Yggdrasil


Je jette un regard autour de moi, l'appartement est d'un glauque éprouvé. Reproductions commerciales impersonnelles au mur, peinture triste et défraîchie, meubles disparates, rideaux ternes, plancher poussiéreux.

— Si nous commencions par le début, suggère Chills. Qui est ce type ?

Pour éviter à quiconque la corvée qui consiste à répéter la même chose pour la énième fois, je me prête à l'exercice :

— D'après nos informations, Louis Chabert : célibataire, trente-cinq ans. On en saura un peu plus demain, il n'est pas connu de nos services, rien de particulier à déclarer.

— Et vous ? s'enquiert Émilie ?

Silence. Manifestement, la question le met mal à l'aise, ce qui ne me surprend qu'à moitié, la vie des prêtres exorcistes n'est pas de tout repos. Pourtant, se confronter au mal sous toutes ses formes les conduit bien souvent à mener une existence plus solitaire encore qu'on ne peut l'imaginer, de véritables ermites.

— Il n'y a rien à déclarer, souffle-t-il avec un brin d'humour. Je suis comme mes nombreux prédécesseurs. Je dois sans doute aimer la bagarre pour avoir choisi ce ministère.

La violence, l'affrontement, on oublie trop souvent ce point. D'autant plus que les démons ne distribuent pas uniquement des droites. Quelle que soit notre fonction, quand on se trouve confrontés à eux, il faut une force psychologique à toute épreuve, car les blessures infligées sont douloureuses vous rongent ensuite de l'intérieur pendant longtemps. Rien qu'à cette pensée une barre me tord le ventre et l'angoisse me mord. Ma réaction n'échappe pas au référent fraichement débarqué, et au moment où je porte une main à mon plexus, ses yeux se posent sur moi, sans ciller. Son regard est pénétrant, il vous déstabilise et fouille l'âme comme on plonge dans la mer pour explorer une épave. Ce qu'il fait, sans doute, et je n'aime pas ça !

— Revenons-en aux faits, demandé-je sans me détourner, votre théorie mon père ?

Il décroche enfin, je respire. Cet homme me perturbe, bien plus qu'un simple curé. Il boit quelques gorgées de café avant de me répondre :

— Nous avons là un arbre-monde, un Yggdrasil si vous préférez. La croyance est présente chez de nombreux peuples païens, elle a été christianisée par la suite. C'est l'origine de notre sapin de Noël. Autrefois, il s'agissait davantage d'un if ou d'un frêne. Associé aux pratiques chamaniques il symbolise la terre mère, tandis que pour d'autres cultures, il est un lien entre les mondes tangibles et spirituels, reliant les univers terrestres, célestes et souterrains.

— Nous avons donc ici la représentation d'un culte chamanique ? s'interroge Émilie en déglutissant.

— Pas exactement, comme vous l'avez si justement fait remarquer, les bras suivent l'orientation des jambes et sont positionnés vers le bas. Le lien se fait exclusivement vers les enfers.

— Chouette ! On va jouer à Buffy contre les vampires ! plaisante-t-elle nerveusement.

— Ne riez pas, ce n'est pas tout à fait la même chose. Nous n'avons pas affaire à une simple créature, c'est un messager. Le rite n'est pas libératoire, mais communicatif.

Je crois que je commence à comprendre, je l'interroge à mon tour :

— Notre meurtrier est un chamane ?

— Absolument, mais pas n'importe lequel. Il ne traite qu'avec le malin.

— En gros, il nous a laissé le 06 de Satan...

— Ces rites sont temporaires, même s'il en subsiste un magnétisme résiduel dont vous avez pu voir la démonstration toute à l'heure. On se sert de l'énergie vitale du défunt, l'effet s'estompe ensuite au fil des heures. C'est la raison pour laquelle j'ai préféré ne toucher à rien et faire remettre à plus tard les investigations de la scientifique.

Plus nos discussions avancent et plus mon lieutenant semble inquiète. Elle sait pourtant qu'il faut toujours rester sur la réserve devant une scène de crime, surtout chez nous. Mais la fatigue aidant, le nombre d'allumés fans de fictions ésotériques étant plus important, elle a baissé sa garde. Moi aussi pour être honnête. Émilie s'exprime d'une voix mal assurée :

— Et si on touche le corps ?

— Vous l'avez touché ?

Chills s'adresse à elle avec calme, mais je parierais qu'il est préoccupé.

— Oui, confirme-t-elle.

Il reste muet, je n'aime pas ça. Il prend ses mains l'une dans l'autre et les frotte, comme s'il avait froid. Nous jetons des regards furtifs sur le corps de la victime de temps à autre, le moindre bruit nous met en alerte. J'ai le pressentiment qu'il va se passer quelque chose.

— Au moment où vous avez été en contact, s'est-il produit quelque chose ?

— Rupture énergético magnétique, vibrations, rien de plus.

— Et vous vous sentez comment ?

— Bien, sans plus. Un peu fatiguée pour d'autres raisons.

Il soupire et se frotte le front.

— Je vais vous garder à l'œil, si quelque chose vous intrigue dans votre état, n'hésitez pas à m'en faire part. Il y a une personne qui m'inquiète en revanche : c'est le médecin de garde.

— Il n'a pas fait de réflexion particulière et ne semblait pas plus perturbé que cela.

Il hoche lentement la tête, plusieurs fois, en fronçant les sourcils, une moue aux lèvres. De très jolies lèvres.

— Je n'en suis pas si sûr, je pense qu'il serait plus prudent de le placer sous surveillance.

— Le lieutenant Olga Ferrier s'en occupera, elle était souffrante, mais doit reprendre le service demain à neuf heures. Émilie ? Tu te sens d'attaque pour assurer la garde jusqu'à son retour ?

— Ça ira, ne t'en fait pas, me rassure-t-elle.

— Je veillerai sur elle. Vous m'avez l'air fatiguée commissaire, vous devriez faire un break.

— En effet.

Il a raison, si je ne suis pas au mieux de ma forme, je pourrais faire des erreurs. Certaines peuvent être fatales et je ne peux pas me le permettre. Ce serait trop risqué et les dommages collatéraux, considérables. Je décide de clore cette réunion et de la reporter à demain.

— Bien, nous avons fait le tour de la question, je propose qu'on attende le retour de Ferrier pour faire un brainstorming.

Nous nous levons pour quitter le deux-pièces de la rue de Rivoli. Alors que nous passons le seuil de la cuisine, un envol de pigeons à l'extérieur crée un grand bruissement qui nous interpelle. Un courant d'air se lève et les portes claquent. Émilie blanchit et vacille.

— Guérault ! Vous vous sentez bien ? s'écrie Chills.

— Oui, je crois, je suis juste un peu tendue, il faut que je sorte.

Elle panique, je le vois, il vaut mieux qu'elle rentre au poste. Malheureusement pour nous, la porte est bloquée et d'imperceptibles murmures s'élèvent. J'écarquille les yeux. Nous nous observons à tour de rôle. Puis Chills s'exclame en trois langues différentes :

— Silence !

Il se raidit, serre les poings, bien campé sur ses jambes. Les murmures se taisent peu à peu. Je l'interpelle :

— Du français, du latin et...

— De l'araméen, me coupe-t-il. Sortez !

— La porte est condamnée au cas où vous ne l'auriez pas remarqué.

— Soos-kâ ! s'écrie-t-il.

Il tape du plat de la main sur le bois, puis fait tourner la poignée, en toute simplicité.

— Il faudra peut-être que je pratique un petit exorcisme avant de partir d'ici.

J'obtempère avec Guérault et nous filons sans rien dire, les procédures d'exorcisme se faisant toujours à huis clos. La porte claque derrière nous et nous nous éloignons comme si de rien n'était. J'informe les agents qui tiennent le périmètre que les scellés seront à poser dans une heure environ, une fois que le père inspecteur Chills, sera sorti.

Une fois dans la voiture, j'avise Émilie de mes intentions :

— Je te ramène au poste, il ne reste plus trop de temps avant le retour d'Olga et Chills t'y rejoindra dans deux heures tout au plus, s'il effectue un exorcisme standard. Il ne s'agit pas d'une possession, mais d'une simple présence résiduelle, ça ne devrait pas être compliqué.

— D'accord.

Elle s'allume une cigarette puis se laisse aller sur l'appui-tête en soufflant la fumée dans une attitude soulagée.

— Tu le sens comment le nouveau ? demande-t-elle.

— Je ne sais pas trop, c'est étrange, il n'a pas le profil habituel.

— Ça, c'est le moins qu'on puisse dire, ricane-t-elle.

— Il fait preuve d'érudition, ses méthodes sont classiques. C'est son attitude qui est surprenante. Après tout c'est peut-être dû à son âge, on n'a eu que des sexagénaires jusqu'à présent.

Elle rigole, moqueuse.

— Avoue qu'il ne te laisse pas indifférente !

— Nope, fini les bonshommes. Trop d'emmerdes, j'aime encore mieux la compagnie de mon chat. De toute façon j'ai déjà quelqu'un, pourquoi on en parle ?

— Je croyais que c'était pas sérieux avec Delphine ?

Elle a raison, mais je ne veux pas qu'on aborde le sujet et je choisis l'esquive.

— C'est quoi sérieux pour toi ? Sérieux, ça dépend des gens, de la façon dont tu trouves ton équilibre.

Elle écrase distraitement son mégot en poursuivant son interrogatoire :

— Et toi, tu as trouvé le tien ?

— Moi ? m'esclaffé-je. Je ne sais pas ce que ça veut dire. Je me définis par les défis que je relève, par mon utilité propre. Tant que je sers à quelque chose...

Je pile brusquement quand les pompiers nous coupent la route.

— Oh ! Encore un peu et ils avaient deux victimes de plus à secourir !

Sans doute secouée une fois de trop, Émilie reprend peu à peu son souffle, la main posée à plat sur la poitrine. Trop d'émotions pour ce soir. De mon côté, j'ai beau me sentir à bout, je ne perçois pas la fatigue. Je dois quitter mon service, mais je n'ai pas envie de rentrer. Et si je m'incrustais chez Delphine?

Arrivée au commissariat, je dépose la voiture et reviens au bureau pour récupérer mes affaires. Émilie qui est restée silencieuse et le regard fixe pendant tout le trajet, s'effondre dans sa chaise.

— C'est bon, je suis contente d'être de retour au bercail. Dehors c'est à croire que le monde est en train de virer cinoque.

— C'était déjà le cas avant, commenté-je. C'est un simple pic.

Cette fois, c'est la bonne. J'attrape mes clés et mon sac à main. J'avise la grande brune qui observe l'écran de son PC, parfaitement immobile. Alors qu'il est éteint.

— C'est bon Milie, on tient le coup ?

Elle tressaille pour se reprendre.

— Euh... Ouais !

Je ne suis pas convaincue, mais j'ai hâte de passer à autre chose. Je gérerai le service après-vente demain.

— Dans ce cas je te laisse.

— Oui, je vais avancer dans la paperasserie, t'auras pas grand-chose à faire à ton retour.

— C'est cool, tire pas trop sur la corde quand même.

Elle m'adresse un signe de la main pour prendre congé, auquel je réponds par un hochement de tête. Quelque chose me dit que cette affaire va me donner du fil à retordre.

Pour me détendre, il va me falloir du lourd.

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