NicolasKoch / Un fruit de mer


« Une moiteur douce et légère flottait dans l'air, portée par une brise d'ouest caressant les feuilles des peupliers. Les branches dansaient mollement dans le vent frais du petit matin. Lorsque le shérif Conrad Miller émergea de sa Chevrolet Bel Air noire et blanche, il songea que cela aurait pu être une belle journée. Une de celles qu'il appréciait particulièrement. Calme et paisible. À l'image de la petite communauté de Woodbridge de quelques milliers d'âmes dont il était le chef de la police depuis toujours. Enfin, depuis au moins deux décennies. Il avait arrêté de compter les années après sa cinquième réélection à ce poste. Compter n'avait pas de sens finalement, sinon on ne valait pas mieux que la petite crapule qui croupissait derrière les barreaux de la prison du comté et qui gravait sur les murs un bâton pour chaque jour que Dieu fait, dans l'attente d'une sortie, quelle qu'elle fût, debout ou les pieds devant. Conrad Miller approchait la cinquantaine et visait la prochaine élection. C'était tout ce qui importait à ses yeux. »

Je mets un instant ce premier paragraphe entre parenthèses pour me glisser dans la peau de Nicolas. Souvent, je me place moi-même dans cette situation d'être critiqué. Je demande à être lu, j'exige des retours. Ils augmentent ma conscience de mes propres textes. L'épreuve est douloureuse, parfois paralysante. À force d'entendre des voix divergentes, je finis par ne plus savoir que penser. J'ai même abandonné certains textes à cause de critiques trop sévères arrivées avant que le texte ne tienne tout seul debout. Je ne suis pas sûr que discuter d'un texte avant son achèvement soit une bonne chose. Nous avons donc un problème quand nous publions nos textes en même temps que nous les écrivons. Recevoir trop de critiques risque de nous décourager. Tout peut être dit d'un texte. Voilà pourquoi mon ambition ici est de rester au niveau technique dans la mesure du possible.

Les premières phrases de Nicolas m'en disent beaucoup sur sa façon d'écrire. Il aime qualifier. La moiteur est « douce et légère » (ce qui est difficile à imaginer parce que naturellement la moiteur est lourde et collante), la brise est « d'ouest » (on s'en fiche non qu'elle soit d'ouest à ce moment du récit ?), les branches dansent « mollement » dans un vent « frais », la Chevrolet est « noire et blanche »... Nicolas veut, je suppose, nous mettre des images dans la tête, créer en nous une saveur. C'est une technique souvent employée dans la littérature de genre. J'y vois deux écueils :

Trop de détail tue le détail, et bride notre puissance à imaginer, à combler les trous laissés par l'auteur (aucune description ne peut être complète).La surqualification, le retour systématique du qualificatif ou de l'adverbe, engendre une mélodie répétitive, une sorte de rythme à deux temps pour moi vite lassant. Cette répétitivité rythmique suffit pour qu'un lecteur professionnel referme un bouquin. Il y voit une sorte de mécanisation littéraire. Je suis sûr qu'il pense « Simpliste ».

Plutôt que qualifier, il faut raconter, donner à sentir dans le mouvement même de l'écriture. Pourquoi l'air est-il moite ? Pourquoi cette brise d'ouest ? Est-elle née au-dessus de l'océan ? Je crois qu'il faut économiser les qualificatifs et les adverbes. À chacun, se demander s'il est indispensable (n'en garder peut-être qu'un sur cinq, même moins). En flanquer un après chaque sujet, verbe et complément revient à tuer un texte (un algorithme pourrait écrire comme ça).

Autre problème : si je veux poser une ambiance de moiteur, je ne parle pas de moiteur. Il faut que le lecteur la perçoive peu à peu, qu'elle le pénètre. La poser comme un a priori est contre-productif.

Si nous balançons à la gueule du lecteur : c'est moite, c'est drôle, c'est triste... Nous lui avouons notre flemme de faire le job. Pour un auteur, c'est un aveu de faiblesse, surtout si des saveurs contradictoires s'opposent : la moiteur de l'air et le vent frais du matin. En plus de ne pas ressentir, je ne comprends plus rien.

Les choses ne s'arrangent pas. Notre shérif « songea que cela aurait pu être une belle journée ». Le cela renvoie d'une part à une description imprécise, d'autre part, il est lui-même imprécis, comme sont imprécises la plupart des références arrières dans un texte (en plus d'exiger un effort du lecteur). Il faut tenter d'aller de l'avant, sauf impossibilité. Avec perversité, Nicolas se tend ce piège dès la troisième phrase. Dans la phrase suivante, il recommence. Nous avons cette fois un celle, second effet rétro.

La suite du texte est moins qualifiée, un peu plus coulante. Des choses que je n'aime pas :

* « À l'image de » est très scolaire, en prime cette phrase renvoient le « il » du héros dans la relative, ce qui revient presque à changer de point de vue narratif.

* « sa cinquième réélection à ce poste », on sait qu'il est shérif, le « à ce poste » est de trop.

* « sinon on », hiatus, le « on on » me reste en travers de la gorge.

* On enchaîne par une longue phrase avec relatives en cascade, pas des plus simples à avaler (bien écrire, c'est limiter les relatives, même quand on aime les longues phrases — comme le qualificatif ou l'adverse, la relative est le truc qui nous vient en premier quand nous écrivons, qui nous demande le moins d'effort).

Toutes ces petites choses sont autant de warnings pour un éditeur. Je l'entends souffler de découragement. Peu de chance qu'il ait envie de s'intéresser à la suite de l'histoire.

L'histoire de qui d'ailleurs ? De quoi ? D'une moiteur ou d'un shérif ? Il faut choisir. Si c'est l'histoire du shérif, il faut commencer avec lui et rester avec lui. Faire sentir la moiteur parce qu'il déboutonne sa veste, s'éponge le front... Pas esquisser une description vite abandonnée. Il faut attaquer dans le dur.

Si je continue à être aussi sévère, vous allez me détester. Vous pouvez prendre n'importe lesquels de mes premiers paragraphes et jouer le même jeu, avec autant de sévérité. Il est toujours plus facile d'être critique des textes des autres que des siens. Reste qu'il existe un niveau d'exigence, un regard à entraîner. Avec les années, je suis devenu une sorte de scanner à phrases (seules les fautes d'orthographe m'indiffèrent parce que j'en commets beaucoup).

Sur Wattpad, la plupart des auteurs et des lecteurs s'intéressent aux histoires plus qu'à la façon dont elles sont racontées. Moi, je commence dès les premiers mots à découvrir la façon. Si elle heurte mon sens esthétique, je n'ai aucune chance de découvrir l'histoire. Les auteurs de best-sellers ont cela en commun que leur façon est neutre, sans aspérité. Elle ne repousse que les férus de littérature, vite fatigués par la platitude stylistique (je ne suis pas aussi maniaque).

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