Sapy Mary
L'immeuble est insalubre, squatté, lugubre. Si, malgré le degré de vétusté de la décoration et de son mobilier, la victime zéro habitait un quartier enviable, les insectes opèrent à présent sans distinction sociale. L'odeur de poussière rivalise avec celle des corps sales, de l'urine et de la punaise écrasée : un savoureux mélange qui me donne des haut-le-cœur. Bien entendu, il n'y a pas de lumière, pas d'autres bruits que celui de la nezara vuridula qui emplit l'air d'un appartement au second étage. Arrivé sur le palier, cheminant dans la pénombre, Chills sort son portable sur lequel il active la fonctionnalité « lampe torche » et j'en fais autant. Le spectacle qui se joue devant nos yeux est répugnant.
Dans l'air saturé de particules en suspension, volent des insectes par dizaines. Ils semblent se faufiler sous une des portes.
— Vous l'entendez ? s'enquiert-il.
Je prête l'oreille : derrière le bruissement assourdissant des élytres(1), on perçoit une sorte de murmure. Mais est-ce vraiment le démon ou une vue de mon esprit ? Le prêtre s'arrête quelques mètres avant l'épicentre des manifestations pour fouiller dans le sac à dos qu'il porte. Il me tend alors un masque et des lunettes. Tandis que je revêts mon équipement, Chills désigne ma tignasse du doigt :
— Vous devriez attacher vos cheveux ou vous ramènerez des punaises chez vous.
Il a raison, je m'exécute. Lorsqu'il approche de la porte, il pose une main sur mon épaule et m'écarte.
— Vous, attendez ici. La procédure est confidentielle.
— Jusqu'à présent, il ne s'agit pas tant d'exorcisme que de combat. Je vous rappelle que je suis censée faire équipe avec vous.
On croirait le résultat d'une invocation de Candyman(2), provoquant ainsi l'apparition du monstre et de ses impitoyables abeilles.
— Reculez, mon père, on va procéder différemment !
— C'est-à-dire ?
— Si on le dérange, il est en position de force, si nous l'invoquons, nous prenons l'avantage. Vous n'êtes pas sans ignorer qu'un esprit démoniaque est comme un mauvais génie. Soumis par la grâce divine, il ne peut interférer dans le monde des vivants que par nécessité d'équilibre. Pour transgresser les limites qui lui sont imposées, il faut qu'il soit sollicité. Il a alors besoin de celui qui l'appelle.
— Sauf qu'il l'a probablement tué. Au mieux, il mourra quand nous en viendrons à bout. C'est du suicide, Hélène !
— Que d'ignorance, déclaré-je avec amertume. Pourquoi pensez-vous que je me plaise à ce poste ?
— Je ne peux pas vous laisser faire ça, excusez-moi.
Avant que je ne proteste, il lève son téléphone et m'éblouit, je ferme les yeux par reflexe : une demi-seconde qui me coûte cher. Une douleur me frappe derrière l'oreille, tandis qu'il crie :
— Moöchka, Azailizis, nemnka : dolorosa !
Un mélange de langues, de syntaxes, c'est la deuxième fois que je le surprends à parler un dialecte inconnu auquel je ne comprends rien. Les bourdonnements s'intensifient et je perçois qu'il vocifère d'autres mots que je ne comprends pas. Je tente de m'exprimer, mais il ne m'entend pas, je peste contre lui :
— Chills ! Qu'est-ce que vous faites ?
J'ignore comment il m'a anesthésiée, mais je dois faire appel à toutes mes forces pour me ressaisir. J'ai la capacité d'absorber les énergies, je le sais. Si je me concentre, je peux y parvenir. Dans mon esprit, j'entends la voix de ma grand-mère qui couvre peu à peu le chaos ambiant.
— Nourris-toi et rends ! murmure-t-elle à mon souvenir.
J'enlève le masque et les lunettes, l'odeur est écœurante, insupportable. Dans un premier élan, je tente de prendre une bouffée d'air. J'aspire une punaise et tousse, le dégoût me donne des haut-le-cœur. Je fais des efforts pour vomir, appuyée au mur, jusqu'à ce que mon corps épuisé ne puisse plus rien donner. Autour de moi, tout n'est que tourmente. Il faut que je parvienne à reprendre le dessus.
Je me redresse et titube jusqu'à la porte. Cette fois, je prends garde à bien respirer par le nez, mes paupières s'abaissent. Sans trop ouvrir la bouche, j'entonne une petite formule qui établira une connexion avec le démon.
Daemonium ubicumque es,
Nostram vertimus mentem ad vos,
Alis verba movere
Quaecumque procul
Per tempus et spatium
Et faciem meam. (3)
Peu à peu la litanie s'enchaîne, les mots deviennent mélopée, ils sortent sans que j'y pense. Je retrouve ma stabilité, bien campée sur mes deux pieds, les paroles se succèdent. En soi, elles ne servent à rien, je le sais, mon latin n'est même pas correct et le diable parle toutes les langues. Ce qui compte, c'est la mélodie et l'introspection qui attirent l'entité maléfique qu'on a en face de soi. Encore faut-il avoir le don naturel qui vous permet de le faire, une compétence que je possède et dont je ne me sers pas pour la première fois.
Enfin, la température baisse et mes joues brûlent, l'entité entre en contact et mon aura absorbe, elle aussi, l'énergie qui nous entoure. Je redresse la tête vers la porte fermée, invoquant inlassablement le maître des enfers, créant ce vortex magnétique de néant qui absorbe les forces. À la douzième formulation, elle éclate et s'ouvre d'un coup brutal. Cette fois, je dois cesser ma prière et me concentrer sur mon adversaire.
Face à moi se trouve un mur verdâtre devant lequel Chills gesticule. Il paraît dessiner des formes dans le vide et la surface mouvante se distord en suivant le parcours de ses mains. Il ne fait pas davantage attention à moi que je ne m'intéresse à son rite, ce serait perdre du temps pour rien. Au pire, nous serons complémentaires. Je me focalise sur la nuée verte et grouillante. Petit à petit, comme cela se produit avec les images en 3D, je parviens à discerner une forme vaguement humaine. Calmement, j'avance. Je pousse à l'excès ma perception de l'atmosphère ambiante, j'utilise tout comme une liqueur qui vous saoule et fait naître le feu en vous.
Le nuage se contorsionne alors et se sépare en partie. Quelques bêtes se jettent sur moi, mais je lève la main pour les repousser.
— Beng ! Parasi ! (4)
La nuée éclate sur ma paume et le sol vibre, un cri rauque indistinct s'élève, je tremble. À ce moment-là, je sens qu'il tente de me manipuler, c'est le spectre de Benjamin qui se forme progressivement et se détache de l'essaim maléfique. Je le vois hors de mes songes pour la première fois, comme un reflet. Je perds contenance, la vision est trop intense pour que je reste parfaitement concentrée. Chills me crie dessus :
— Non ! Ne le laissez pas approcher !
Dans mon cou survient une forte piqûre, suivie d'une brûlure contre laquelle je ne parviens pas à lutter. Plus l'aiguille semble s'enfoncer, plus la chaleur se diffuse et l'image se fait nette.
— Hélène !
Armand Chills hurle, mais je ne veux pas l'écouter. Il se lance dans une série d'imprécations rauques et de gestes désarticulés. Mes yeux pleurent, mes larmes coulent sur mes joues. Soudain, Chills jette une sorte de pâte visqueuse sur moi en articulant des sons dont je ne comprends pas le sens. La brûlure s'estompe et l'image disparaît remplacée par des voiles verts tourbillonnants dans un vacarme qui me vrille les tympans.
Le prêtre s'envole, comme projeté en arrière par une main imaginaire. Je jure entre mes dents : c'est ma faute. Je serre les poings et invoque des forces protectrices à mon tour. Alors que la bataille devrait affaiblir notre ennemi, on dirait que notre acharnement lui donne plus de puissance. Mais comme souvent, c'est un leurre, l'énergie du désespoir. Mon coéquipier se relève et me rejoint. Au passage, il saisit un objet qu'il avait sur le plancher : une sorte de bourse remplie d'une poudre qu'il lance devant nous sans cesser de réciter ses versets. Une immense flamme se crée alors, un vent se lève et le feu absorbe tous les insectes, comme un aimant attire la limaille de fer. Je les entends presque couiner, siffler tandis qu'ils se consument. Je vacille à mon tour, emportée par le mouvement, étourdie. Chills me rattrape, s'agenouille et se recroqueville autour de moi tout en psalmodiant.
En quelques instants tout disparaît. Le silence qui se forme autour de nous est d'une quiétude absolue et contraste avec les bourdonnements abrutissants que nous avons dû subir jusqu'à présent. Aucun de nous n'ose relever la tête, je me tasse juste contre le large torse d'Armand. Sa chaleur irradie, son parfum exhale une odeur suave de violette et de néroli. Je m'apaise et mon rythme cardiaque devient plus lent, Chills se déplie, puis se détache de moi avec mille précautions.
Autour de nous, quelques insectes agonisent au sol. Sur le plancher reste une grande marque de brûlure, comme celle qu'un meuble aurait pu laisser en se consumant sur place. D'ailleurs, au milieu subsiste un tas informe et carbonisé.
— Voilà notre coupable, commente Chills.
J'avance d'un pas incertain, épuisée. Rendre l'énergie qu'on absorbe, c'est aussi se défaire d'une partie de la sienne.
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(1) Aile antérieure des coléoptères, fortement sclérifiée, pouvant former un étui sous lequel se replie l'aile postérieure et protégeant celle-ci.
(2) La légende de Candyman est une légende urbaine adaptée à l'écran et fondée sur les invocations dites « au miroir ». Elle serait l'adaptation de la célèbre légende de la « Bloody Mary » (la vierge sanglante) qui veut que lorsqu'on est dans une pièce sombre, devant un miroir éclairé à la chandelle et que l'on prononce "Bloody Mary" treize fois de suite, un visage de femme ensanglantée fait son apparition dans le miroir pour parfois attaquer ceux qui l'ont appelée. Plusieurs pensent que Bloody Mary est la Vierge Marie en personne venue vous avertir de ne pas jouer avec son nom. D'autres qu'elle serait une sorcière, jadis brûlée vive par les habitants de son village.
(3)Démon, où que tu sois,
Je fais appel à toi.
Sur les ailes du verbe qui se déplace,
Quelle que soit la distance,
Traverse le temps et l'espace
Et apparais en ma présence.
(4) Démon, pars ! Dialecte romani
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