Aux premières heures du chaos

MERCI !!!! 🥰🥰🥰🥰

Cette semaine, l'histoire de Matteo et Luca a passé le cap des 1000 vues... grâce à vous, ils existent ailleurs que dans mon imagination, ils vivent, ils rient, ils aiment... et c'est juste génial ! Alors, merci, merci, merci... Vos votes sont un sorte de carburant pour moi, et vos commentaires m'encouragent : j'y réponds d'ailleurs toujours avec plaisir !

Après la douceur de la première nuit, les choses se compliquent...😟😟

Ce chapitre a été difficile à écrire, et m'a poursuivi jusque dans mes nuits !!!  Je vous rassure (si vous étiez inquiets ! 😅😅) : il n'est absolument pas envisageable que les choses ne s'arrangent pas !!!  Ceci étant, pour les plus émotifs, les mouchoirs et le chocolat pourraient être utiles (spéciale dédicace à Quark30😏😏🤣)... 




Samedi 29 octobre 2011 – 5h37

J'émerge des profondeurs du sommeil sans vraiment comprendre ce qui m'a tiré de mes rêves. Sous mon bras passé autour de sa taille et contre mon torse, je sens la chaleur moite de son corps. Le visage enfoui dans sa nuque, mes lèvres effleurent sa peau et je m'emplis de son odeur à chaque fois que j'inspire. Son ventre se soulève à un rythme régulier sous ma paume et mes jambes sont emmêlées aux siennes. Une onde de plénitude me submerge et je souris à l'idée que le bonheur a précisément la saveur de ses lèvres et la douceur de sa peau, lorsque je perçois un long frottement, un grincement infime du bois – comme une porte que l'on ouvre ou referme avec précaution. Est-ce qu'on a pensé à fermer à clé ? 

Les sens soudain en alerte et tout à fait réveillé à présent, j'ouvre les yeux, scrutant la pénombre sans rien distinguer d'anormal. Je patiente quelques secondes au cas où les frottements se répèteraient mais seul le silence de la nuit peuple l'obscurité. Retenant un soupir, je relâche la tension de mes épaules et caresse de mon pouce la peau de son ventre. Je devine confusément que le jour ne tardera pas à se lever. Je sombre de nouveau peu après, tout simplement heureux en pensant que ce matin est notre premier matin.

Je ne sais pas encore que ce sera le dernier.



Samedi 29 octobre 2011 – 9h42

Avant de disparaitre derrière la porte, il m'adresse un sourire lumineux, qui se répand jusque dans ses yeux et parvient à libérer une troupe entière de papillons au creux de mon ventre. Le regard fixé sur la porte désormais fermée, mon air béat perdure encore 15 bonnes secondes avant que je ne secoue les épaules en me traitant de débile. Je tends mon bras vers la table de nuit et saisis mon téléphone en baillant, curieux de découvrir pourquoi il n'a pas cessé de vibrer tout au long de la nuit. Je me fige en découvrant les 14 notifications affichées sur l'écran – des sms et une conversation sur le groupe « les contrebandiers » nommé ainsi en souvenir de nos jeux d'enfance. Mon cœur se comprime dans ma poitrine sans que j'en comprenne vraiment la raison – est-ce ce qu'on appelle un pressentiment ? - et je me redresse, sourcils froncés, tout en faisant glisser mon pouce pour accéder aux applications. Et là, c'est comme si une bombe de 30 mégatonnes implosait en moi, ravageant instantanément le moindre recoin de mon être, cerveau compris. Tomeo a activé le mode radio-langue-de-pute avec une efficacité redoutable dans le thème « la face cachée de Matteo enfin révélée au grand jour ».

Tout y passe, des clichés les plus débiles aux questions les plus improbables, le point commun entre tous ces commentaires étant leur cruel manque... d'intelligence ? Evidemment, la palme de la connerie revient sans contestation possible à Andrea et Sandro - ressurgis par je ne sais quel tour magie des méandres de ma prime adolescence -, leur message se résumant à des têtes de mort accompagnées de bites plus ou moins stylisées et des allusions obscènes concernant ce qui se passait – ou se passait, entendons-nous - dans les vestiaires en 5e. Très classe.

Celio, Alessia, Giada, Cesare, Battista, Vanessa - et quelques autres - sont évidemment plus mesurés mais la tournure de leurs messages ne laisse aucun doute sur la façon dont ils appréhendent les relations gays – la mienne, en tous cas. En quelques mots : ça ne les gêne pas – et attention, que ce soit clair, ils ne sont pas homophobes, la preuve : ils adorent le personnage de Ian Gallagher dans Shameless ou celui de Maxxie dans Skins. Mais ils sont – je cite - « surpris... et déçus que j'aie pu dissimuler qui je suis vraiment à de si proches amis »... Pitié, sauvez-moi !

Je fais défiler les messages les uns après les autres, à la fois consterné par l'étroitesse d'esprit de ceux en qui j'avais le plus confiance, désemparé en réalisant qu'il s'agit là de mes amis d'enfance, et furieux de constater qu'ils puissent juger ou commenter ma vie en faisant abstraction de celui qu'ils connaissent, de celui que j'ai toujours été.

MA VIE, bordel.

Le sms de Tomeo quant à lui, daté d'il y a deux heures environ – n'a-t-il vraiment rien de mieux à faire que de m'écrire à 7 heures un samedi matin ? – achève de me désespérer et me détruire en même temps. Il m'annonce qu'il a besoin de temps et préfère prendre ses distances, pour l'instant. Je rêve. Est-ce qu'il a cru que j'étais un de ses plans cul ?

Quand il revient dans la chambre, je lui tends mon téléphone. Son visage se décompose au gré des messages qu'il fait défiler les uns après les autres. Il se penche pour attraper son portable, enfoui dans les draps, y jette un œil rapide. Je le connais par cœur : la couleur de ses yeux s'assombrit et le coin de ses lèvres s'affaisse imperceptiblement – je sais que la suite ne va pas me plaire. Bingo. Il se tourne face à moi et agite son mobile sous mon nez en levant un sourcil désabusé : 11 notifications.

- J'ai gagné, lancé-je en forçant la tonalité enjouée de ma voix.

Personne n'est dupe – ni lui, ni moi : nous avons conscience que c'est notre monde à tous les deux – ou plus exactement la vision que nous en avions - qui s'effondre. La vie était un vaste mensonge, San Stefano le décor de notre Truman Show à nous... Sauf qu'il est là. Je suis là aussi. Tant que nous sommes ensemble, rien de grave ne peut nous arriver. Il prend mon visage entre ses mains et me contemple un court instant :

- On s'en fout... Je t'aime.

Je souris, avec l'intime conviction que c'est plus fort que tout.

- Moi aussi, je t'aime.

Il faut dire aux enfants que l'amour, ça ne suffit pas – surtout quand on a 17 ans.



Samedi 29 octobre 2011 – 10h03

Je pénètre dans la pièce à vivre. Il est assis face à son père - qui vient tout juste d'arriver - dans le coin cuisine, devant un café. Je les entends. Mais je ne les vois pas. Ce que je vois, c'est cette pile de linge plié et repassé, posée sur un coin de la table basse près du vieux canapé. Elle n'y était pas hier soir – ou plutôt cette nuit – quand on est rentré. Sur le moment, je rejette avec force l'idée que quelqu'un est venu. Je préfère ne pas le savoir.

Et pourtant.



Samedi 29 octobre 2011 - 10h11

Le regard dépité que nous échangeons manque singulièrement de discrétion – il est très probable que Giovanni l'a remarqué. Peu importe... au stade où on en est.

Le LOU Rugby a envoyé un mail hier soir – ils ont été convaincus par la prestation qu'il a réalisée lors du match de samedi dernier et envisagent un recrutement pour la saison prochaine au sein de l'équipe espoirs. J'avais en ce qui me concerne relégué cette question dans les abysses de ma conscience en espérant justement qu'elle ne réapparaitrait pas à la surface. Un entretien est prévu en visioconférence ce soir même à 18h30, dans les locaux et en présence du staff du club de Sienne. Ils ne restent pas.



Samedi 29 octobre 16h24

Alors que la voiture de Giovanni vient de disparaitre au détour du chemin, Valentina et Cipriano, chacun à leur manière, me permettent de croire que tout n'est pas complètement pourri dans ce monde. Sur le groupe « les contrebandiers », mon pote fait savoir de façon très claire ce qu'il en pense : « Franchement fermez vos gueules ! On n'en a rien à battre de vos conneries. J'ai toujours dit que Matteo était le plus bandant de nous tous. Dégagez si ça vous pose un problème ! ». C'est inattendu et rassurant. Cipriano, la caricature du mec le plus blasé de la terre, toujours prompt à vanner les filles, à se vanter de ses exploits sexuels – dont personne n'a jamais eu la moindre preuve, soyons très clairs -, à chambrer pour tout et n'importe quoi...

Valentina quant à elle m'envoie une litanie de cœurs roses pailletés... avec pour commentaire « Tu sors avec mon ex, putain de merde ! Petit salopard 😊... En même temps, c'était obligé ! Je suis contente pour vous 😊 ».

S'il y en a deux sur qui je n'aurais pas parié, question « tolérance et ouverture d'esprit » c'est bien eux. Comme quoi...

Le poids de 27 tonnes dans ma poitrine me semble un peu plus léger et le nœud dans ma gorge moins serré.



Samedi 29 octobre 17h02

Je croise enfin ma mère qui sort de la buanderie, tandis que je m'apprête à monter dans ma chambre. Je n'ai guère de doute sur ce qui va se passer, maintenant. J'ai repoussé cette idée toute la journée, mais à présent, les pièces du puzzle s'ordonnent d'elles-mêmes et je ne peux ignorer les indices les plus évidents : le frottement de la porte au petit matin, la pile de linge, et le fait que ma mère ait joué les fantômes toute la journée... Elle sait. Elle nous a vus. Quand elle s'immobilise et pivote pour me faire face, j'ai la naïveté de croire qu'elle va m'adresser un sourire compréhensif et tendre. Mais son regard est froid et dénué d'émotion. Presque méprisant. Je ne savais même pas que ma mère pouvait avoir ce regard-là. Qu'il existait quelque chose en elle capable de me détester. Elle reste silencieuse un long moment, les bras enserrant le linge qu'elle s'apprêtait à ranger dans l'armoire. Les lèvres pincées, les traits figés et blêmes. Mon cœur se ratatine sur lui-même, mon corps se vide de son sang et je cesse de respirer. Mais je ne détourne pas les yeux. Je pense à lui – sur le moment, ça me donne du courage. Je me dis que rien ne sera assez terrible pour briser ce que l'on est - il y aura une tempête, un ouragan peut-être ; il nous suffira de courber l'échine tant que les éléments seront déchainés. Après quelques instants, durant lesquels le temps semble avoir suspendu sa course, je souffle :

- N'en parle pas à Papa. S'il te plait.

C'est une prière. J'espère de toutes mes forces qu'elle parviendra à toucher le cœur de ma mère, sans doute caché quelque part derrière ce masque de dédain. Le coin de ses lèvres s'affaisse, ses paupières tremblent – et à cet instant, je suis convaincu qu'elle a conscience de la nécessité de me protéger.

Mais j'ai tort.



Samedi 29 octobre 2011 - 20h06

Je pénètre dans la cuisine et me dirige d'un pas résolu vers la porte, en vérifiant l'heure sur mon téléphone – Jason passe me prendre d'ici une demi-heure, ce qui me laisse le temps pour l'appeler et savoir comment s'est passé l'entretien. Je m'apprête à sortir lorsqu'une voix dure m'arrête dans mon élan :

- Reste là. Je t'interdis de sortir.

Je baisse l'échine en fermant les yeux et pousse un long soupir, pour gagner quelques secondes et tenter de maîtriser les battements affolés de mon cœur, puis je pivote lentement. Mon regard tombe d'abord sur la bouteille d'alcool blanc à moitié vide posée près d'un verre, autour duquel est refermée la main puissante de mon père. Puis il glisse sur son visage et sur ses yeux, vitreux et étincelants de fureur. Cette fois, impossible de ne pas ressentir la griffure qui me lacère l'estomac et la voix qui hurle dans ma tête : Sauve-toi ! Mais je suis juste paralysé par ce regard noir et l'aura de colère qui se dégage de tout son être. La pensée fugace que ma mère a fait le choix de me livrer à cette colère achève de piétiner ce qui me restait de confiance et d'espoir. Je sais que je suis seul.

Il tend le bras vers moi et agite sa main grande ouverte :

- Donne-moi ton téléphone.

- Hors de question.

J'ai répondu sans réfléchir, d'une voix ferme et nette. Mon téléphone contient trop de secrets, trop de douceur, trop de bonheurs pour être souillé par ses gros doigts de brute : je ne survivrai pas s'il y avait accès. Ses traits se durcissent encore plus qu'ils ne l'étaient. Les pieds de la chaise raclent le carrelage dans un crissement affreux lorsqu'il se lève d'un mouvement rapide et dresse sa masse imposante devant moi. Il répète d'une voix pesante :

- Donne-moi ton putain de téléphone, Matteo.

Je ne suis pas ce que l'on peut qualifier de gringalet, mais ma corpulence n'a aucune commune mesure avec ses presque 100 kilos - et la menace sourde qui transpire dans son attitude me parait très réelle. Surtout si l'on tient compte qu'il s'est enfilé plus de la moitié de la bouteille de liqueur. Je le fixe sans vraiment le voir, plongé dans un état de confusion m'empêchant de réfléchir, la poitrine broyée sous le poids de son mépris. Malgré la panique qui m'envahit un peu plus à chaque seconde qui passe, j'ose demander :

- Pourquoi ?

Il ne répond pas à ma question, préférant m'en poser une autre :

- Tu sortais pour appeler le petit pédé ?

Je ne cille pas, et parviens même à feindre la surprise.

- Je ne vois pas de qui tu parles... désolé, hein : vous m'avez élevé en me répétant que chacun méritait le respect...

Est-ce que le rappel de ce que nous sommes – un père et son fils – et des valeurs qu'il a contribué à me donner suffiront à lui faire entendre raison ? Manifestement, la réponse est non : il grimace de dégoût et fait mine de vomir. J'ai l'impression de recevoir un coup de poing dans l'estomac.

Je glisse mon mobile dans la poche de mon jean - s'il le veut, il devra me l'arracher - et croise mes bras sur mon torse en une défense dérisoire, tâchant de toutes mes forces de ne pas lui montrer à quel point il me blesse, à quel point j'ai peur. Je ne suis capable d'aucun raisonnement cohérent, mes pensées s'entrechoquent sans que je ne parvienne à les contrôler : quel est le risque qu'il me frappe ? Est-ce que quelqu'un viendra me sauver ? Qu'est-ce que ma mère lui a dit ? Qu'a-t-elle vu ? J'ai évidemment la réponse à cette dernière question, en réalité : mon cœur se serre en entendant de nouveau le frottement léger de la porte qui s'ouvre dans la nuit.

Mon père baisse finalement le bras – renonçant à me priver de mon téléphone, puis il ricane et saisit la bouteille, pour remplir une nouvelle fois son verre. Dans mon esprit d'ado désemparé, je suis persuadé, à ce moment-là que la descente aux enfers a commencé, en réalité, et que le premier pas, il est déjà loin derrière moi. Mais je suis loin du compte... la douleur a bien plus de ressources qu'on ne l'imagine.

- Pas la peine de faire le coq, Matteo, grogne mon père sur un ton dédaigneux.

Il secoue la tête de gauche à droite deux ou trois fois en fronçant les sourcils – dans son esprit se joue un débat auquel je n'ai pas accès. Puis il vide son verre avant d'expirer bruyamment. Il reprend en pointant son index vers le ciel d'un air docte, qui contraste avec le timbre pâteux et engourdi de sa voix :

- On a tous fait des conneries, tu sais. Et notre devoir, à nous, parents, est d'éviter que les gosses s'entêtent dans les leur. On a décidé que c'était terminé, les conneries. Les Tessaro, c'est fini, conclut-il en hochant le menton avec conviction.

Les paroles de mon père ricochent contre les parois lisses de mon cerveau, sans que je ne leur accorde la moindre importance. Je refuse absolument de m'attarder ne serait-ce qu'une seconde sur ce genre de propos. J'esquisse une moue provocatrice – ce qui n'est vraiment pas très malin, autant être honnête, compte tenu de l'expression hargneuse qu'il affiche :

- Ben allez-y, vous pouvez décréter ce qui vous chante... Je suis curieux de savoir comment vous allez vous y prendre.

Est-ce que j'ai cru, le plus naïvement du monde, que cette réplique absolument stérile allait lui fermer le clapet ? Oui. Clairement, oui. Mais encore une fois, bien sûr, j'ai eu tort.

- Ne joue pas à l'imbécile avec moi, Matteo ! grince-t-il d'une voix glaciale. Il y a une méthode qui marche parfaitement bien pour l'éducation des gamins, et ça s'appelle le flicage. Elle a fait ses preuves, crois-moi sur parole. Pas de téléphone. Pas de sortie. Tu vas au lycée et tu reviens. Tu bosses le samedi au marché et le dimanche avec moi, ici. Dans quelques semaines, tes idées à la con auront disparu et on avisera pour la suite... Je te l'ai dit, les conneries, on en a tous fait... Je préfère prendre les devants avant que tu ne commettes l'irréparable...

Il a déblatéré son petit discours d'une traite et le fin sourire de satisfaction qui se dessine sur ses lèvres me révulse. Mais je vais me faire un plaisir de le faire disparaitre bien vite. Je ne suis pas que con, apparemment : je suis aussi doté d'une arrogance déconcertante et inutile.

- C'est trop tard.

Il plisse les yeux en fronçant les sourcils – il a besoin d'explication, manifestement. Je précise :

- Pour l'irréparable : c'est trop tard.

Durant les minutes qui suivent, il m'accable des pires insultes et me promet un avenir aussi triste qu'une benne à ordures, n'oubliant pas d'y associer « le petit pédé ». C'est trop pour moi. Mes épaules s'affaissent à mesure que ses paroles m'écrasent, j'encaisse sans même prononcer un seul mot et je sens mes dernières défenses s'effondrer.

Lorsqu'il estime qu'il a accompli son devoir de père je suppose, il claque la porte, les clés de la voiture entre les doigts, pour disparaitre dans la nuit.

Pour disparaitre tout court.



Mercredi 2 novembre 17h18

Ses yeux emplis de larmes. Ses épaules tremblantes et si fragiles. Ses mains graciles qui se referment sur son mouchoir froissé. Debout de l'autre côté du cercueil, je la contemple, incrédule, sans la reconnaître, le cœur vide et l'esprit aussi désertique que le Sahara. Anéanti, vide, désolé. Parce qu'il est mort. Parce qu'elle est désespérée. Parce qu'elle m'a très clairement fait comprendre que j'étais responsable. Que j'aurais dû le retenir. Ne pas le laisser partir. Entre deux sanglots, elle plante son regard dans le mien et balbutie d'une voix hachée :

- Il était si déçu, il se sentait si coupable d'avoir raté quelque chose... Matteo, si cela n'était pas arrivé, enfin si vous..., jamais il... il... C'est à cause de ce que... Tu dois réparer... tu dois réparer...

Réparer ? Il me faut quelques secondes avant que je ne comprenne le sens de ses propos. Je scrute son visage, à la recherche de réponses. J'ai 17 ans. Je suis juste un enfant, bordel. Est-ce qu'elle me demande vraiment d'assumer ça ? La mort de mon père ? Ma mère coule un regard sur le corps figé pour l'éternité, vêtu de ses habits les plus solennels, puis relève la tête. La détermination et la douleur forment un curieux mélange sur ses traits. Presque calmement, elle déclare avec gravité :

- Il n'aurait pas voulu ça. Tu es son seul enfant, Matteo... Fais lui honneur, sois le digne fils qu'il mérite. Nous n'avons plus que toi.

J'ai tué mon père. Ce jour-là, j'ai compris que d'une manière ou d'une autre, j'étais mort avec lui, moi aussi.



jeudi 3 novembre 2011 – 11h11

Non.

Je peux essayer de mentir à l'univers, de vous raconter des salades, à vous, mais au fond, je sais. Je sais à quel moment précisément, j'ai posé le premier pas sur le chemin de l'enfer. Celui qui est ancré dans ma chair, celui qui ne quittera jamais ma conscience et continue de me déchirer, même après toutes ces années.

C'est un matin glacé, lugubre et humide. De ce brouillard insidieux qui transperce la peau plus vite que n'importe quelle pluie battante, et vous donne l'impression d'être le dernier homme vivant sur terre. Un climat parfaitement en accord avec le programme du jour. Nous nous apprêtons à monter dans l'Alfa-Romeo du père de Cipriano - celui-ci s'est proposé pour nous accompagner, puisqu'il est hors de question d'aller jusqu'à l'église en utilisant la camionnette du marché – lorsque un véhicule surgit au bout du chemin, roulant à faible allure. Je me pétrifie, le cerveau instantanément vidé de sa substance, tandis que ma mère blêmit en resserrant nerveusement son long manteau autour de sa poitrine. Ses lèvres tremblent.

« Qu'ils s'en aillent » supplie-t-elle avant de se détourner et de s'engouffrer dans le véhicule, suivie de Nonna – ou plus exactement de la réplique transparente et fanée de Nonna, qui est à peine l'ombre d'elle-même depuis près d'une semaine. Je réussis à déglutir malgré la boule énorme coincée dans ma gorge et je fais face – même si j'ai, à cette seconde, simplement envie de mourir.

La Mégane de Giovanni s'arrête à l'endroit précis où elle s'était garée la première fois, le jour de mes 10 ans. Il en sort et s'avance vers moi. Ses yeux bleus brillants, son visage ravagé par la peine et la douleur, font écho au rugissement terrible dans mes entrailles, à la colère, à la culpabilité. Je demeure immobile, en le fixant dans les yeux.

- Matteo, je... ça fait des jours que j'essaye de t'appeler...

- C'est bon... C'était pas la peine de vous déplacer.

Le ton de ma voix, glacial et tranchant, le stoppe net dans ses mouvements. Il fronce d'abord les sourcils, désemparé et perdu. Puis il esquisse un geste vers moi, mais je recule d'un pas, le cœur déchiré. Je ne sais même pas comment j'arrive à faire ça.

- Quoi ? Je ne comprends pas...

- Le mieux, c'est que vous ne reveniez pas.

Je vois son regard se fissurer. Je ne sais pas si vous pouvez vous figurer ça – mais ses yeux, à lui, ils se fissurent. Ils se fragmentent. Ils se brisent en mille petites tesselles d'argent – à l'image de mon cœur qui explose. Littéralement. Je n'ai jamais eu aussi mal qu'à cet instant. Il est muet et pétrifié. Je peux lire sur son visage le cheminement de ses pensées : l'incompréhension la plus totale, d'abord. Et puis le doute, la prise de conscience, sur ce qui est en train de se passer – le fait que je le repousse, que je lui demande de partir. Il n'y croit pas. Il ne peut pas y croire. Tout son être - l'essence même de ce qu'il est - lui dit que c'est impossible.

Il se remémore les mots d'amour et les soupirs, les caresses et les corps qui s'emmêlent, il y a seulement quelques jours de cela. Et puis lui reviennent aussi en cascade les souvenirs de toutes ces années - la complicité, immédiate et inconditionnelle, les secrets et les fous-rires, l'inébranlable certitude que rien ne peut rompre ce qui nous lie.

Il me contemple quelques instants, scrute mes traits à la recherche d'un signe, qui le rassurerait et lui dirait qu'il se trompe... mais face à mon expression impassible et fermée, il est obligé de se résoudre à l'impossible évidence. Son visage se décompose soudain, s'effondre comme sur lui-même. Il chancèle. A peine. Je ne sais pas comment il parvient à tenir debout, à reculer, à refermer la portière. Un bref échange se tient dans l'habitacle, puis Giovanni redémarre. Je les observe s'éloigner, sans un geste. A l'intérieur de moi, tout hurle de chagrin – on est tout simplement en train de m'arracher ma vie... et c'est moi qui l'ai décidé.

Les larmes dévalent mes joues – pour aujourd'hui, juste pour aujourd'hui, je m'accorde le droit de le pleurer. De pleurer ce que nous étions. De pleurer celui que je ne serai plus.

C'est véritablement à ce moment que mon voyage vers l'enfer a commencé.

On m'avait poussé dans le dos pour les premiers pas, je n'avais fait que subir ce que je n'avais pas choisi. Mais ce matin-là, pour la première fois, j'avançais de mon propre gré, j'avais mis le cap sans que personne ne me l'impose sur la route de mes plus sombres jours.


***


Il faut croire pourtant que je ne suis pas tout à fait mort, puisque je continue d'avancer, un pas après l'autre. Sans intérêt et sans avoir la moindre idée de l'endroit où je vais, de la raison pour laquelle le soleil se couche et la pluie tombe.

Les jours défilent sans que je ne distingue une quelconque différence entre eux. J'ai débranché le plus de connexions possibles dans mon cerveau, ne conservant que celles qui me permettent de monter dans le bus le matin, de plus ou moins suivre les cours, puis de reprendre de nouveau le bus en fin d'après-midi pour rentrer chez moi.

Le reste est accessoire. Je ne décroche pas plus de dix mots dans la journée – pour l'essentiel, il s'agit de clamer « présent » lorsque le prof fait l'appel en début de séance. Je ne réponds pas au téléphone – de toutes façons, à part ma mère ou Nonna, personne n'essaye de me joindre. Enfin, ce n'est pas tout à fait vrai. Mais à présent, j'ai bloqué son numéro et désactivé tous mes comptes sur les réseaux sociaux – je ne veux pas lui parler. Je ne veux pas l'entendre. Je sais que je n'y résisterai pas. Et c'est impossible. Je n'ai pas le droit, après ce que j'ai fait. Ce qu'on a fait... et les conséquences insupportables que ça a entrainé. Voir Nonna déambuler à pas lents dans la cuisine, le dos courbé et les paupières gonflées sans plus jamais l'entendre chantonner en travaillant ; surprendre ma mère s'effondrer au beau milieu d'une conversation téléphonique avec l'un de nos clients... Je ferai ce qu'il faut. J'ai promis.

En ce qui concerne mes supers amis d'enfance, j'ai mis un terme définitif à toute relation, quelle qu'elle soit, en leur envoyant un message collectif les invitant à aller se faire foutre avant de supprimer tous les contacts. Celio a bien tenté de me parler lorsque je suis revenu au lycée, une semaine après l'enterrement, mais je lui ai exposé de façon très explicite le fond de ma pensée, en lui offrant un magnifique doigt d'honneur sans même m'arrêter devant lui. Sans grande surprise, il a tiré de son chapeau toute une panoplie d'insultes homophobes, ce qui a fait ricaner ses deux potes et m'a vraiment, vraiment gonflé. Cela ne faisait pas cinq minutes que j'étais de retour, et j'étais déjà blasé. Bref, je lui ai balancé mon poing dans la gueule. Nous nous sommes battus. Cela m'a valu trois jours d'exclusion, mais les choses sont désormais plus claires et plus personne ne vient me faire chier.

Ma mère et Nonna ont confié provisoirement la gestion de l'oliveraie – plus exactement la partie exploitation agricole - à Haroun, l'adjoint de mon père, qui travaille ici depuis 5 ans. Novembre, c'est le début de la récolte – et les olives doivent être transformées dans les 24 heures suivant leur cueillette. Le processus technique réalisé au moulin relève d'une organisation rigoureuse et hyper précise. Lui seul était en mesure d'assurer la relève de façon aussi immédiate. Il enchaine les heures sans compter et loge désormais sur le domaine – dans le vieux pressoir. Il est d'accord pour me former, le but étant que je puisse reprendre la direction de l'oliveraie une fois le lycée terminé, dans un an. Lorsque ma mère m'a fait part de sa proposition, il m'est apparu évident qu'elle n'envisageait pas que je refuse – ce que je n'avais pas l'intention de faire de toutes façons : hors de question que je bousille un peu plus sa vie, celle de Nonna, ou la mienne... j'ai déjà provoqué assez de dégâts comme ça. A quoi me servirait un master en management international, de toute façon ? Je peux apprendre ici tout ce que j'ai besoin de savoir.

Mes dimanches sont donc dorénavant dédiés à ma formation. Ce qui me convient très bien, autant être clair : plus je remplis le vide de ma vie, moins j'ai de temps pour réfléchir. Pour avoir mal. Pour me souvenir. Je m'épuise de façon tout à fait volontaire, dans l'espoir de sombrer une fois étendu dans mon lit. Quand je n'y arrive pas, j'envoie un sms à Valentina, ou à Cipriano. Ils ne m'ont pas lâché, et j'ai décidé après beaucoup d'hésitation, à ne pas les lâcher non plus. Ils représentent aujourd'hui ce que j'ai de plus stable, de plus sûr – un refuge ancré au beau milieu des éléments déchaînés.

Ils répondent au moindre de mes appels. Nous ne parlons pas du passé, et évitons soigneusement d'aborder tout sujet qui concernerait, de près ou de loin la bande de San Stefano, ou mon père, ou encore...

Valentina vient me voir. Souvent. Nous restons côte à côte allongés sur mon lit, sans rien dire. Ça me fait du bien, de savoir que quelqu'un est là, juste pour moi, sans rien attendre, sans rien demander. En acceptant ce que je suis – ni plus, ni moins. Elle me sert dans ses bras, des bras qui l'ont serré, lui. C'est encore un lien... peut-être le seul qu'il nous reste. 

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