Aux premières lueurs du jour - partie 1
Hannah dans le media
Mardi 5 juillet 2016
Je l'entends hurler dans la nuit noire. Je ne vois rien, je ne me dirige qu'au son de la voix qui me supplie de venir le chercher, la pluie dégoulinant sur mon front, aveugle et perdu. Mes pieds percutent le bitume dans une succession de clapotis effrénés qui évoque la furie des vagues s'écrasant contre les rochers, mais je n'avance pas... comme si j'évoluais sur un tapis de course : le paysage demeure aussi immobile qu'un décor de théâtre – ou celui du Truman Show. Une déflagration désespérée me foudroie à cette idée et je m'immobilise, à bout de souffle.
- Matteo ! Non... lasciarmi...
Je me remets à courir comme un forcené vers le pont dont je distingue la masse noire à quelques mètres de là – j'y suis presque ! C'est alors que je trébuche sur un obstacle dressé en travers de mon chemin. Je m'effondre, les bras en avant dans un réflexe pour amortir ma chute, et laisse échapper un cri de douleur au contact des éclats de verre qui lacèrent ma peau. Je me relève aussitôt et contemple un court instant le sang dégoulinant entre mes doigts boueux, effaré. Mais je fais taire la souffrance, alarmé par les halètements de plus en plus courts, tout proches à présent. Me ruant en avant, je contourne le pilier de béton qui s'élève devant moi. Je me pétrifie devant la scène qui s'offre soudain à mes yeux : la voiture de mon père renversée sur le capot n'est plus qu'un amas de tôle déchiquetée, les vitres ont explosé sous la violence du choc et les flammes commencent à s'échapper du réservoir d'essence éventré. Après quelques secondes d'hébétement, je me précipite vers l'avant du véhicule. Je sais qu'il est là. Encore vivant. Il m'a appelé il y a quelques secondes, j'ai couru le plus vite possible. Je me penche et saisis la poignée en tirant de toutes mes forces pour ouvrir la portière : je dois le sortir de là. Mais je n'y arrive pas. Je grogne, j'enrage, je souffle. Comme à chaque fois. Je suis incapable de le sauver. Après un long moment, à bout de forces, je m'écroule sur le bitume trempé et relève la tête : retenu au siège passager par la ceinture de sécurité, le corps disloqué et sans vie de mon père est recouvert de sang. Je le fixe, le cœur serré, en m'efforçant de rester concentré sur cette vision : je sais exactement ce qui se passe ensuite – et cela ne va pas me plaire. Mais j'ai beau mobiliser toutes mes forces, mes yeux glissent sur celui qui est tout juste devant moi. Je croise son regard qui m'implore en silence et je cesse de respirer. Je voudrais lui dire que j'ai essayé, mais les larmes inondent ma gorge et ma langue refuse de m'obéir. Un pauvre sourire désolé nait sur ses lèvres lorsqu'il comprend que je ne le sauverai pas. Impuissant et muet, je contemple d'interminables secondes l'étincelle couleur d'océan qui s'étiole peu à peu pour disparaitre complètement, sans que je puisse la retenir. Ses paupières se ferment alors, et seulement à cet instant, je hurle, un cri sauvage et animal issu des profondeurs de mes entrailles.
Le rugissement qui déchire le silence me réveille tout à fait. J'ai le souffle court et les pulsations de mon cœur doivent avoisiner les 110 battements par minute.
- Et merde... grogné-je en plaquant mes mains sur mes yeux.
Durant les instants qui suivent, je m'efforce de réguler ma respiration, repoussant avec rage les lambeaux de mon cauchemar encore présents dans mon cerveau, les picotements d'espoir et de douleur que j'ai éprouvés en le voyant si près, en le touchant presque.
Je laisse échapper un ricanement amer en pensant que cette nuit, comme les autres, j'ai causé la mort de mon père et laissé mourir Luca. Même dans mes rêves, je ne suis pas foutu de réparer mes erreurs. Je suis un putain de bâtard.
Luca. Son prénom résonne étrangement dans mon esprit – j'en avais oublié les sonorités... cela fait seulement quelques semaines que je m'autorise à le prononcer de nouveau, après 5 ans – ou presque. Ça ne change rien, évidemment. Il demeure malgré tout le fantôme d'un passé que j'ai relégué dans les abysses de ma conscience, dans un coffre bien cadenassé, dont il ne parvient à s'échapper qu'à la faveur des heures les plus sombres de la nuit – petit con.
Dans un soupir las, je laisse tomber mes bras au-dessus de ma tête sur l'oreiller. Par la fenêtre entrouverte, les effluves de thym et de lavande flottent jusqu'à mes narines et imprègnent la moindre parcelle de mon être. L'air bruisse à peine, mais ce n'est qu'une question de minutes avant qu'il ne s'emplisse du chant entêtant des cigales, aux premières lueurs du jour. D'ailleurs, le ciel commence tout juste à s'éclaircir – j'aperçois un filet mauve entre les volets que je ne ferme jamais complètement. Je tends une main tâtonnante vers la table de nuit et m'empare de mon portable, en repoussant le drap sur mes hanches. 6h09 – trop tôt pour me lever, mais trop tard pour me rendormir. De façon presque automatique, je déroule le cordon de mes écouteurs et les enfonce dans mes oreilles avant de lancer la playlist que j'écoute habituellement quand je cours. Mais ce matin, je ne chausserai pas mes baskets : l'esprit encore retourné par la vision de Luca agonisant et la poitrine comprimée dans un étau, je serais incapable de parcourir plus de 500 mètres.
Dès les premières notes de Bulls in the Bronx, de Pierce the Veil, une sensation rassurante m'envahit et m'apaise presque instantanément. J'expire longuement, et prends connaissance des deux ou trois messages qui me sont parvenus depuis hier soir : Haroun me rappelle notre rendez-vous en milieu d'après-midi avec Silvia Marchettino, dirigeante de la célèbre marque Marchettin'olio, leader sur le marché asiatique de la gastronomie italienne. C'est notre deuxième rencontre et si nous parvenons à un accord, celui-ci nous permettra de figurer à la carte de certains restaurants japonais parmi les plus réputés.
Antonio me demande quant à lui d'apporter un câble pour l'ampli, ce soir – il n'a pas eu le temps d'en acheter un ce week-end – et me donne quelques détails à propos du concert organisé le 23 juillet sur la place de San Stefano. Je n'ai pas encore confirmé ma participation. Je ne suis pas sûr d'être prêt à jouer devant un public pour l'instant – les répétitions dans le garage des Portelli me suffisent, avec un cercle d'amis restreint pour spectateurs.
Il m'a fallu près d'un an pour renouer avec le groupe, après la mort de mon père. Medhi les avait rejoints depuis quelques mois en tant que guitariste. « Dorénavant, il y en aura deux », a décrété Antonio – et les autres ont approuvé avec enthousiasme. Luisa a quitté la région pour suivre ses études à Rome l'été dernier. Hannah la remplace au chant depuis le début de l'année. C'est une étudiante en histoire de l'art, originaire de Berlin, je crois. Sa personnalité originale et décomplexée a apporté un souffle nouveau aux Cinderella's Ghosts – en bousculant notre petite routine musicale. Grande fille aux yeux verts toujours cernés de noirs, dont les cheveux varient d'une saison à l'autre entre le bleu turquoise, le rouge ou le rose fushia, elle ne quitte jamais ses Doc Martens ni son sourire, orné d'un magnifique piercing sur la langue : elle est vraiment cool. A peine ai-je évoqué l'image d'Hannah que celle de Valentina se profile en sautillant, guillerette et légère sur le devant de la scène de mes pensées.
C'est d'ailleurs elle qui m'a envoyé le 3e et dernier message, lequel se résume à des lèvres pulpeuses accompagnées d'un cœur bleu – le nom de code qu'elle a choisi pour désigner Hannah – précédant un pouce levé – ce qui doit signifier, je suppose, que tout s'est bien passé hier soir pour leur premier vrai rencard.
Je secoue la tête, dépité et encore incrédule concernant cette histoire. Si on m'avait proposé de parier, il y a seulement deux semaines, sur une idylle entre notre Cendrillon punk percée et mon amie d'enfance qui porte encore parfois des barrettes à fleurs, je n'aurais pas misé un seul centime. Et encore moins sur la façon dont elle a commencé !
C'était le 18 juin, durant la Gay Pride à Florence. Cette année, avec l'adoption de l'union civile par le gouvernement quelques semaines auparavant, la fête prenait des accents victorieux. Même si cette nouvelle loi n'est qu'un très pâle reflet du mariage, on ne peut nier que c'est un progrès... compte-tenu de la très, très relative ouverture d'esprit de l'Italie concernant les droits lgbt en général (ce qui lui a d'ailleurs valu une condamnation par la Cour Européenne des droits de l'homme en 2015, dois-je le rappeler ?).
Bref, Bruno et Paolo ne voulaient rater ça pour rien au monde : ils ont imaginé une virée façon « Pride Travel tour », ont loué un mini-van et nous ont proposé, un soir de répétition, de nous y rendre tous ensemble. Je devais faire partie de l'équipe, moi aussi, mais deux jours avant la manifestation, Marchettin'olio a confirmé le rendez-vous que nous tentions d'obtenir depuis des semaines, pour le samedi à 13h30. Impossible de laisser passer l'occasion. J'ai donc proposé à Valentina de prendre ma place. Le reste, c'est elle qui me l'a raconté en me faisant jurer de ne rien révéler à personne.
Alors qu'ils défilaient en fin de cortège, mes potes ont soudain entendu des cris et des huées provenant d'un balcon surplombant la rue, sur lequel étaient rassemblés 5 ou 6 jeunes, caricatures ambulantes des égéries du Family Day – tee-shirt rose et serre-tête en velours pour les filles, polo bleu pour les garçons. Bien entendu, ils ont refusé de descendre pour exprimer leur opinion en face à face et durant quelques minutes, les échanges ont été houleux. En guise de provocation et dans la fièvre de la fête, Hannah a enlacé Valentina et, après avoir sollicité son autorisation (Tu te rends compte comme c'est trop a-do-rable !! C'était un peu comme une demande en mariaaage !), l'a embrassée en adressant un doigt d'honneur à leurs détracteurs peu courageux, sous les acclamations joyeuses de notre groupe de potes.
Bref, le baiser censé n'être qu'un geste de pure provocation, s'est éternisé et lorsqu'elles ont réussi à s'éloigner l'une de l'autre, il y avait « des paillettes dans leurs yeux et des ribambelles de papillons dans leur poitrine » (non, Valentina n'est jamais dans l'excès). Elles se sont avoué un peu plus tard qu'elles avaient toutes les deux kiffé ce moment et ont donc décidé de recommencer – ce qu'elles font dès qu'elles sont à l'abri des regards.
Ça fait un peu plus de deux semaines que ça dure, maintenant. Leur histoire est encore secrète – je suis le seul au courant. Enfin, soyons clairs : la présence de Valentina à chaque répétition n'est sans doute pas passée inaperçue... d'autant que la discrétion et la retenue ne sont pas ses qualités les plus essentielles. Il y a de fortes probabilités pour que je ne sois pas « le seul au courant », du coup.
J'enchaine les heures sans les voir défiler : même si l'été n'est pas la saison la plus intense pour l'exploitation des olives, il y a toujours un milliards de tâches à accomplir, de réparations à effectuer - et les soins à prodiguer aux oliviers ou la préparation des sols pour l'automne nécessitent pas mal de temps et une réelle vigilance.
Au moment du déjeuner, je retrouve Nonna et ma mère. Le repas en leur compagnie est une formalité dont je me passerais bien mais c'est le seul moment que j'accepte de sacrifier dans ma journée pour échanger avec elles - le sujet de nos conversations se limitant à la gestion du domaine. Nos relations n'ont plus rien à voir avec ce que j'ai connu, enfant.
Durant la première année, alors que je me levais chaque matin en me demandant comment je parviendrai à tenir jusqu'au soir, je n'ai partagé quasiment aucun repas avec elles. Aucun moment, en fait. Je les évitais au maximum, pour m'abstenir de leur cracher ma colère, mon sentiment de culpabilité, ma rancœur en pleine face – incapable d'assumer les derniers mots de mon père, les exhortations de ma mère, ou le regard fracassé de Luca. J'avais l'impression de m'être sacrifié sur l'autel d'un culte en lequel je ne crois même pas. Je leur en voulais tellement de n'avoir pas su, ni voulu me protéger.
Et puis, au fil des mois, j'ai compris que ce qui était mort ne reviendrait pas : ni mon père, ni l'enfant que j'étais, ni le sourire de ma mère ou la tendresse de Nonna, ni les doigts de Luca sur moi ou ses yeux qui m'illuminaient – et que les souvenirs, les liens du cœur n'étaient que des casseroles trop lourdes à trainer quand on a 20 ans.
L'oliveraie est donc devenue ma vie. Ma mère et ma grand-mère sont mes associées. Point barre. Ce que je fais lorsque je franchis l'enceinte du domaine ne les concerne pas et même si je sais qu'elles ont sans doute vent de ma façon de vivre – je rappelle qu'on est à San Stefano – elles se gardent bien d'émettre le moindre commentaire. Et je le dis tout net : c'est mieux ainsi...
Je surprends parfois le regard éteint de Nonna fixé sur moi, mais quand je l'interroge, elle secoue la tête en souriant doucement. Je ne sais pas quoi penser : la Smeralda forte, dynamique et pleine d'un regard toujours bienveillant sur tout ce qui l'entoure, a disparu depuis 5 ans maintenant. La mort de son fils l'a définitivement engloutie – ma vie à moi ne faisait sans doute pas le poids, et j'ai dérivé seul sur un pauvre radeau qui prenait l'eau.
Quant à ma mère... j'avoue que je n'ai pas grand-chose à dire. J'ai répondu à sa demande - à son injonction plutôt - au-delà de ce qu'elle pouvait espérer. Je lui en veux terriblement de m'avoir livré à mon père, mais je m'en veux aussi, quoi qu'il en soit. Alors voilà : je considère que les comptes sont clos.
Après la fin du lycée, j'ai repris la gestion de l'oliveraie avec l'aide d'Haroun. Nous l'avons modernisée, en proposant de nouveaux produits dérivés de l'olive, un site internet, une boutique en ligne et un espace ouvert aux visiteurs à l'entrée du domaine. Ma mère gère l'accueil des clients sur la boutique, et continue de préparer les produits à la vente avec ma grand-mère, comme elle l'a toujours fait : mise en bocaux, collage des étiquettes... C'est également elle qui va au marché le samedi – en période estivale, nous y sommes présents également le mercredi, et je prends régulièrement la camionnette aux aurores pour m'en charger, accompagné d'un de nos saisonniers.
Cette organisation fonctionne plutôt bien – et j'en retire une certaine fierté, autant l'admettre. Il m'arrive toutefois certains soirs, avant de sombrer de fatigue, de me demander ce que je suis en train de faire de ma vie – à trimer comme un âne sans autre horizon que mes centaines d'oliviers argentés, avec pour seule compagnie un homme qui n'est que l'incarnation de celui que je serai dans 30 ans – seul et sans attache -, de deux femmes encombrées par leurs souvenirs et leurs regrets qui me sont étrangères, et des saisonniers plus ou moins anonymes qui se succèdent année après année. Je réalise alors avec amertume et cynisme que mon père aurait été fier de moi – et j'ai envie de vomir.
Le rendez-vous avec Silvia Marchettino est un succès : après la dégustation de notre huile à la truffe noire, nous proposons un mélange composé de 3 variétés d'olives que nous avons mis au point récemment – à la saveur fruitée incomparable. Elle et les deux hommes qui l'accompagnent – le directeur commercial et son assistant stagiaire – se régalent. La négociation est brève : je crois que Silvia est déterminée à obtenir l'exclusivité de notre production à l'export. Nous signons un contrat qui détermine pour les deux ans à venir une coopération commerciale extrêmement intéressante, pour nous qui souhaitons nous développer sur le marché de la haute gastronomie. A l'issue de l'entretien, alors que nous les reconduisons jusqu'au parking à l'entrée du domaine, Maxime Legrand, l'assisant commercial, se porte à ma hauteur. Je lui adresse un sourire poli en réponse au sien, tout en le détaillant du coin de l'œil tandis qu'il semble chercher un sujet de conversation. Il a l'air à peine plus âgé que moi, en fait. Sa silhouette fine et élancée, ses cheveux blonds parfaitement coiffés et les taches de rousseur qui parsèment son visage lui confèrent une allure enfantine et presque candide – qui forme un curieux contraste avec sa tenue stricte - veste sombre et chemise blanche.
- Je suis impressionné par tout ce que vous faites. J'ai rarement goûté d'aussi bons produits, remarque-t-il soudain dans un italien académique et policé.
Je retiens un tressaillement en entendant sa voix – il est resté muet durant toute notre réunion : l'accent français qui la colore provoque des remous désagréables au creux de mon ventre. Je n'étais pas prêt à ça.
- Mmmh... Grazie.
Déconcerté par ma réponse pour le moins lapidaire, il m'adresse un regard incrédule. J'ai conscience de manquer de politesse – surtout à l'égard de notre tout nouveau partenaire commercial – et tente un sourire forcé pour atténuer la rudesse de mon ton. Ses traits se détendent dans la seconde qui suit, et tandis que nous parvenons sur le parking – Haroun, Silvia et son directeur des ventes discutent à quelques mètres – il me tend sa main en plantant un regard franc dans le mien :
- J'ai été ravi de vous rencontrer... et euh... mon stage se termine vendredi, mais j'ai décidé de m'octroyer quelques jours de vacances. Je ne connais pas la région : est-ce que vous seriez d'accord pour me donner quelques conseils sur les endroits à visiter, les incontournables, les bons plans ?
Je le contemple en haussant un sourcil stupéfait : je rêve ou il me drague de façon tout à fait ouverte et décomplexée ? Non. Je ne rêve pas : l'expression suggestive et entendue qu'il affiche en témoigne. Le mécanisme habituel s'enclenche alors dans ma tête : il est plus qu'agréable à regarder. Il ne reste pas. Nous ne nous reverrons jamais.
- Oui... pourquoi pas ? Vous avez mon numéro, dis-je finalement d'une voix neutre.
***
Valentina, perchée sur la murette près du moulin, balance avec légèreté ses jambes dorées dans la brise de ce début de soirée, tandis que je m'attache à résoudre un défaut d'étanchéité plongé dans une cuve en inox. Elle vient d'expliciter en gloussant son message subliminal du matin. Sans surprise : tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.
- Et toi, alors, quand est-ce que tu te lâches et tu décides de sortir de ta tanière ?
Je lève les yeux au ciel sans prendre la peine de répondre, en resserrant le joint que je viens de remplacer sur le robinet. Peut-être que face à mon silence, elle passera à un autre sujet ? Ah, non, c'est vrai : on parle de Valentina, là.
- Matteoooo...
J'émerge de la cuve, saute à l'extérieur et réponds sur un ton moqueur tout en essuyant mes mains au chiffon que je tire de la poche arrière de mon pantalon :
- Valentinaaaa...
- Je t'ai parlé !
- Oui, j'ai entendu ! Tu ne fais que ça, de toute façon !
Elle immobilise ses jambes en affichant une moue renfrognée puis déclare fermement :
- Je veux que tu trouves quelqu'un.
Je hausse un sourcil narquois et ricane :
- Tu veux ? T'es sérieuse ?
Elle pince les lèvres et croise les bras sur la poitrine, résolue... résolue à me faire chier, apparemment.
- Tu vas avoir 22 ans dans deux semaines...
- Non... jure ?
Elle souffle, agacée du peu d'intérêt que je lui accorde. Je l'entends sauter à bas de la murette et me suivre, alors que je me dirige vers l'atelier qui jouxte le moulin pour y déposer les derniers outils.
- Les coups d'un soir, ça va bien deux minutes.
Je m'arrête brusquement et fais volte-face, mâchoire serrée. Elle manque de peu de me rentrer dedans mais parvient à s'immobiliser à moins de 5 centimètres de moi. J'ai beau la dominer d'une tête désormais, elle soutient mon regard noir sans ciller, manifestement peu impressionnée... c'est Valentina, quoi.
- Les coups d'un soir, c'est mon choix. Le reste ne m'intéresse pas. Ceux à qui ça ne convient pas, ...
Elle balaye ma remarque d'un geste et termine ma phrase :
- Tu les emmerdes, je sais, blablabla...
J'acquiesce d'un hochement de tête en réprimant un sourire et reprends mon chemin, ma pote toujours sur les talons. Je range les outils sur les étagères et glisse la caisse sous un établi.
- Alors c'est comme ça, hein ? Tu as décidé de la jouer « ours des cavernes » jusqu'à la fin de ta vie ? Faire défiler dans ton pieu les saisonniers les uns après les autres, si possible en étant bourré pour éviter de t'en souvenir le lendemain matin... C'est ça, ta conception du bonheur, Matteo Bravetti ?
Pour conclure sa petite tirade, Valentina pose les poings sur ses hanches en relevant le menton d'un air de défi. Je sais pertinemment ce qu'elle cherche – me faire sortir de mes gonds – et malgré tous mes efforts pour résister et ne pas lui donner ce plaisir, je bouillonne littéralement de colère, tiraillé entre l'envie de lui en coller une pour la faire dégager et... l'envie de lui en coller une pour la faire dégager.
Les mots qu'elle a prononcés s'entrechoquent dans mon esprit, comme autant de mini-grenades à fragmentation qui viennent déchiqueter ma chair et mon âme. Même si elle n'a pas tout à fait tort, je suis obligé de le reconnaitre : je fuis absolument toute relation susceptible de m'engager, je refuse l'idée de m'attacher à qui que ce soit. Je suis toujours très clair sur ce que j'attends, ce qui va se passer « après ». Et franchement, ça me convient. C'est ainsi que j'ai réussi à me forger une armure, à ériger ma forteresse. C'est ainsi que je tiens. Aimer m'a fait trop mal. Aimer m'a détruit. Hors de question que je réitère l'expérience. Mais dans sa bouche, ma réalité semble si pitoyable. Je suis furieux de constater qu'elle piétine intentionnellement ce que je suis, qu'elle me bouscule sans le moindre remords. Je la fusille d'un regard assassin. Mon ton est sec et sans appel quand je consens à répondre :
- Alors sache que mon pieu n'est pas un hall de gare – en l'occurrence, il est d'une pureté aussi virginale que le voile de la Madone – ce qui n'est pas mon cas, je te l'accorde ; deuxièmement, si coucher avec quelqu'un rendait heureux, ça se saurait – et dans ce cas, je n'en aurais de toute façon rien à foutre ; et pour finir, j'ai parfois tendance à croire que l'alcool est la version liquide du bonheur, même si le matin qui suit me rappelle généralement avec une grande cruauté que je me fourvoie...
Nous nous regardons en chien de faïence durant les secondes qui suivent. Je ne sais absolument pas pourquoi je ressens le besoin de me justifier devant elle : après tout, cela fait bien longtemps que je ne rends plus aucun compte à personne. Mais en réalité, la vision que les quelques amis que j'ai aujourd'hui, en particulier Valentina, ont de moi m'importe vraiment. Je ne peux pas accepter qu'elle ait une opinion erronée à mon sujet et qu'elle puisse penser que je suis un connard fini. Même si je le suis un peu, on ne va pas se mentir : dans les moments les plus sombres, je n'ai pas toujours pris les bonnes décisions – elle n'a jamais hésité à me le dire – mais elle ne m'a pas lâché la main. C'est grâce à elle, grâce à Cipriano, aux Cinderella's Ghosts et à leur entourage que je n'ai pas sombré complètement.
- Ok. La première information est plutôt une bonne nouvelle. La deuxième mérite que nous en discutions car j'ai l'impression que tu n'as pas forcément bien saisi le concept - ou pire, tu ne le connais même pas - de ce qu'on appelle faire l'amour... Et pour le reste : résous la question précédente, et tout ira bien.
Je pousse un soupir d'exaspération, en m'efforçant de museler la petite voix aigre qui chantonne dans mon esprit « Bien-sûr que si, tu sais ce que c'est que faire l'amour... hein ? Tu te souviens ? ».
- Ça y est ? demandé-je d'une voix que j'aimerais plus hargneuse. Tu as terminé la leçon de morale ? Tu vas me foutre la paix maintenant ? Parce que ce soit clair : si tu continues, je te laisse courir derrière la voiture pour aller chez les Portelli.
- Même pas peur, répond-elle en tirant la langue dans une grimace affreuse.
Je secoue la tête, dépité, en passant devant elle pour sortir de l'atelier : cette fille est une vraie gamine.
***
vendredi 8 juillet 2016 – 19h31
Le Palio opposant Petroio, San Stefano et Montefollonico s'est achevé avec la victoire du village de Petroio, comme l'an passé. Les coureurs revêtus de polos rouge et vert fanfaronnent sur la place illuminée, entre les longues tables installées sur des tréteaux, acclamés par les spectateurs présents et suivis par des grappes d'enfants déchainés. Accoudé au comptoir de bois, je souris en contemplant les 6 champions – 3 hommes et 3 femmes - qui composent l'équipe de Petroio rouler des épaules devant leurs concurrents malheureux... enfin, pas si malheureux que ça, à voir leurs joues rosées et le sourire qui fend leur visage. Dans un angle de la place, une estrade a été montée. Un groupe de 4 musiciens vêtus de chemises à carreaux et de lunettes noires nous offre une sorte de compilation éclectique des tubes italiens des années 80... Il y a déjà du monde, des familles, des groupes de jeunes, des touristes et des toscans pur jus : les fêtes comme celles-ci sont l'occasion, pour un soir, de faire se rencontrer des mondes qui s'ignorent le reste de l'année, dans une parenthèse insouciante et folklorique. Mon regard dérive à l'opposé, où s'affaire une équipe de gars affublés de larges tabliers autour d'un immense barbecue rougeoyant : les effluves de la viande grillée embaument la place et provoquent un gargouillis diffus dans mon estomac. J'ai faim. Quand est-ce que Valentina est censée arriver, déjà ?
Ah, et puis... il y a Maxime, aussi. Je sors mon téléphone et le déverrouille. J'ai un message de sa part : il pense nous rejoindre aux alentours de 22 heures. Parfait. Ça me laisse du temps pour profiter de la soirée avec mes potes, avant qu'il n'arrive, et que nous... ne fassions plus ample connaissance ? Nous avons échangé quelques messages durant ces trois jours. Il est sympa. Mais je n'attends rien de particulier de cette soirée – je vais me laisser porter, comme d'habitude... et si la nuit doit s'éterniser – et bien pourquoi pas ?
- Bon alors, pour le 18, tu as décidé quoi ?
La voix de Cipriano interrompt mes divagations. Son verre de bière à la main, il s'adosse au comptoir face à la place grouillante et joyeuse, le regard interrogatif. Je l'imite et esquisse une moue désabusée en passant une main dans mes cheveux :
- Moi, je n'ai rien décidé... mais Valentina, elle...
Mon pote rigole et me gratifie d'une petite tape compatissante sur l'épaule. J'avale une gorgée de bière et ajoute :
- Ça fait longtemps que je n'ai pas fait ça... d'inviter des gens, je veux dire.
- Raison de plus pour la laisser faire, réplique Cipriano avec conviction.
Je tourne la tête vers lui, dubitatif. Son sourire est plus qu'éloquent : je sais qu'il complote avec tous les autres pour me faire sortir de ma tanière – ou de l'espèce de confort morose dans lequel je me complais depuis des années. Même si je ne ressens pas un fol enthousiasme à l'idée d'accueillir mes potes pour mon anniversaire, je crains qu'ils ne me harcèlent jusqu'à ce que je finisse par céder. Autant m'éviter des souffrances inutiles.
- Ouais... je suppose que tu as raison.
Nouvelle tape sur l'épaule, plus enthousiaste, celle-là.
- Cool ! En plus, j'ai une surprise, annonce-t-il malicieux.
Je plisse les yeux, ne sachant si je dois fuir ou me réjouir avec lui.
- Vanessa et moi, on sort ensemble.
- Encore ? Ça fait quoi... trois fois que vous vous donnez une « deuxième chance » ?
Il ricane :
- Techniquement, ça fait 6 chances en tout, alors ?
Je le regarde, effaré – hésitant entre deux options : mon pote est vraiment con ou bien... mais je n'ai pas le temps d'aller au terme de ma réflexion – ce qui n'est à mon sens pas une mauvaise chose – car il lâche :
- Je crois que j'ai pas assez bu pour comprendre ce que tu t'apprêtes à me raconter : tu sais bien, les maths et moi... c'est pas le grand amour ! On reprend une bière ?
Alors qu'il jette un œil sur l'écran de son portable, une tension soudaine raidit son attitude et ses yeux se rembrunissent. Il s'accoude de nouveau au comptoir après avoir lancé un regard préoccupé dans la foule et passe les minutes suivantes à pianoter fiévreusement sur son téléphone, le temps que nos boissons nous soient servies, alors que la musique de Toto Rino et des éclats de rire résonnent dans notre dos. Je tends un billet à la serveuse qui apporte notre commande. Elle me rend un euro et se dirige vers d'autres clients. Je tourne la tête vers Cipriano, qui a enfin rangé son portable.
- Un problème ?
Sur le moment, je ne suis pas certain qu'il ait entendu ma question car il ne réagit pas, continuant de jouer du bout des doigts avec son verre, la tête dans les épaules et le regard plongé dans le breuvage doré. Je m'apprête à insister lorsqu'il inspire longuement :
- Matteo, je sais pas trop comment te dire...
Je fronce les sourcils, interpellé par son air très sérieux et même embarrassé – embarrassé : putain, qu'est-ce que c'est que ce bordel ?
- Quoi ? Avec qui tu parlais ?
Il passe une main derrière sa nuque, un long pli barrant son front. Il pivote de nouveau face à la place en fête et balaye le lieu du regard.
- Avec Valentina. Elle me disait qu'elle n'allait pas tarder... commence-t-il incertain.
- Ce serait bien qu'elle se magne, ouais... parce que j'ai vraiment la dalle !
Je dois le dire tout net : j'échoue lamentablement dans ma tentative d'alléger l'atmosphère. A cet instant précisément, une sorte de signal strident se met à résonner dans mon esprit. Parce qu'on ne va pas se mentir : il y a quelque chose d'inquiétant dans cette situation. Evidemment, vous ne connaissez pas mon pote, mais... comment vous expliquer ? L'embarras et Cipriano, c'est un peu comme l'huile et l'eau – ça ne se mélange pas. Ou mieux encore, c'est comme les versants opposés de deux aimants : ça se repousse. Cipriano se racle la gorge – vous voyez : un signe supplémentaire ! - avant de poursuivre.
- Alors en fait...
Et là, je vois ses traits se figer et ses yeux, fixés de l'autre côté de la place, s'arrondir. Instinctivement, je tourne la tête. J'aperçois la longue crinière de Valentina entrer dans la lumière. Elle resplendit littéralement, le visage fendu d'un immense sourire tandis qu'elle s'adresse à celui qui est... là. Il est là.
IL. EST. LÀ.
Mon cœur se glace et je cesse de respirer. Ça n'a aucun sens. C'est impossible. Pétrifié, je le regarde avancer aux côtés de Valentina, les mains au fond des poches, lui sourire, lui parler. Ils contournent un groupe d'enfants, s'arrêtent devant un couple que je connais vaguement. Il n'a pas changé. Son attitude nonchalante, sa façon de marcher ou d'incliner la tête – tout me semble tellement familier. Ils sont trop loin pour que je distingue ses yeux, mais je peux presque imaginer les paillettes qui les illuminent. Et ce constat me déchire, purement et simplement, alors que dans mon cerveau, des centaines d'images et de sensations englouties depuis des années ressurgissent du passé avec une violence inouïe, faisant vaciller les murailles que j'avais dressées pour me protéger.
Un gouffre béant se creuse dans ma poitrine : quand ma forteresse se sera effondrée, il ne restera qu'un vaste champ de désolation et je serai cette fois incapable de me relever, j'en ai la certitude. Je ne peux pas assumer ça.
- Ecoute, Matteo... je... elle ne savait pas comment te l'annoncer...
Je tourne la tête vers Cipriano, à la fois interdit et incrédule : j'avais juste oublié que le monde existait, et accessoirement, que je me trouvais dans un village perdu de la campagne toscane un soir de fête, en compagnie de mon pote... et puis je réalise que tout ça est bien réel : Cipriano, Valentina, Luca et moi dans le même univers. Ici. Maintenant. Mon cœur est en miettes, mes entrailles déchiquetées et mon esprit dévasté. C'est vraiment, vraiment la merde.
Je contemple le gars près de moi tandis que ses paroles résonnent dans ma tête : Elle ne savait pas comment te l'annoncer... Devant son air affligé et son regard désemparé, je comprends qu'il n'était pas au courant. Un flot amer inonde ma gorge tandis qu'un sentiment de détresse me submerge. Je repose brusquement mon verre sur le comptoir et secoue la tête.
- Je dois y aller.
Et je fuis.
D'un pas rapide, je rejoins ma moto sagement garée sous les platanes près de l'église. Mon cerveau est en vrac, les images de ces quelques instants continuent de torpiller ma conscience et la seule chose qui soit évidente à cet instant, c'est la douleur. Juste ça. Je dois partir d'ici. Je saisis le casque suspendu au guidon et le passe autour de mon bras.
- Matteo ! Matteo ! Attends !
Je tourne la clé sur le contact et pousse sur le bouton de démarrage en ignorant volontairement la voix qui m'appelle. Le moteur vrombit.
- Attends !
Je baisse les yeux sur la main de Valentina qui vient d'accrocher mon poignet et dois me faire violence pour ne pas la repousser d'un geste brusque. Ma poitrine est prête à exploser et je ne suis pas certain que la déflagration ne l'atteindra pas, elle. Mais après tout : c'est elle qui a allumé la mèche. J'inspire profondément et relève la tête, les dents serrées et le regard plus sombre que jamais. Elle affiche une expression réellement navrée – mais elle ne le sera jamais autant que moi. Elle ouvre la bouche, sans que le moindre son ne s'en échappe, inspire profondément en secouant la tête de gauche à droite, éperdue, puis parvient finalement à balbutier :
- Oh... Matteo... pardon. Je suis désolée... Je... Je...
L'expression glaciale que je lui dédie parle pour moi. J'ai conscience qu'ils ne comprennent pas. Personne ne le peut. Ils n'ont pas la moindre idée de ce que nous étions. De ce qu'il était pour moi. De ce que je lui ai fait. Mais j'en ai rien à foutre, en fait. Je ne leur demande rien. Juste qu'on me foute la paix. Je plisse les yeux avec mépris :
- Je n'aurais jamais cru que tu puisses me faire ça. Bonne soirée, Valentina.
Je m'apprête à démarrer, mais elle bondit devant moi, d'un air déterminé et pose ses deux mains sur mon guidon :
- Non...
Je devine, au tremblement de ses épaules, qu'elle n'est pas aussi sûre d'elle qu'elle veut bien le laisser paraitre, mais elle poursuit d'une voix claire :
- Je veux que tu m'écoutes, d'abord.
Je me redresse, pose mon casque entre mes cuisses et croise mes mains en écarquillant les sourcils d'un air exagérément excédé, histoire qu'elle comprenne qu'elle me saoule.
- Écoute... tu sais que j'avais des nouvelles de temps en temps... je te l'avais dit : qu'on se parlait. Ne fais pas comme si tu l'ignorais...
Je la regarde, mâchoire serrée, et affiche une moue condescendante, sans lui répondre. Ses paupières papillonnent une seconde ou deux puis elle balbutie :
- Il m'a envoyé un message ce matin et...
- Ce matin ? répété-je avec dédain. Il est 20 heures.
Elle marque une pause, déstabilisée par le ton tranchant de ma voix et me dévisage, comme si elle essayait de déceler dans mon expression la moindre invitation à poursuivre. Mais je veux juste me barrer. Qu'elle finisse son putain de discours, et que je puisse rentrer, bordel. Elle peut toujours attendre un quelconque signe de ma part. Après quelques secondes, sa main se dirige vers mon bras :
- Matteo...
Mais cette fois, j'esquive et ne lui permets pas de me toucher.
- Il m'a dit ce matin qu'il venait passer quelques jours ici... San Stefano, c'est aussi une part de son passé, de son enfance... Il a le droit d'y revenir, non ? Et pour toi... à cause de toi... non, à cause de ce qui s'est passé, il devrait se l'interdire ? Ce n'est pas juste.
Une pause encore. Je soutiens son regard sans ciller. Ses paroles torpillent mon cœur et mon cerveau se complait à les faire défiler, encore et encore... pauvre cœur. Mais je demeure de marbre – cela aura peut-être pour effet de la décourager ? Je me demande pourquoi j'espère encore que ce qui fonctionne avec d'autres est valable pour Valentina car elle pince les lèvres après quelques instants. Son regard rivé au mien se met à flamboyer de colère. Elle recule d'un pas et articule d'une voix glaciale tout en me toisant :
- En fait, tu es lâche.
Je vacille et mes mains se crispent sur mon casque, imperceptiblement.
- Tu n'assumes rien... commence-t-elle d'une voix persiflante, mais je vais te dire : tu auras beau essayer de te cacher derrière ton petit doigt, tu auras beau refuser de prononcer son nom, ou d'effacer la moindre trace de son passage dans ta vie – il respire en toi, dans tout ce que tu es, aujourd'hui. Même après toutes ces années.
Le ton définitif avec lequel elle prononce ses mots fait trembler toutes les fondations qui me font tenir depuis 5 ans : j'ai juste envie de bondir pour lui arracher la gorge, qu'elle se taise – je ne veux rien entendre... et surtout pas ça. Mais elle continue, les mots débordent de ses lèvres en flots précipités, comme s'ils avaient été retenus trop longtemps :
- Ton sourire est imprégné de lui, la façon dont tu marches parfois, le froncement de tes sourcils... tu ne t'en rends même pas compte, putain ! Matteo ! Tu dois arrêter de fuir ton passé, pour avancer, putain de merde ! Regarde-toi ! Tu n'as même pas 22 ans... et on dirait ton père !
C'est le coup de grâce. Que je le pense moi-même est une chose, qu'on me le dise en est une autre. Je coupe le contact de ma moto et explose :
- Ferme-là, bordel ! Tu ne sais pas de quoi tu parles ! Vous n'en savez rien ! Ce que j'ai vécu, ce que je ressens ! Est-ce que tu peux seulement imaginer que ma mère a eu le choix de me protéger ? Et devine ce qu'elle a fait ? Pourtant, elle savait ce qui allait se passer... elle le savait. J'avais 17 ans, putain ! Et tu n'as pas la moindre idée de tout ce que mon père m'a dit. Tu ne sais pas ce que j'ai éprouvé lorsqu'il m'a dit que je n'étais qu'une sous-race. Une sous-race, bordel ! Et qu'aimer Luca faisait de moi une merde. Tu comprends ça ? Parce que moi, j'y comprends rien... j'ai beau ressasser ses paroles, rejouer encore et encore la conversation qu'on a eue il y a des années, mais j'y comprends rien ! Et je ne sais pas qui je suis. Si je suis seulement digne d'être sur cette Terre, putain de merde ! Alors ferme là ! Tu ne sais rien ! Tu as ta petite vie, ta petite aventure gay et tu crois tout savoir... Tu me fais des leçons de morale... mais tu veux savoir ? Une fois dans ma vie, j'ai fait l'amour. Une fois. Je sais exactement ce que ça signifie. Mais je sais surtout combien ça détruit de...
- Salut...
Les mots s'étranglent dans ma gorge. Valentina et moi tournons la tête dans un mouvement parfaitement synchronisé en direction de celui qui vient de m'interrompre... même si je n'ai pas besoin de mes yeux pour savoir que c'est lui.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top