Mon beau sapin
Mon beau sapin
Vingt-deux heures, la relève vient d'arriver. Nous ne sommes que quatre dans le service. Enfin, trois pour l'instant. Le quatrième membre, un prêtre référent du Vatican, est parti il y a peu sur un nouveau secteur. Ils ne peuvent pas rester en place trop longtemps, même s'ils sont rares, et changent de lieu d'affectation tous les cinq ans. Comme les conseillers bancaires en somme, avec qui ils ont en commun le sens aigu de déceler chez l'autre la faiblesse et le besoin qui leur offriront une porte d'entrée sur votre volonté. Seule différence sur ce terrain : le curé reste moins invasif que le banquier. Abstinence oblige. Enfin, ça dépend pour qui.
Ma collègue Émilie vient d'entrer dans le bureau avec deux gobelets de café fumant. Les deux sont pour elle, je ne me fais pas d'illusion, même si on s'apprécie, elle n'est pas philanthrope. Elle m'adresse un signe distrait de la main, pose son carburant sur le bureau et vient me saluer.
— La nuit va être longue, j'ai déjà un coup de barre !
— Ça promet ! plaisanté-je.
La jolie brune élancée se marre et regagne sa place pour allumer le PC. Dans les séries, ils déplacent des icônes sur des parois de verre aussi grandes qu'une baie vitrée. Pas chez nous. Dans la vraie vie, on bosse sur des ordinateurs dont les écrans sont encore parfois cathodiques. Alors, autant dire qu'on n'est pas dans les experts Miami. Les locaux sont assez défraîchis, l'enduit a pris un sérieux coup il y a quelque temps à cause d'un prévenu, on y trouve aussi quelques taches et fissures cachées par des affiches de ciné ou des posters. Essentiellement des héroïnes féminines vu que chez nous, on est toutes gays. Ou presque puisque je suis bi. En gros, de l'équipe, je suis celle qui bouffe à tous les râteliers, peu importe le flacon tant qu'on atteint l'orgasme.
Émilie se tourne et me scrute de ses yeux verts et lumineux.
— Olga n'est pas là ? me demande-t-elle
— Malade, tu vas devoir assurer seule jusqu'à treize heures demain.
— Et le quatrième cul ? s'enquiert-elle en référence au surnom de la brigade. Jamais de relève ?
— On manque déjà de vocations, alors dans ce domaine...
— Six mois qu'on est en rade, râle-t-elle. On a expédié deux « colis » au Vatican, mais se passer d'exorciste c'est la galère. On pourrait traiter ça ici et les coffrer quand ils sont clean, ça nous éviterait des interpellations musclées.
— J'en conviens, mais comme on a une double tutelle, tout est plus compliqué, tu le sais.
Heureusement, la période est plutôt calme pour les fêtes. J'éteins le PC et commence à ranger mes affaires. En enfilant ma veste, je dégage mon épaisse queue-de-cheval de mon col et contemple les pointes sèches de mes cheveux blond filasse. Il serait peut-être temps que je les coupe...
Au moment de sortir, mon téléphone sonne, je soupire et décroche :
— Christy.
— Commissaire ? On a un décès rue de Rivoli.
— Voyez ça avec Guérault, c'est elle qui prend la relève.
Émilie me regarde, entre perplexité et désespoir, je crois qu'elle espérait se planquer tranquille dans la paperasse. Moi, je viens de cumuler quasiment deux services pour compenser l'absence du lieutenant Olga Ferrier, j'ai besoin de souffler.
— Désolé, me contre mon interlocuteur, c'est du lourd apparemment. Il y a une mise en scène. Faut que vous alliez sur les lieux en personne.
— Et merde...
De toute façon, si je n'y vais pas, mon portable n'arrêtera pas de sonner, on ne me foutra pas davantage la paix. De plus, je risque un rappel à l'ordre de mon taulier et je n'y tiens pas. Je tente quand même une esquive :
— Beauzac est au courant ?
— Évidemment, il est en relation avec la brigade du 1er, il a déjà demandé deux rapports.
Plus le choix, je vais devoir y aller. Double merde.
— Merci, on décolle.
Je raccroche et Émilie s'informe :
— Qu'est-ce qu'on a ?
— Un macchabée avec une mise en scène.
— À deux jours du réveillon, tu vas voir qu'ils se seront tous passé le mot.
— Ça t'étonne ? Comme tous les ans ! Putain de réveillon !
Nous quittons les lieux pour monter en voiture, direction rue de Rivoli. À notre arrivée, le comité d'accueil est nerveux, la porte est fermée, les collègues sont en nombre restreint, prostrés sur le palier. Le lieutenant qui me reçoit est tendu.
— On vous attendait commissaire, quand on a vu la scène, on s'est contentés de refermer et de baliser le périmètre. Le médecin de garde est sur place.
— Déjà ?
— Oui.
Nous enfilons les tenues d'usage pour ne pas polluer la scène de crime. La scientifique doit venir pour les premiers relevés. Pour ça aussi, nous avons notre propre service, c'est que notre science à nous est un peu particulière.
La victime est allongée au sol bras écartés dans un large pentagramme(1) de couleur rouge, peut-être du sang. Je souffle :
— Encore un fan de Dan Brown qui nous fait un remake du Da Vinci code. Ils me font chier, comme si je n'avais que ça à foutre ! Viens, Milly, on remballe.
— Moi, je dirais bien qu'on est dans la thématique de Noël ! plaisante ma collègue.
Je me tourne vers elle et je sens bien qu'elle a la connerie. Dans des circonstances pareilles, on a souvent tendance à déconner pour relâcher la pression. Elle ajuste son gant en latex en faisant claquer l'élastique sur son poignet, tel un proctologue qui s'apprête à faire un toucher rectal. Je souris, je m'attends au pire. Elle commence alors à décrire ce qu'elle voit en accompagnant ses propos du geste :
— Une belle étoile, des branches avec les bras qui, tu l'auras remarqué, ne sont pas positionnés à l'horizontale. Les jambes écartées gardent bien l'esprit de la forme triangulaire d'un sapin.
Elle avance précautionneusement dans le cercle et tend la main vers le sexe de l'homme pour toucher ses testicules de l'index, puis fanfaronne :
— Et là, t'as les boules !
Elle pouffe de rire et je ricane de bon cœur.
— Putain, t'es con !
La lumière tressaute et je perçois une vibration au sol.
— Sors de ce truc, Milly !
Elle pousse un cri de surprise et fait un pas en arrière. Le médecin marque un recul. Rien de plus autour de nous, mais je sens bien que quelque chose ne colle pas. Je regarde le praticien qui dresse le PV selon les procédures d'usage et je le rassure :
— Encore une coupure de courant, rien de bien grave, mais j'aimerais bien que la scientifique se magne. On a quoi ? l'interrogé-je.
— Érection résiduelle, traces de sperme, pétéchies(2) : mort par strangulation. Heure supposée du décès entre dix-huit et vingt heures, annonce-t-il en essuyant la sonde qui lui permet de prendre la température.
Je tourne la tête quand un raffut m'alerte de l'arrivée de nos confrères de la scientifique.
— Enfin ! soupiré-je.
De son côté, Émilie, qui n'en est pas à son premier cas de démonerie, semble inquiète et se tient loin du pentagramme. Pourtant, rien n'est encore certain quant à la nature du crime. Tout n'est peut-être que coïncidences.
Je salue Damien Sauzé, responsable de la brigade scientifique du BIPS, ainsi que son équipe qui s'affaire aux premiers relevés. La confidentialité est de rigueur, j'attends donc le départ du médecin pour faire un rapide résumé des faits.
— Prêt pour un tour de grand huit ? plaisanté-je.
— Affirmatif, je t'écoute.
— Mort par strangulation, mise en scène dans un pentagramme, quelques manifestations mineures : vibrations, parasites électro énergétiques. Rien de très probant, on a peut-être que des coïncidences, Guérault pense que la position du corps évoque un arbre de Noël.
Il pose son regard sur le défunt, tandis qu'Émilie pouffe une nouvelle fois.
— Je ne rigolerais pas si j'étais vous.
Je me retourne, l'homme qui a prononcé cet avertissement n'est pas de chez nous. Grand, châtain avec des yeux marron clair lumineux, il adopte une position désinvolte, appuyé au chambranle de la porte. Il est tout habillé de noir, de son manteau trois quarts à son pantalon ajusté. Trop ajusté.
— Vous êtes qui ? Comment avez-vous passé le périmètre ?
Je m'apprête à le reconduire et à engueuler les APJ(3) qui se sont laissé berner par l'intrus, quand il se dégage et me tend la main, tant pour me saluer que pour introduire une certaine distance.
— Père Armand Chills, je suis votre référent pour le Vatican.
Je serre sa poigne ferme en forçant autant que je peux pour ne pas me faire écraser la main en retour. Il prolonge le contact et je sens une chaleur surprenante se former au creux de ma paume, tandis que son regard ne quitte pas le mien.
— Commissaire Hélène Christy.
Il sourit, puis me lâche. Il se détourne pour saluer l'ensemble des membres du staff et je l'observe, intriguée. Rien à voir avec son prédécesseur, protocolaire et austère, bien plus âgé aussi : Chills n'a probablement qu'une trentaine d'années, la petite quarantaine tout au plus. Il aurait dû être introduit par Beauzac, qui, vu l'heure tardive, a sans doute esquivé le déplacement et prétextera être resté au bureau pour faire le lien avec le commandement, le parquet et le Vatican. Du reste, je m'étonne que mon téléphone ne sonne pas davantage.
Puisque nous avons enfin un référent, j'en profite pour lui exposer mon avis sur les faits en espérant qu'il soit d'accord avec moi :
— C'est la deuxième fois que je résume, alors je vais pas la faire longue. On a un décès par strangulation, mis en scène dans un pentagramme par un fan de sorcellerie qui a probablement trop regardé Charmed ou Le Da Vinci code. C'est pas très original, surtout en pleine période de Noël. Pour moi, il n'y a pas de quoi fouetter un évêque.
Il lève un sourcil en entendant mon trait d'esprit.
— Oui, je sais, je déforme les expressions, j'en ai tout un stock comme ça : il faudra vous y faire.
Je désigne le corps dénudé pour clore mon discours.
— Le commandant Guérault y voit un arbre de...
— Noël, je sais, me coupe-t-il.
— Pour moi, il faut relever les éléments constitutifs de la scène de crime, faire un rapport, laisser finir la scientifique et appeler la criminelle.
Il enlève ses gants et tente d'ôter un anneau de son doigt.
— Je n'en serais pas si sûr à votre place.
Sans rien dire, il jette le bijou dans le pentagramme et l'ampoule claque. Vibration, encore. Les collègues avaient prévu le coup, seuls subsistent les spots qui éclairent leur tâche, raccordés à un générateur. Chills s'incline pour reprendre sa bague.
— Alors, je vous explique à quoi on a affaire ? demande-t-il.
J'acquiesce. Émilie s'est rapprochée de moi, décidément, cette affaire la perturbe : elle a raison. Je pensais débarquer pour la formalité et repartir aussi sec, mais j'ai eu tort. D'autant plus que Chills ne semble pas disposé à lever le camp, il fait le tour du propriétaire comme on visite un appartement. Quand il revient, il paraît satisfait.
— Sauzé ? Vous pourrez laisser le corps et ne toucher à rien, du moins, dans un premier temps !
Sans dire un mot, le scientifique lui jette un regard torve devant ses familiarités, pensant certainement qu'ils n'ont pas gardé les démons ensemble. Il se tourne ensuite vers Émilie et moi pour nous désigner la cuisine, tandis qu'un sourire se forme sur son visage.
— Je vous offre un café ?
— C'est pas de refus, on va en avoir besoin ! déclare ma collègue qui ne carbure qu'à ça depuis qu'elle a pris son service.
Je commence à ressentir sérieusement la fatigue, je crains fort qu'une boisson chaude ne soit pas suffisante pour m'aider à tenir. Épuisée, je me fais la même réflexion pour la troisième fois de la soirée :
On n'est pas dans la merde !
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(1) Étoile à cinq branches (plus rarement pentagone régulier convexe), fréquemment utilisée en sorcellerie et en ésotérisme, dont le symbolisme associé à l'étoile, est celui du nombre cinq.
(2) Petites lésions rouge vif ou bleutée de la peau ou des muqueuses, caractéristique du purpura et apparaissant à la suffocation.
(3) Agents de Police Judiciaire
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