et les travaux d'entretien constituent la principale activité et nous pourrions nous en charger seuls, Haroun et moi. Mais c'est aussi la pleine saison touristique : l'accueil des visiteurs, notre présence sur les marchés et les foires artisanales nécessitent du renfort.

Carla et Logan sont déjà attablés lorsque nous arrivons – ils ont accueilli ce matin un groupe de touristes néerlandais pour leur faire découvrir le domaine, les différentes étapes de la fabrication des olives et plusieurs variétés de nos huiles. Nous proposons cette formule depuis seulement quelques mois – et l'expérience est plus que concluante, à en juger par les commentaires enthousiastes laissés dans le livre d'or et les achats de produits à la boutique effectués en fin de visite. Je pense déjà aux améliorations que nous pourrions apporter : la projection de documentaires, des jeux gustatifs, des concours...

Affamés, nous nous jetons littéralement sur les raviolis farcis à la ricotta, arrosés d'huile et d'ail frais et parsemés de copeaux de jambon serrano que Nonna a préparés, tout en discutant du programme de l'après-midi. Je laisse Haroun se charger de répartir les tâches – nous en avons discuté ce matin tous les deux - et me lève tout en saisissant le plat vide :

- Je rapporte les fruits. Un café pour tout le monde ?

- Euh... je préfèrerais un thé, si c'était possible ? demande Logan d'une voix hésitante.

- Ah oui ! C'est vrai, les Anglais et le thé... quand est-ce que tu te décides à passer à la mode italienne ?

Je le gratifie d'un regard amusé et ses joues s'enflamment instantanément tandis qu'un sourire gêné se dessine sur ses lèvres.

- Attention ! Ne commence pas à m'insulter : je suis Ecossais ! rétorque-t-il en rougissant de plus belle, sans doute intimidé par sa propre audace, ce qui nous fait tous éclater de rire.

Je rejoins enfin la cuisine, ravi de voir que le petit étudiant d'Edimbourg arrivé il y a trois semaines chez nous, commence à prendre de l'assurance. La pièce est déserte et le calme qui y règne offre un tel contraste avec l'extérieur que j'ai l'impression d'avoir franchi les frontières d'un monde parallèle, apaisant et serein. Je soupire, allume la bouilloire et enclenche la machine à café, tout en sortant machinalement mon téléphone de la poche latérale de mon bermuda dégueulasse pour profiter de ces quelques minutes de répit providentielles. Mais je suspends mon geste, le ventre tordu par une appréhension aussi soudaine qu'inexplicable. Enfin, pas si inexplicable que ça, en réalité. J'aimerais tellement qu'il ait répondu à mon message... même si celui-ci n'appelle pas vraiment de réponse. Mais autant l'admettre : je n'attends que cette nouvelle occasion pour continuer à lui parler, encore, toujours. J'ai l'impression d'avoir perdu tellement de temps... et nos retrouvailles à Montalcino étaient si évidentes... Est-ce que j'ai la moindre chance de le voir une dernière fois, avant son départ ? Je grogne et me traite de crétin à peine cette idée a-t-elle émergé dans mon cerveau : est-ce que j'ai vraiment envie d'être celui qui tient la chandelle, lorsqu'il débarquera main dans la main avec son nouveau mec ?

Irrité, je me résous finalement à faire glisser mon pouce sur l'écran et mon cœur fait un looping en découvrant la notification qui s'affiche. J'ai reçu deux messages. L'un de Valentina... et l'autre du numéro inconnu – que je n'ai pas encore osé entrer dans mon répertoire, de peur d'être rattrapé par le karma ou je ne sais quelle autre superstition débile. Fébrile et mort de trouille, je décide de prendre d'abord connaissance du sms de ma pote – histoire de retarder de quelques secondes la révélation fatidique – genre, reculer pour mieux sauter, quoi. Il faut croire que le courage n'est pas une de mes qualités majeures.

Valentina :

Ciao joli cœur... j'ai cru comprendre que les choses avaient évolué entre Luca et Levani... Je ne sais pas comment tu te sens, mais je veux te dire un truc : tu es bien plus canon que lui, et ton sourire est le plus craquant de l'univers... Luca finira par s'en rendre compte, j'en suis sûre... enfin, il faudrait déjà que tu commences par sourire... Mais souviens-toi : on n'est qu'au début de nos vies et le meilleur est à venir... On s'appelle plus tard ? Bacci bacci !

Je les yeux au ciel pour la forme en lisant ces mots, mais la vérité, c'est qu'une onde de tendresse se déverse au creux de ma poitrine et apaise en une seconde toutes les tensions qui s'y étaient logées. Quel est son super-pouvoir ? Comment parvient-elle à savoir ce qui est invisible pour tous les autres ? Elle a été là depuis le début. Elle fait partie de ceux pour qui nous étions une évidence. Et aujourd'hui encore, elle a compris sans que je lui dise les tourments et les questions qui m'habitent,. Elle a même repris sans le savoir les paroles de Muse – je veux croire que c'est un signe de l'Univers. Bref : on devrait tous avoir une Valentina à ses côtés. Quoi qu'il en soit, j'ai une dose de courage supplémentaire qui déferle dans mes veines lorsque j'écoute enfin le message que Luca m'a envoyé. A 7h13 : apparemment, il n'a pas beaucoup dormi, lui non plus...

« Moi aussi, je crois que je voudrais parfois retourner en arrière. Enfin... je sais pas... j'aime ma vie d'aujourd'hui. Vraiment. Celle que j'ai construite en dehors de toi. (Putain, bordel... c'est comme un coup de poing magistral qui écrase mon estomac)... Pourtant... te parler de nouveau, t'écouter me raconter ta vie, rire avec toi, c'est juste... ça me rend heureux (cette fois, c'est une vague qui soulève mon cœur dans un grand huit émotionnel – je vais finir avec une crise cardiaque). Et puis, ça fait un bien fou de parler de ce que j'ai traversé – qui d'autre que toi peut le comprendre ? Je devrais pas te dire ça, parce que je suis incapable de dire comment les choses vont se passer, maintenant... Je pars demain chez mon père... j'ai besoin de temps pour... pour envisager ce que... (Une pause. Un souffle exaspéré. Finis ta phrase, bordel.) Bref... (est-ce utile de préciser à quel point je suis frustré ?). Je garde dans un coin de la tête ton A bientôt et ton offre de service pour mes oliviers (je l'entends presque sourire – et je secoue la tête en souriant à mon tour). En attendant... voilà une autre chanson. Elle raconte encore mieux ce que j'ai ressenti... Depuis la naissance de Louise, je ne l'ai pas écoutée. Pas une seule fois : le passé doit peut-être rester où il est ? »

La gorge serrée et les entrailles retournées par ces derniers mots et leur signification bien trop irrémédiable à mon gout – je n'ai pas la moindre envie d'être rangé au fond d'une armoire en compagnie de ses premiers crampons de rugby -, je contemple un long moment sans vraiment la voir l'icône du fichier mp3 joint à son message. En fait, j'ai peur. De ce que je vais entendre. Du sens qu'a pu donner Luca à ce morceau et de ce qu'il va signifier, pour moi aussi. Je me fais l'effet d'être un accusé au moment de l'énoncé du verdict : à quelle condamnation vais-je être soumis ?

Finalement, je porte de nouveau dans un geste lent l'appareil à mon oreille, en proie à une appréhension de fou. Aux premières mesures de l'introduction, je reconnais Endlessly - Muse, une fois de plus – mais avant que Bellamy ait entamé la chanson, Haroun fait irruption dans la cuisine. Je sursaute, le sang bourdonnant à mes tempes, comme un gamin pris en flagrant délit de chapardage de chocolat.

- Je viens chercher les cafés, explique-t-il devant mon air renfrogné en se dirigeant vers la machine. Ça serait bien qu'on ne traîne pas. A 17 heures, on a rendez-vous avec le comptable – tu te souviens ?

Je souffle en glissant mon téléphone dans ma poche et réponds avec un air agacé :

- Non. J'avais oublié.

S'il est surpris par l'agressivité qui perce dans ma voix, il n'en laisse rien paraitre. Il hoche simplement la tête et m'adresse un sourire compréhensif.

- Tu sais, je peux voir Arturo seul. Rien ne nous oblige à être tous les deux, pour faire le point. Tu peux prendre un peu de temps pour toi, Matteo... J'ai appris que Luca était revenu...

Je me fige, stupéfait – c'est quoi cette remarque ? – et le dévisage la mâchoire crispée, en essayant de déterminer s'il y a un sens caché dans ses paroles. Mais le ton qu'il emploie est d'une bienveillance absolue, sans le moindre soupçon de reproche. Je fais taire les remarques acerbes que j'étais prêt à dégainer, encore sur la défensive après l'échange que ma mère et moi avons eu ce matin. Et tandis qu'il hoche la tête d'un air entendu et amical, j'ai du mal à contenir l'émotion qui me submerge soudain : Haroun a toujours fait preuve d'une patience et d'une gentillesse sans égales à mon égard. Sans lui, l'oliveraie serait moribonde à l'heure qu'il est. Et moi, je me serais sans doute laissé sombrer depuis longtemps. Il s'est engagé corps et âme dans la conduite du domaine à la mort de mon père, acceptant même de résider sur place durant presque une année. Il m'a accompagné dans mes premiers pas d'oléiculteur, m'a conseillé et encouragé, m'a soutenu en toute occasion, même lorsque je m'entêtais dans des choix hasardeux. Combien de fois lui est-il arrivé de me gratifier d'une tape amicale sur l'épaule en s'esclaffant d'un air mystérieux : « On ne peut trouver son chemin que si on l'a perdu » - ou d'autres proverbes similaires, probablement tirés de sa poche, qui me faisaient rouler des yeux en soufflant d'exaspération, mais m'ont permis de ne pas trop m'égarer, finalement. Encore aujourd'hui, il donne sa vie pour le domaine. Tant et si bien que mis à part Bosco, son chat de gouttière, je ne lui connais aucune relation sérieuse. Il a une maisonnette à quelques kilomètres d'ici, sur la route de Pienza et nous nous croisons parfois au hasard des bars de Montepulciano ou des fêtes de village, mais je ne sais rien de sa vie. Il lui est arrivé en revanche de me sortir du pétrin une ou deux fois, lorsque j'étais trop imbibé pour rentrer à la maison, sans rien dire à ma mère ni à Nonna. Surtout au début. Et je sais, d'après les vagues souvenirs que je garde de ces nuits chaotiques, que le prénom de Luca s'est échappé plus d'une fois de mes lèvres alors que j'étais complètement éméché. Je prends conscience qu'Haroun est ce qui se rapproche le plus d'un père pour moi. A la fois guide et rempart.

Je l'observe mettre de côté les deux tasses prêtes, en placer une troisième sous le percolateur avec précaution, puis enfoncer le bouton, perdu dans mes réflexions. La machine vibre et tremblote quelques secondes avant de laisser couler un filet de liquide noir et fumant au creux de la porcelaine blanche. Je me secoue et sors de ma torpeur.

- Non... je serai là. Et puis, nous voulions lui demander dans quelle mesure on pouvait envisager l'achat du nouveau tracteur...

- Oui... tu as raison ! s'exclame-t-il avec un clin d'œil enthousiaste. Alors allons-y ! Tu prends les fruits ?

J'acquiesce d'un mouvement de tête et le suis en emportant la corbeille débordante de cerises rouges et des premières prunes ainsi que la boite à thés. A peine une demi-heure plus tard, nous sommes de retour parmi nos oliviers.

Il est 22h17 lorsque j'emprunte à faible allure le chemin bordé de cyprès qui mène jusqu'à la petite maison de pierres. C'est le chaos le plus complet dans mon cerveau - entre les paroles d'Endlessly qui y tournent en boucle depuis trois heures et me déchirent littéralement, la peur panique de voir disparaitre Luca une nouvelle fois, et les mots que je crève d'envie de lui dire alors que j'ose à peine les formuler moi-même. Je n'ai en outre aucune idée de la façon dont il va réagir en me voyant débarquer à l'improviste... mais je ne pouvais pas faire autrement.

Pas après avoir écouté sa chanson. Qui parle d'amour infini et malheureux, de rêves inavoués enfouis pour toujours, et dont l'issue est si implacable, si définitive. Je sais qu'il l'a écoutée des centaines de fois après la mort de mon père - il l'avait écrit dans l'une de ses lettres. Et cette idée me déchiquète, tout simplement. Vingt fois, j'ai relancé le morceau, avec l'espoir complètement absurde que cette histoire s'achève sur d'autres mots, et vingt fois, je me suis effondré, le ventre tordu et la poitrine écrasée par une masse de 15 tonnes. Alors non. Je refuse cette fin-là. Absolument.

Je ne peux pas le laisser partir sans lui faire part de ce que je ressens, et lui dire que, quoi qu'il arrive, je l'aimerai, je serai là pour lui, et que je ne le décevrai pas. Je ne le décevrai plus. Je ne sais pas si j'ai le droit de lui faire la moindre promesse, mais je me les fais à moi-même – et je les tiendrai.

J'aperçois enfin deux points lumineux dans la nuit : les fenêtres de la maison scintillent doucement comme les deux yeux jaunes d'un monstre endormi. La boule logée dans mon estomac depuis maintenant quelques heures – non, quelques jours - s'alourdit un peu plus. Je parcours au ralenti les derniers mètres qui me séparent de la maison de pierres et stoppe ma bécane non loin de l'Audi sagement garée sur le côté. Je glisse un regard incertain vers les fenêtres illuminées, saisi par l'incongruité de la situation et de mon irruption intempestive. Est-ce que je ne ferais pas mieux de repartir ?

Coupant court à mes hésitations, la porte s'ouvre soudain, laissant apparaitre une silhouette sombre que je saurais reconnaitre entre mille, qui s'immobilise pour scruter la nuit, avant de se diriger vers moi d'un pas lent.

- Qu'est-ce que tu fous là ?

Il me dévisage, intrigué, les sourcils légèrement froncés.

- J'avais envie de te voir.

Ok. Ce n'est pas exactement ce que j'avais envisagé, mais à cet instant, mon esprit n'est qu'une espèce de vaste champ désolé - plus aucune pensée cohérente ne circule par ici : on peut donc estimer que je ne m'en sors pas trop mal. D'autant que ces quelques petits mots reflètent très précisément ce que j'éprouve – à une nuance près : je n'avais pas envie de le voir, j'en avais besoin.

Un court silence s'installe entre nous. Il plisse les yeux, perplexe et décontenancé, comme si j'avais parlé une langue qui lui est inconnue. Je retiens mon souffle, dans l'attente de sa réaction, suspendu aux reflets qui animent son regard, témoins de l'intense réflexion qui l'agite. Il finit par secouer doucement la tête et plaque ses mains devant ses yeux, en laissant échapper un long soupir. Je me raidis, consterné – je l'entends déjà exiger que je quitte immédiatement les lieux. Mais lorsqu'il fait glisser ses doigts dans ses cheveux, je découvre le sourire qu'il peine à retenir et les minuscules paillettes qui crépitent dans ses iris. Putain de merde. Un flot torrentiel incrédule et porteur d'espoir dévale dans mes veines.

- Matteo... murmure-t-il finalement. Je pars demain pour Venise et...

Je l'interromps d'une voix sourde et pressante :

- J'ai écouté la chanson, Luca... Endlessly. En boucle. Je ne peux pas me résoudre à ça. La fin de la chanson, tu sais. Je te l'ai dit – je suis prêt à faire ce qu'il faut. Mais je ne peux pas te laisser partir sans...

Les mots se bousculent derrière mes lèvres sans en franchir la barrière. Je t'aime. Je t'aime. Je t'aime. Toujours. Encore. Je ne te décevrai pas. Je ne te laisserai pas tomber. Les paroles d'Endlessly sont les seules que j'ai envie de prononcer – mais en ai-je le droit ? Est-ce que j'ai le droit de m'immiscer dans sa vie, en sachant qu'il a choisi quelqu'un d'autre ? Est-ce que je ne risque pas de tout bousiller, une fois de plus ? Est-ce que les mots suffiront à lui faire comprendre combien j'ai besoin de lui, au-delà de tout, malgré tout ?

A son regard tendu, je devine qu'il suffirait d'une parole inappropriée pour nous faire basculer d'un côté ou de l'autre : enfer ou paradis. Et je ne veux pas le perdre. Alors je fais ce qui me semble le plus juste à cet instant, le plus évident. Lentement, je me penche et saisis sa main – le sang battant à mes tempes dans un rythme fou - en espérant qu'il ne me repousse pas. Mais il me laisse faire. Le souffle suspendu et le regard rivé à nos doigts que j'enlace, je sens mon cœur trépider comme il ne l'a pas fait depuis des années : rien que le contact de sa peau contre la mienne me fait chavirer. Elle est si douce, si chaude. Ses doigts s'enroulent aux miens comme s'ils retrouvaient naturellement leur place... Cela me semble tellement évident de le sentir contre moi. Je le veux, lui. J'attendrai. Mais je veux que ce moment vienne. Je ne renoncerai pas. Il ne retire pas sa main et l'espoir dévale en moi comme une lame de fond, ravageant tout sur son passage.

- Matteo... répète-t-il dans un souffle en me laissant caresser ses doigts.

Il y a un soupçon de reproche dans sa voix. Mais il y a aussi de la tendresse. Enfin, je crois. Mon cerveau, ma raison, mon cœur et même ma petite voix intérieure y croient aussi. Les papillons volètent en tous sens dans ma poitrine et c'est si étrange – cela fait des années que cela n'était pas arrivé. J'en avais oublié la sensation délicieuse et addictive. Après un long moment, je relève la tête et nos regards se rencontrent. S'emmêlent. Je me laisse engloutir dans l'océan de ses yeux comme autrefois, avec l'intention de ne jamais remonter à la surface. J'ai besoin de lui dans ma vie : il faut qu'il le sache.

- Luca je...

- Who's there ? tonne soudain une voix grave dans la nuit.

Une autre silhouette, plus massive s'est encadrée en contre-jour dans la clarté de la porte ouverte. Mon cœur se glace et je sens les doigts de Luca se crisper entre les miens. Ses yeux arborent un éclat indécis avant de s'assombrir. Son hésitation n'aura duré qu'une demi-seconde. Il détache sa main et se détourne à demi pour s'adresser à Levani resté dans l'entrée.

- C'est Matteo. J'arrive dans une seconde.

Un gouffre béant s'est creusé en moi, engloutissant les espoirs fous que je m'étais autorisé à former – je suis vraiment trop con. Incapable de soutenir le regard de Luca, je referme mes mains désormais orphelines sur le guidon de ma moto et laisse mes yeux s'égarer dans la pénombre par-dessus son épaule, l'esprit aussi vide et noir qu'une nuit au fond des abysses. Nous restons ainsi un long moment. Le souvenir de sa peau sur mes doigts brûle la mienne. Je me perds dans la nuit sans y trouver le moindre sens. Bien-sûr, Levani est là. Sans doute l'accompagne-t-il même à Venise. Comment ai-je pu penser un seul instant qu'il en était autrement ? Qu'est-ce que je suis allé imaginer ? Qu'il me suffisait d'écouter sa chanson, lui dire qu'il est le seul à en pouvoir changer la fin – pour que l'histoire recommence ?

Il esquisse un maigre sourire que je suis incapable de lui rendre, tandis qu'il commence à reculer lentement. Il y a dans ses yeux quelque chose qui ressemble à de la déception. Ou de la résignation – je ne suis sûr de rien.

There's a part of me, you'll never know
Il y a une partie de moi que tu ne connaîtras jamais

The only thing I'll never show
La seule chose que je ne montrerai jamais

Hopelessly, I'll love you endlessly
Sans espoir, je t'aime infiniment

Hopelessly, I'll give you everything
Sans espoir, je te donnerai tout

But I won't give you up
Et je ne t'abandonnerai pas

I won't let you down
Je ne te décevrai pas

And I won't leave you falling
Et je ne te laisserai pas sombrer

If the moment ever comes
Si jamais le moment se présentait

... Hopelessly, I'll love you endlessly
Sans espoir, je t'aimerai infiniment

Hopelessly, I'll give you everything
Sans espoir, je te donnerai tout

But I won't give you up
Mais je ne t'abandonnerai pas

I won't let you down
Je ne te décevrai pas

And I won't leave you falling
Et je ne te laisserai pas sombrer

But the moment never comes
Mais ce moment ne vient jamais.

La porte se referme et le silence bruissant de la nuit s'abat sur moi comme une chape de plomb.

But the moment never comes.

C'était écrit. Dire que je suis anéanti est loin de la vérité, mais je suppose que je ne pouvais pas lutter contre ça, et qu'il me faudra me résigner à l'accepter. Je ne renonce pas à garder Luca dans mon univers, hein, soyons clairs – je réalise juste qu'il a décidé que ma place était à la périphérie du sien. Et bordel, ça fait un mal de chien.

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