Nezara

Des centaines, des milliers de toutes petites araignées s'accrochent, grimpent, grouillent sur moi, des arachnides qui me chatouillent, piquent. Je panique, j'essaie de les écarter en les balayant du plat de la main, mais il y en a toujours plus ! Je glapis en m'agitant nerveusement...

Je reprends conscience d'un coup, le cœur palpitant, des picotements sur tout l'épiderme, mais il n'y a rien. J'allume la lampe de chevet, la lumière révèle le décor de ma chambre, austère et épuré. Rien, pas d'araignées. J'essuie mon front trempé de sueur et me lève tel un zombie pour aller prendre ma douche. Une fois sous le jet, j'appuie mes mains contre le carrelage et laisse l'eau ruisseler sur moi, tandis que je me réveille. En sortant de la cabine, le froid m'assaille, je m'emmitoufle dans mon peignoir et file m'habiller aussi chaudement que possible. J'avale mon café cul sec, j'en prépare un deuxième en ingurgitant un petit pain au lait à la va-vite, puis je vide ma seconde tasse à petite gorgée en zappant sur les chaînes de la télé. J'évite celles dédiées à l'information, le boulot me rattrapera bien assez vite.

Je reviens dans la salle de bains pour passer de la crème sur mon visage et un coup d'anti cernes autour de mes yeux noisette, auréolés d'une nuance mauve qui trahit mes excès et la piètre qualité de mon sommeil. J'ouvre les volets avant de quitter l'appartement, trois ou quatre punaises vertes me tombent sur la tête. Je râle, je déteste ces bestioles que le froid aurait déjà dû décimer depuis un bail. J'enlève de mes cheveux la dernière qui s'accroche avec obstination et je la fous dehors. Le trajet est embouteillé de toutes parts : comparé aux autres jours, je mets le double de temps pour arriver au poste. Tout le monde court dans les couloirs, j'apprécie le calme de notre brigade qui se trouve à l'écart, à l'entresol du bâtiment.

Face à son PC, Milly s'affaire à taper un rapport et Ferrier est rentrée. Je la salue avant de m'informer sur son état :

— Alors, Olga, tu vas mieux ?

— J'ai toujours le nez bien pris, mais je gère.

— Quelle chance, morigène Émilie derrière son écran.

Je flippe et je passe la main sous mes narines. M'envoyer de la blanche tous les quatre matins, même si ça reste ponctuel, nuit à mon sens de l'odorat c'est certain. Vu ma profession, ça deviendrait handicapant. Je renifle, puis je demande plus d'informations à la jeune femme :

— Tu as du mal à supporter l'odeur ?

— Pas toi ? Ça pue la punaise à des kilomètres à la ronde.

Je lève les yeux au plafond pour observer celle qui se cogne un peu partout en volant frénétiquement.

— Je ne sais pas pourquoi il y en a tant en ce moment, c'est dégueulasse.

— J'en avais plein la bagnole, se plaint Olga.

Je m'attarde sur le bureau de notre nouveau référent, sur lequel s'empilent revues et bouquins. J'approche et appuie sur entrée pour déverrouiller son PC. Je tombe sur un écran de veille qui m'arrache un éclat de rire.

« Tu es une vilaine petite curieuse »

— C'est quoi ? me demande Émilie.

— Rien, un trait d'humour. Je n'ai pas son code pour voir sur quoi il travaille, ajouté-je à voix basse.

— En tout cas, il est bien plus charmant et charmeur que son prédécesseur, à croire qu'il n'est pas curé !

Je pique une gorgée de thé dans le gobelet d'Émilie. Je rigole et il me remonte par le nez quand elle déclare avec une voix rauque et grave :

Welcome sexy priest(1) !

— Merci ! s'exclame-t-il en entrant dans le bureau.

— Décidément, dis-je, vous arrivez toujours quand on ne vous attend pas.

— Vous ne croyez pas si bien dire.

Il s'approche et recommence à me fixer du regard. Je reste sérieuse, sans ciller. Un jour, il faudra qu'il m'explique pourquoi il fait ça. Un rictus se forme sur ses lèvres et il me tend une boisson chaude.

— Vous n'aurez pas à boire celui des collègues, comme ça ! Et puis, vous reniflez, dit-il en baissant d'un ton. Vous avez peut-être pris froid ?

Et merde ! Je saisis le gobelet et change de sujet, mal à l'aise.

— Peut-être... Et votre exorcisme, comment ça s'est passé ?

— Simple formalité, la scientifique a pu finir.

Je m'apprête à lui en demander davantage, quand une cavalcade à l'étage supérieur me dérange.

— Putain, c'est quoi ce bordel aujourd'hui !

— Ce qui se passe, c'est que le téléphone n'arrête pas de sonner ! s'exclame Émile. Depuis hier, on assiste à une curieuse épidémie : des feux de sapins en tout genre combinés à des cas d'étranges combustions spontanées.

Je fronce les sourcils pour montrer mon étonnement. Je tente de faire le lien entre les deux phénomènes pour en tirer une conclusion logique.

— En quoi ces faits sont-ils informatifs ?

Chills lève un doigt à mon intention pour me mettre en garde et requérir mon attention.

— Depuis hier soir, au commandement, nous avons enregistré douze appels rien que pour ça.

Olga Ferrier prend la parole à son tour :

— Si ces cas de combustions spontanées sont suspects, c'est que la victime semble s'être très lentement consumée après avoir été desséchée.

Concentrée sur mon portable qui s'allume, je demande d'un air absent :

— C'est-à-dire ?

— Elles ont été vidées, déshydratées.

— Comme si leur... suc avait été aspiré pour ne laisser subsister que leur enveloppe charnelle, explique Chills.

Je décroche mon téléphone pour écouter mes messages, douze en tout : autant que de victimes. En à peine quatre heures, le divisionnaire et le parquetier se déchaînent. Il était temps que je reprenne le service. Je m'isole vingt-cinq minutes dans mon coin pour rappeler ma hiérarchie et faire le rapport de ce que je sais. Quand je raccroche, j'ai l'impression de sortir du tambour d'une immense machine à laver.

— Bon, déclaré-je, de toute évidence nous avons un tueur en série démoniaque, dont la spécialité est de se nourrir de la substance de ses victimes. Maintenant, tout le challenge consiste à le serrer dans les meilleurs délais.

Le prêtre s'éclaircit la voix.

— Je ne dis pas que la confrontation sera facile, mais on devrait pouvoir le suivre pour le cueillir sans trop de difficulté.

— Comment savez-vous de quelle façon il se déplace ?

Un sourire enjôleur s'étire sur son visage, il prend plaisir à me dévoiler en premier ce qu'il sait.

— La punaise verte que vous décriez tant, porte le nom de...

Il déverrouille l'écran de son PC qu'il tourne vers moi, avant de terminer sa phrase :

— Nezara Viridula. C'est un insecte à rostre perforateur qui se nourrit de sève. L'yggdrasil étant associé de près à l'entité végétale, il n'est pas si étonnant que cela de trouver son espèce mêlée à ce rite chamanique.

— Elles suivent leur maître ? demandé-je.

Il grimace dans une attitude incrédule.

— Probablement, mais rien de certain.

— C'est grave ?

— Difficile à dire. Mais le côté positif, c'est que leur regroupement nous indique presque avec exactitude où se trouve notre démon.

— Parfait ! m'exclamé-je. Dans ce cas, allons-y !

Je prends les papiers et les clés de la Clio de service, tandis que Chills m'emboîte le pas, puis nous descendons au parking récupérer le véhicule banalisé.

Pendant le trajet, il se montre songeur, alors je l'interroge :

— Quelque chose vous perturbe ?

— Le mot n'est pas exact, mais je me pose une question : ce ne serait pas judicieux d'avoir une voiture plus puissante ?

Je souris, pas que ça me déplairait, mais changer ne m'apporterait rien. Réflexion stéréotypée du macho américanisé qui s'imagine que forcément, la taille de la berline ajoute autant d'efficacité à ses interpellations que de centimètres à son sexe. Et il faut que la remarque me soit faite par un curé !

— Mon père, une Clio bien conduite, comme une étreinte bien menée, aboutit tout aussi bien à l'orgasme... de l'arrestation. Et je brûle de vous en offrir la démonstration !

— D'une course-poursuite ? demande-t-il en haussant un sourcil, une fois de plus.

Il est charmeur, ambigu, joueur... et prêtre. Qu'est-ce qui me plaît le plus dans tout ça ? Qu'est-ce qui m'attire le plus ? Transgression des interdits, goût prononcé pour l'inaccessible : c'est tout moi, ça. Pas étonnant qu'une relation durable soit hors de ma portée ! Je ris nerveusement pour évacuer la tension impromptue que je ne devrais pas ressentir.

— Une course-poursuite, évidemment ! Quoi d'autre ?

Ben oui, voyons, Hélène !

Il sourit et caresse du pouce la courbure douce et charnue de sa lèvre inférieure. Curé ou pas, s'il recommence, je serre le frein à main pour la lui mordre : après tout, je n'ai pas fait vœu de chasteté, moi ! Il faudra que je pense à faire exorciser mes pulsions, mais pas par lui : l'opération risquerait de devenir wildesque (2)– ou comment se délivrer de la tentation en abdiquant de sa volonté.

Il détourne son attention pour la reporter sur son Smartphone.

— Prenez à gauche ! m'enjoint-il.

Je m'exécute et, après quelques centaines de mètres, tandis que nous nous arrêtons au feu tricolore, je lève les yeux vers le ciel où une nuée d'insectes s'est formée.

— Je pense qu'on approche ! On devrait peut-être continuer à pied ?

Il désigne du menton une femme qui se hâte sur le trottoir en ébouriffant ses cheveux pour en déloger quelque chose.

— Si j'étais vous, je conserverais le confinement de l'habitacle, souffle-t-il, fasciné par le spectacle.

— C'est de l'approximatif, difficile de savoir où nous allons, mais après tout, qu'importe ! Je vous suis.

Je passe la première et reprends la route. Au croisement suivant, quelques bestioles commencent à venir taper dans le pare-brise de la voiture. Il me propose de me garer en contrebas d'un vieil immeuble défraîchi des années trente. L'air est empli d'une odeur âcre qui me donne la nausée. Cette fois, mon odorat ne me trahit pas.

Nous pénétrons dans le bâtiment à la hâte pour nous mettre à couvert dans le hall.

— Et maintenant, on fait quoi, vous êtes sûr qu'on est à la bonne adresse ?

— Absolument pas ! répond-il.

Rassurant ! Me voilà coincée dans un taudis formaté pour des « vendeurs de sommeil » avec un prêtre exorciste enclin au défroquage(3), j'en suis convaincue. Je suis à deux doigts de perdre patience quand un intense vrombissement attire mon attention quelques étages au-dessus. Goguenard, son visage s'illumine.

— Ah ! Vous voyez, vous avez bien fait de ne pas tourner les talons en me reprochant mon assurance et mes pulsions masculines !

J'ouvre des yeux grands comme des soucoupes.

— Mais qu'est-ce que...

Chills ne me laisse pas finir et se penche à mon oreille, un doigt posé sur ma bouche.

— N'oubliez pas commissaire, la perspicacité et l'intuition sont mes armes, décortiquer la conscience humaine est mon ministère.

Je trouve le geste étonnamment... sexy. Je le repousse sans ménagement, courroucée par cette situation déplacée.

— Alors, mêlez-vous de vos ouailles au lieu de vous focaliser sur ma petite personne.

Il se marre avec désinvolture et emprunte l'escalier en lançant par-dessus son épaule :

— Dans ce cas, occupez-vous de vos criminels et suivez-moi !


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(1)Priest : prêtre.

(2)Oscar Wilde : « La seule façon de se libérer de la tentation est d'y céder ».

(3) Défroquage : rompre ses veux de chasteté.

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